En octobre 2009, les adhérents du parti socialiste ont approuvé à plus de 68% le principe de primaires ouvertes pour l’élection présidentielle de 2012. Pour la première fois de son histoire, un parti politique en France, le PS, désignera son candidat à l’élection phare de la Cinquième République par un processus mobilisant un corps électoral élargi à ses sympathisants. Les partis politiques partenaires ou alliés du PS n’ont pas accepté de prendre part à ce nouveau processus de désignation ouvert initialement à l’ensemble des composantes de la gauche. Ce nouveau mode de désignation a été présenté et légitimé par ses promoteurs comme relevant de la « rénovation », comme une manière de trancher la question lancinante du « leadership » et d’élargir la base de légitimité du futur candidat. Il est présenté par les médias dominants comme une forme de démocratisation, le processus donnant aux sympathisants un rôle qui relevait jusque là du monopole des adhérents. Le processus de désignation quitte les coulisses de l’organisation pour s’opérer au grand jour.
Cette nouvelle procédure traduit de profondes transformations de l’organisation socialiste qui s’émancipe de sa tradition organisationnelle de parti d’avant-garde fondé sur la légitimité militante. Les primaires entérinent la délégitimation d’une forme politique héritée du mouvement ouvrier, le parti politique, qui, renvoyé à une forme d’archaïsme et d’obsolescence, semble n’être plus voué qu’à être une machine électorale. Les primaires consacrent également l’adaptation du PS aux institutions de la Cinquième République et à la personnalisation croissante de la vie politique. Le PS se conforme, jusque dans son fonctionnement interne, à la présidentialisation du régime de la Cinquième République renforcée par Nicolas Sarkozy. Selon toute évidence, la procédure, sous la forte contrainte des sondages d’opinion, départagera des leaders avant de trancher des options idéologiques ou programmatiques. Plus largement, l’adoption des primaires témoigne des transformations voire de l’affaiblissement des fonctions partisanes dans les démocraties contemporaines. Le périmètre d’action des partis politiques, de plus en plus concurrencés par les médias dans la structuration du débat public, se rétrécit. Affaiblis dans leur capacité de mobilisation sociale (« crise » du militantisme…), les partis externalisent une partie de leur fonction programmatique aux think tanks1 et donc leur fonction de sélection des candidats aux sondages, renforçant la « démocratie d’opinion ». Ces transformations sont lourdes d’enjeux politiques à gauche dans la mesure où le parti politique y était conçu comme un acteur de la transformation sociale et de la politisation de la société.
Comment le PS en est-il venu à adopter une procédure largement étrangère à sa double tradition partisane et parlementaire ? Comment les primaires se sont-elles imposées comme « la » solution procédurale à la « crise » que traverserait le PS ? L’adoption des primaires doit être inscrite dans le temps long de la présidentialisation de l’organisation, de ses transformations structurelles mais aussi dans un temps plus court (la question récurrente du leadership depuis 2002) et une conjoncture critique (la « crise » politique résultant du congrès de Reims).
Le Parti socialiste et l’élection présidentielle
La présidentialisation du PS, dont les primaires participent, a fait l’objet de nombreuses analyses2. En somme, la gauche parvient à « partiniser » l’élection présidentielle. Mais la victoire de 1981 change la donne. C’est le parti qui se présidentialise. Le parti socialiste devient celui du président, ne parvenant pas à construire une réelle autonomie. Le jeu partisan se reconfigure autour du trophée présidentiel qui structure la concurrence interne (les courants deviennent des « écuries » présidentielles). Cette présidentialisation s’accroit à mesure que le parti se notabilise et se professionnalise avec la décentralisation et le rôle croissant que jouent les élus (une culture du pouvoir personnel se diffuse). Le gouvernement de Lionel Jospin tente de restaurer le pouvoir du parlement avant d’entériner, pour des raisons partiellement tactiques, la présidentialisation du jeu politique avec l’adoption du quinquennat et surtout l’inversion du calendrier. La question du candidat socialiste dans un contexte d’affirmation d’une démocratie d’opinion prend le pas sur toute autre question politique (le projet, le programme, le long terme…).
L’élection présidentielle de 2007 marque un glissement net vers l’affaiblissement des logiques partisanes. Consacrée comme « présidentiable » par les médias et les sondages, Ségolène Royal contourne le PS, disqualifiant son « appareil » et ses « éléphants » et s’imposant dans l’opinion avant d’être investie par les militants qui avalisent le verdict des sondages. Son capital sondagier en fait la seule candidate susceptible de battre Nicolas Sarkozy. Le PS s’émancipe alors significativement de sa tradition historique : les militants choisissent la porte-parole qui optimise le mieux leurs chances collectives de victoire et non celle qui incarne leur préférence programmatique ou idéologique (En 1981, les socialistes avaient choisi François Mitterrand contre Michel Rocard alors même que ce dernier avait la faveur des sondages). Ségolène Royal est désignée sans avoir conquis préalablement le leadership au sein de son parti (à l’inverse d’un François Mitterrand ou d’un Lionel Jospin) ni exercé de responsabilités éminentes en son sein. Sa force tient non seulement à l’impression de « virginité politique » qu’elle travaille à façonner, à sa distance construite avec l’organisation socialiste mais surtout à l’état d’un parti subordonné à l’emprise croissante des enquêtes d’opinion et de plus en plus marqué par l’électoralisme3. La base électorale militante appelée à désigner le candidat a été élargie quelques mois avant le vote d’investiture à la faveur d’une offre d’adhésion à « vingt euros » (80 000 nouveaux adhérents ont submergé le parti). Cette vague d’adhésions a été vécue par les militants les plus anciens et « idéologisés » comme une manière de « diluer » la base militante la plus aguerrie et une forme de « consumérisme » politique (les coûts symboliques et matériels de l’adhésion sont abaissées tandis que ses gratifications deviennent immédiates).
En 2011, l’adhésion, même à « vingt euros », ne sera plus nécessaire pour prendre part à un processus de désignation élargi à l’ensemble des « sympathisants ». Le sympathisant se substitue avec le temps comme figure centrale à celle de l’adhérent qui avait lui-même pris le pas sur le militant. La dimension communautaire de l’adhésion s’affaiblit à mesure que les frontières entre l’intérieur et l’extérieur de l’organisation deviennent plus perméables.
La « crise » de leadership du PS
La solution des primaires s’impose à mesure que s’accrédite à partir de 2007 une lecture légitime des « dysfonctionnements » socialistes centrée sur la question du « leadership ». L’idée de primaires « ouvertes » fait peu à peu son chemin dans un contexte d’exacerbation des divisions internes, d’incapacité du PS à les réguler et à dégager un « leadership ». Ces divisions internes, consubstantielles aux partis politiques mais auxquelles la presse donne une publicité quotidienne, n’apparaissent pas aux socialistes pour ce dont elles sont sociologiquement et systémiquement le produit : désidéologisation du parti qui encourage la personnalisation, décomposition des courants devenus des coalitions éphémères d’intérêts locaux, de moins en moins aptes à structurer la concurrence interne, poids des notables dont les loyautés nationales sont fragiles, affaiblissement consécutif de l’autorité centrale dont a témoigné la très chaotique constitution des listes aux élections européennes de 2009, instrumentalisation personnelle des médias à des fins de constitution d’une identité distinctive (Manuel Valls…), professionnalisation généralisée de l’organisation qui renforce l’électoralisme et désolidarise les élus du devenir national du parti… Autant d’évolutions qui renforcent la personnalisation, l’individualisme des dirigeants, l’indiscipline partisane, un rapport « toxique » et instrumental aux médias et appelleraient une transformation en profondeur de l’organisation que les socialistes se révèlent incapables d’engager… Le congrès de Reims oppose tenants, plus ou moins conjoncturels, du « vieux parti » (défavorables à un nouvel élargissement de la base militante ou à des primaires) aux partisans de son « dépassement » autour de Ségolène Royal (au motif de son faible ancrage social, des transformations de l’engagement politique, devenu « distancié », de l’obsolescence de la forme partisane…). L’issue du congrès de Reims est marquée par la désignation controversée et contestée de Martine Aubry dans un parti déchiré (fraudes, surmédiatisation…). La crise qui suit le congrès de Reims et qui n’est que renforcée par les calamiteuses élections européennes conforte le diagnostic légitime dominant, médiatiquement consacré : le PS vit essentiellement une « crise de leadership » (« le bal des egos »). Les règles du jeu deviennent ainsi le principal enjeu. Après la débâcle des élections européennes en juin 2009, les primaires s’imposent comme le débat central de l’agenda partisan.
La mobilisation pour les primaires
Une véritable coalition de partisans des primaires aux intérêts distincts mais convergents se constitue après le congrès de Reims. Elle agrège autour de cette cause la presse classée à gauche (Le Nouvel observateur, Libération…), les outsiders du parti qui cherchent à bouger les lignes et le think tank Terra nova. Les journalistes politiques qui exaltent la « modernité » de cette nouvelle règle accueillent d’un œil favorable une procédure qui pendant de longs mois ne manquera pas de dramatiser, spectaculariser et personnaliser une compétition interne autrefois confinée dans les coulisses partisanes. Elle ne peut que conforter un journalisme de plus en plus centré sur « la course de chevaux »4, enclin à la stratégisation et à l’analyse des sondages d’opinion. Les primaires feront sans nul doute primer le jeu politique et concurrentiel sur les enjeux (sociaux, idéologiques), d’autant plus que l’articulation entre le projet du parti, présenté en avril 2011 et celui des candidats n’est pas claire. Libération publie une série de sondages en 2009 qui mettent en scène la faveur grandissante des primaires dans l’opinion. Les quadras socialistes ou jeunes quinquas voient dans les primaires un moyen de mettre en cause les positions établies et les hiérarchies en place, tout particulièrement ceux qui ne peuvent appuyer leur entreprise politique sur de forts capitaux collectifs ou « courants » (Arnaud Montebourg, Manuel Valls, Vincent Peillon, Pierre Moscovici…) et ne peuvent ainsi que jouer la carte de la personnalisation. De manière plus générale, les positions des dirigeants à l’égard des primaires sont fortement déductibles des ressources en termes de courants ou de popularité qu’ils peuvent mobiliser. François Hollande ou Laurent Fabius sont ainsi longtemps réticents tandis que Ségolène Royal ou Dominique Strauss-Kahn qui ont (alors) la faveur des sondages y sont largement favorables. Terra Nova cherche enfin à s’imposer dans le débat public et au PS quitte à l’affaiblir. Les think tanks à qui les partis externalisent leur fonction programmatique ou qui en contestent le monopole concourent d’une autre manière à la délégitimation des partis.
Olivier Ferrand, président de Terra Nova et Arnaud Montebourg publient en aout 2009 un essai en forme de plaidoyer pour les primaires (Primaire. Comment sauver la gauche, Le Seuil). L’argumentaire déployé par les auteurs mobilise une rhétorique modernisatrice qui s’adosse à la disqualification de la forme partisane5. « Plus personne ne conteste que la légitimité conférée par les seuls militants socialistes ne suffit plus » (page 74). Les primaires doivent permettre de rompre avec la logique de l’entre soi par l’élargissement même si, de fait, elles marquent le renoncement à la perspective d’un parti « plus » militant dont le PS doit faire son deuil. La sémantique du marketing politique est omniprésente : « si nous voulons choisir le meilleur candidat pour nous représenter, encore faut-il pouvoir le tester » (page 78), il faut « tester un nombre élevé de candidats et en assurer l’écrémage progressif » (page 80). La primaire socialiste doit départager les candidats sur la base « des failles des uns et des autres » (page 79). La question du candidat est posée comme principielle, la crise étant d’abord celle du « leadership ». Il n’y a pas d’alternative : « la primaire présidentielle est la seule réponse possible pour l’échéance de 2012 » (page 31). « Il faut être réaliste : pour transformer le système politique, il faut gagner l’élection présidentielle, et pour gagner cette élection majeure, désormais déterminante pour toutes les autres ; il faut en intégrer les règles du jeu (…) Notre refus persistant des règles du jeu présidentiel signe notre inaptitude à l’emporter » (page 31).
Le cœur de leur démonstration est fondée sur une posture bien identifiée par Pierre Bourdieu et Luc Boltanski dans leur analyse critique de l’idéologie dominante qu’ils résument d’une formule (« la fatalité du probable »). Il faut vouloir le changement parce qu’il est inévitable, il faut en somme « vouloir la nécessité »6. Pour encore établir l’inéluctabilité de ce choix, les auteurs dramatisent la perspective de 2012 (la gauche ne peut pas perdre) et naturalisent la légitimité des primaires par l’invocation de l’étranger : les primaires ont fait leur preuve aux Etats-Unis puisque Obama a gagné, les primaires italiennes ont rencontré un grand succès populaire….
Ces divers entrepreneurs mènent une offensive politico-médiatique au printemps 2009 et exhortent la direction socialiste et Martine Aubry, très réservée sur les primaires, à accélérer le processus. Terra nova lance une pétition qui recueille l’approbation d’intellectuels (Olivier Duhamel, BHL, Alain Touraine…), de leaders politiques, de politologues (Roland Cayrol) publiée par Libération le 26 aout. A quelques jours de la rentrée politique de septembre 2009, l’injonction médiatique se fait pressante : la première secrétaire saura-t-elle prendre le train de la « modernité » et de « la rénovation » des pratiques politiques ? Les fabiusiens7 et les proches de Bertrand Delanöe, réfractaires quelques mois plus tôt, cèdent, précédant de peu la première secrétaire qui crève l’abcès et, dans une tribune publiée dans le quotidien Le Monde, la veille de l’ouverture des débats de la Rochelle, se prononce en faveur de « primaires ouvertes ». La première secrétaire reprend la main en annonçant un référendum militant sur la rénovation (primaires, cumul des mandats, renouvellement…). La proposition des primaires est ratifiée par 68% des militants le 1er octobre 2009, approuvant en quelque sorte leur propre dessaisissement.
La dévaluation du capital militant
Comment se dérouleront les primaires ? Seront-elles véritablement concurrentielles ? « L’appareil » ne parviendra-t-il à les neutraliser et à les domestiquer ? La tentation de « primaires » de ratification ou de confirmation s’est récemment faite jour mais il est difficile aujourd’hui de dissuader les candidats dès lors que le principe de primaires a été adopté. Des options idéologiques alternatives seront-elles discutées et confrontées ? Quel sera le niveau de personnalisation ? Les mois prochains le diront. Mais il est incontestable que les primaires s’inscrivent dans un processus (qu’elles accusent) de dévaluation des ressources militantes, de transformation des organisations partisanes et de redéfinition du jeu politique. Le parti socialiste est l’héritier lointain d’une tradition partisane issue du mouvement ouvrier qui valorise la légitimité militante. Les partis ouvriers, à la fin du XIXème siècle, opposent la force du nombre (celui de ses militants) à celle du nom, à celui des notables locaux et de leur autorité sociale évidente. Cette légitimité militante renvoyait aussi à l’idée d’avant-garde théorisée par le marxisme qui fut longtemps une des matrices idéologiques du socialisme français. Le parti est un outil d’émancipation aux avant-postes de la société. Le parti est émancipateur parce qu’il est donateur de conscience et politise la société. Que l’on ne se méprenne pas : ce modèle partisan, le PS ne l’a jamais historiquement pleinement incarné mais il constituait une fiction nécessaire que le PS n’est pas parvenu à réinventer.
C’est cette conception du parti comme creuset politique, lieu de délibération, d’éducation de mobilisation qui est aujourd’hui démonétisée. Le militant est en quelque sorte dépossédé de ses prérogatives traditionnelles. La sociologie de l’engagement a bien montré que le militantisme qui comporte une série de coûts (en termes d’implication, de temps, d’argent…) était fondé dans les partis politiques sur un certain nombre de « rétributions » symboliques (sentiment d’appartenir à un groupe, de participer à une juste cause, gratification liée à la désignation du candidat, à la possibilité de peser sur la ligne politique). A quoi bon militer dans un parti politique si ces incitations sélectives disparaissent, si les frontières du dedans et du dehors disparaissent, si l’opinion tend à faire le parti (ou le défaire) et si les médias font l’élection ?
- Laboratoire d’idées.
- Duhamel (O.), La gauche et la Cinquième République, Paris, PUF, 1980, Alliès (P.), Le grand renoncement. La gauche et les institutions de la Ve République, Paris, Textuel, 2007, François (B.), Le régime de la Cinquième République, Paris, La découverte, 1999, Grunberg (G.), Haegel (F.), La France vers le bipartisme. La présidentialisation du PS et de l’UMP, Paris, Presses de sciences Po, 2007.]]. Hostile au principe même de l’élection au suffrage universel direct, par attachement au parlementarisme et par défiance à l’égard du « pouvoir personnel », la SFIO dirigée par Guy Mollet cherche d’abord à neutraliser dans les années 60 l’élection présidentielle. François Mitterrand adopte quant à lui une autre stratégie à partir de 1965. Il cherche à subvertir la définition que De Gaulle avait donnée de l’élection présidentielle en en faisant un scrutin arbitré par les partis, un levier à gauche du rassemblement et un support de politisation de la société française. Comme Olivier Duhamel l’a bien montré, le ralliement de la gauche à l’élection présidentielle résulte de considérations tactiques : elle permet au PC de se réinsérer dans le jeu politique et de « forcer » une reconstitution de la gauche autour du parti socialiste. La gauche et François Mitterrand parviennent ainsi dans les années 70 à contrecarrer la logique plébiscitaire voulue par De Gaulle (l’élection présidentielle comme rencontre entre le peuple et son chef) et à « imposer une compétition démocratique fondée sur la défense d’un programme susceptible de façonner et de superposer majorités présidentielles et parlementaires »[[François (B.), op cit.
- Rémi Lefebvre, Frédéric Sawicki, La société des socialistes. Le PS aujourd’hui, Bellecombe- en-Bauges, Ed. du Croquant, 2006.
- Les sociologues américains comme Michael Schudson parlent de « horse race journalism ».
- Les connotations associés au parti sont systématiquement péjoratives : « appareil », « establishment », « oligarchie », « élitisme », « confiscation »…
- Pierre Bourdieu, Luc Boltanski, La production de l’idéologie dominante, Editions Raisons d’agir (Réedition, 2008).
- Laurent Fabius admet fin aout le caractère inéluctable du projet : « je pense qu’on y soit favorable ou pas que les primaires sont devenues inévitables » (le 24 aout sur Europe 1).