Mazarine Pingeot a recueilli le témoignage d’Ida Barbarigo, femme du peintre Zoran Music, qu’elle introduit par les lignes qui suivent :
« Ida Barbarigo et Zoran Music sont les plus chers amis vénitiens de François Mitterrand. « Vénitien » n’est pas là un adjectif restrictif, mais qualitatif. François Mitterrand les voyait ailleurs, cela s’entend, à Paris ou à la campagne, mais ils portaient en eux où qu’ils soient, les couleurs, les parfums, l’âme de Venise. Les villes souvent se livrent grâce aux êtres qui les habitent. Et Ida comme Zoran incarnent mieux que quiconque l’esprit, la lumière, l’histoire de Venise. Il faut dire qu’ils sont peintres tous deux, qu’Ida vient d’une grande famille vénitienne, et que son appartement à Venise est un résumé de la ville, de son passé, de sa gloire et de sa mélancolie. C’est donc auprès d’elle que j’ai recueilli tout naturellement le témoignage de la relation intime que François Mitterrand entretenait avec Venise. »
« Le Président François Mitterrand venait souvent à Venise. Il était heureux dès son arrivée, il souriait, tournait le regard autour de lui, à chaque fois surpris et enchanté par l’atmosphère souvent brumeuse et humide de la ville. L’air marin, le silence, le lent écoulement de l’eau dans les canaux ; au lieu de remparts, cette Venise offrait une imposante enfilade de palais bâtis directement sur l’eau.
Il connaissait tout, désormais. Il pouvait faire part de son expérience des ruelles, ponts, places, monuments, musées et églises aux personnages que parfois, à cause de sa fonction, il était tenu de rencontrer. Et il en était assez fier.
Mais ce qu’il aimait c’était passer des heures dans l’atelier, après avoir marché et visité ses lieux préférés – il prenait ses livres puis, assis sur son fauteuil près des fenêtres qui donnent sur le canal, il se renfermait dans son être.
Le matin de bonne heure, il aimait faire une énergique promenade jusqu’à la pointe de la Salute, le long de la « fondamenta » qui longe le canal de la Giudecca. Il s’entretenait volontiers avec les personnes qui le reconnaissaient.
D’ailleurs il y avait quelque chose en lui, dans son aspect (il avait un art d’arriver avec douceur et silence, comme une apparition) qui ne pouvait pas manquer d’être remarqué. Tous le regardaient, comme étonnés. Si par chance, parmi les passants il se trouvait des Français, il était au comble de la joie.
C’est avec une grâce et une gentillesse spéciale qu’il se laissait aborder, qu’il prêtait attention à leurs dires. Lorsqu’il s’agissait de petits groupes de jeunes Français, alors il entretenait des longues conversations, et il était parfaitement comblé.
Car le Président Mitterrand à Venise devenait encore plus Français que lorsqu’il était à Paris. Loin d’être le « Vénitien » – il était et restait l’image, le condensé de la France. Il était clair qu’il aimait Venise car il en percevait toute la longue histoire, la force d’un Etat resté intouchable, libre, pendant un millénaire. Puis Venise s’était effondrée. Napoléon aida sa chute, et sa partielle destruction. Dans les églises il y a les monuments, les sépulcres, les statues des condottieri, des Doges.
Venise laisse ainsi lire son histoire dans les tableaux, les architectures, les décors qui sont encore partout dans la ville. C’est cette lecture qu’il appréciait si fort.
L’histoire des vicissitudes humaines, dans chaque petite parcelle de Venise. Il aimait à entrer dans les nefs solennelles des cathédrales. Il percevait l’enchantement des proportions parfaites des architectures, dans ces énormes espaces où règne l’harmonie, figurations de l’univers inconnu, et il y trouvait la paix, la dignité que la grande beauté peut inspirer. »