Plantons le décor de ce rapide voyage dans cette décennie. Le contraste avec les années 60 est saisissant. L’unification des différentes forces de la gauche non communiste traverse bien des vicissitudes. Loin de suivre une parfaite ligne droite, allant de l’élection présidentielle de 1965 à la victoire de François Mitterrand en 1981, en passant par le Congrès d’Epinay en 1971, la réunion des différents courants est laborieuse. Les années 60 s’achèvent dans une tempête emportant avec elle tous les efforts déployés pour mettre sur pied une structure fédérative de la gauche non communiste. Quant aux années 70, la gauche les aborde dans un état de division et d’inefficacité rarement atteintes. Pourtant, d’un renversement de majorité au sein de l’héritier de la vieille SFIO, naît une réelle dynamique qui amène l’ensemble des forces socialistes à rejoindre le giron d’une « vieille maison » en pleine transformation.
Une gauche éclatée
Quelques semaines suffisent pour que tous les efforts effectués en vue d’unifier une gauche non communiste éclatée soient réduits à néant. La rencontre entre une gauche électoralement efficace, comme pouvait l’être la FGDS, et une gauche porteuse de projets de modernisations économiques et sociales, comme pouvait l’être la nébuleuse des Clubs politiques et la dynamique qui pouvait en découler, est bouleversée par le printemps 1968.
Née dans le cadre de la préparation de la première élection présidentielle au suffrage universel direct, en décembre 1965, la « petite fédération » dont F. Mitterrand est porté à la présidence, s’effondre après les « évènements » de mai. En emportant également le fondateur de la Ve République après le rejet du référendum sur la réforme du Sénat, ces printemps ouvrent une nouvelle période de la vie politique française ; à la normalisation institutionnelle symbolisée par l’élection de Georges Pompidou, correspondent les débuts du renouveau socialiste. Mais, avant ceux-ci, la gauche non communiste voit ses perspectives s’assombrir. A l’automne 1968, F. Mitterrand doit se retirer d’une FGDS dont les parties remettent en cause l’évolution fédérale. Chacune des parties effectue alors un retour sur soi. La Convention des Institutions Républicaines modifie profondément son fonctionnement, afin de faire face à une traversée du désert. La « vieille maison » socialiste s’offre une cure de rajeunissement avec le retour au bercail d’une bonne partie des anciens du PSA et l’arrivée d’anciens militants du PSU autour de Jean Poperen. Seuls manquent à l’appel de cette réunification organisationnelle, F. Mitterrand et les Conventionnels et le PSU de Michel Rocard.
Pourtant, cette phase de réunification et de renouveau bute sur deux écueils et rencontre un obstacle de taille. Le premier écueil est le maintien dans les murs de la Cité Malesherbes d’une part non négligeable de l’ancien appareil molletiste de la SFIO. Le second est l’absence dans ce regroupement de la personnalité qui, dans l’opinion, s’est imposée comme un des représentants les plus en vue du renouveau socialiste, F. Mitterrand. Enfin, l’obstacle est la préparation de l’élection présidentielle organisée en 1969 suite à la démission du président de la République. Celle-ci cristallise la division de la gauche non communiste et sa faiblesse insigne. Incapable de s’imposer comme le candidat du parti dont il vient de prendre les rênes, Alain Savary doit gérer les conséquences de la cinglante défaite du maire de Marseille qui lui a été préféré. Coincé au sein du Parti socialiste entre des ailes gauche et un appareil molletiste toujours présent, et au sein de la gauche entre un PCF à nouveau sûr de lui et un PSU rêvant de réconcilier les aspirations surgies des manifestations étudiantes et le réalisme réformateur affirmé lors du Colloque de Grenoble, A. Savary dispose de peu de marge de manœuvre. Enfin, les réticences de son équipe pour une union programmatique avec le PCF sont nombreuses. Loin de développer une vision froide de l’Union de la gauche comme le fît F. Mitterrand, ils ne savent la voir que comme le fruit d’un long processus.
C’est à cet ensemble d’écueils à la fois politiques et culturels que met fin la prise de contrôle de l’appareil socialiste par François Mitterrand lors du Congrès d’Epinay.
Ce congrès constitue un moment fort de l’histoire socialiste : entrée de la Convention des Institutions Républicaines (CIR) ; renversement de majorité interne avec la victoire d’une coalition hétéroclite rassemblant les anciens de la CIR, les proches de Pierre Mauroy, de Gaston Defferre et de Jean-Pierre Chevènement. Malgré son hétérogénéité, cette majorité, avec son programme « Changer la vie » puis la signature d’un Programme commun de gouvernement parvient à enclencher une dynamique aussi bien électorale que militante.
Elle s’impose aux autres forces se réclamant du socialisme – PSU, mouvements associatifs divers, et CFDT. C’est dans ce contexte que se déroule l’élection présidentielle, avancée de 2 ans, de 1974, décisive pour la maîtrise du PS par F. Mitterrand et pour son statut de leader naturel de la gauche. Les Assises du Socialisme en octobre 1974 en sont le fruit.
A un paysage politique à gauche profondément divisé, caractérisé par l’existence de multiples chapelles tant identitaires qu’organisationnelles, succède une période de réunification partisante bien réelle. Le temps est venu alors de l’intégration des revues et de leur instrumentalisation au sein du PS.
1968-1971 : des revues externes
La stabilisation du milieu partisan socialiste est loin d’être évidente. Nombre de projets concurrents, idéologiques et politiques en témoignent ; contrairement à ce que l’on croit trop facilement, la dynamique unitaire, dont le Congrès d’Epinay est l’étape essentielle, non seulement ne fut pas évidente, mais bien plus, ne devait pas irrémédiablement emprunter le chemin organisationnel qu’on lui connut. De même, le « renouveau » du discours socialiste fut loin de faire l’unanimité et nombreux (et puissants) furent alors les discours alternatifs. Les revues politiques portent et symbolisent ces débats et ces hésitations.
La CIR publie ainsi sa propre revue, Dire, d’un format original, au moment même où la traversée du désert de son leader risque de s’avérer bien longue. Le PSU tente, dans un contexte d’expansion paradoxale de son influence d’affirmer sa présence idéologique et organisationnelle. Deux projets, à la fois culturels et politiques, malgré les passerelles pouvant surgir entre les deux, sont bien ici en concurrence1.
Née au printemps 1964, structurée autour de F. Mitterrand la CIR2 devient ainsi la pierre angulaire de la FGDS, machine de guerre permettant le regroupement de forces politiques éclatées. Cette stratégie fonctionne lors des élections législatives de 1967 : elle envoie 16 députés conventionnels à l’Assemblée sur les 121 de la FGDS. Preuve de cette dynamique, l’élargissement de la FGDS au Club Jean Moulin, à l’UCRG d’A. Savary et à « Socialisme Moderne » de Pierre Bérégovoy. Au début de l’année 1968, la perspective d’une fusion est renforcée par l’arrivée des proches de l’ancien responsable du PSU, Jean Poperen. Tout ceci implose suite aux évènements de mai 1968 et à l’élection présidentielle du printemps 1969 où F. Mitterrand, disqualifié, assiste impuissant à la veine tentative de retour sur le devant de la scène d’un improbable duo Defferre-Mendès : dont chacun se souvient de leur naufrage électoral. Déboussolée par le discrédit jeté sur son leader, perturbée par les signes de renouveau interne envoyés par un PS à la tête duquel se trouve désormais Alain Savary, la Convention effectue un retour sur elle-même dont la parution de la revue Dire constitue l’une des expressions.
C’est en novembre 1968 que paraît le premier numéro. Dire est un mensuel de combat. Son format, assez proche des News Magazine, lui permet de publier des articles nerveux, relativement brefs, et ainsi de mêler des réactions à l’actualité politique et des articles plus théoriques. Chaque livraison dispose ainsi de son éditorial signé par C. Estier, son rédacteur en chef, ou de François Mitterrand lui-même. Il s’agit d’affirmer la voie médiane choisie par la CIR : rejet d’un modernisme, « faux nez de la bourgeoisie capitaliste », dévalorisant les idées essentielles de la gauche socialiste française, en critiquant des pans entiers de sa doctrine notamment l’appropriation collective des moyens de production, mais aussi en refusant une prétendue gauche nouvelle qui préfère faire le lit de la droite, en critiquant les rapprochements avec le PC, en insistant plus aisément sur ce qui sépare le socialisme et le PC que sur ce qui rapproche les deux courants de la gauche française. Unité de la gauche et modernisation dans le respect de la tradition forment aussi le credo d’une Convention en recherche d’un espace politique propre. Le Comité de rédaction est d’ailleurs essentiellement constitué des animateurs de la Convention : C. Estier, P. Joxe, G. Fillioud, G. Bergougnoux, M. Benassayag. A ceux-ci s’ajoutent des hommes de lettre proches du leader de la CIR, des proches de J. Poperen (C. Audry) et J-P. Chevènement (D. Motchane). A sa lecture, l’objectif est clair : l’unification des socialistes. Pourtant, le pari éditorial échoue3 : tirée à 12.000 exemplaires, la revue compte 5.000 abonnés et 2.000 à 3.000 numéros supplémentaires sont vendus. Chiffres d’abonnés qui laissent dubitatif. Cet échec relatif de la diffusion entraîne inévitablement des difficultés financières qui conduisent l’équipe à espacer les numéros. Le rythme devient erratique dès le début de l’année 70, la tendance s’accélérant ensuite. L’arrêt de la parution de Dire est ainsi tout autant le fruit du contexte budgétaire que des circonstances politiques. Avec l’entrée en force des conventionnels au sein du PS et l’élection de leurleader au poste de Premier secrétaire, son utilité disparaît.
A maints égards, l’objectif poursuivi par le PSU avec la création de Critique Socialiste est similaire. Elle se veut porteuse d’un projet socialiste alternatif, le projet autogestionnaire, concurrençant ainsi les rénovations organisationnelle, stratégique et programmatique menées par A. Savary puis par F. Mitterrand. Critique Socialiste est ainsi le fruit de la situation paradoxale du PSU : isolé politiquement, il s’affirme néanmoins comme l’un des principaux centres de la rénovation culturelle et intellectuelle aux lendemains de mai 1968. En 1969, M. Rocard est candidat à l’élection présidentielle, puis il l’emporte face à un symbole d’un pouvoir Gaulliste vieillissant, M. Couve de Murvile, lors des législatives. Ces résultats laissent croire à la direction à la possibilité d’une stratégie autonome se greffant sur un terrain militant profondément renouvelé ; ainsi, près de la moitié des adhérents des PSU en 1969 ne le sont que depuis…un an. Les défis sont donc nombreux : maîtriser ces nouvelles masses militantes ; donner un corpus idéologique cohérent. Critique Socialiste naît de cette volonté multiple. La vie de cette revue est ballotée par les soubresauts de la vie interne du PSU : départ de G. Martinet ; multiplication des conflits internes avec les « gauches » du PSU. Ce n’est qu’une fois ces tensions résolues que le projet politique prôné par la Direction, le socialisme autogestionnaire peut s’affirmer sans complexe, notamment au travers du « Manifeste du PSU, contrôler aujourd’hui pour décider demain ».
C’est au début de l’année 1968 que les prémices de ce projet de revue apparaissent4. A l’origine, c’est bien la volonté formatrice qui constitue la pierre angulaire du projet. Unanimement accepté, le projet est perçu différemment : outil permettant une recherche théorique d’une ligne autonome, tribune faisant vivre les débats internes, instrument pour recadrer les idées de certains. Les Comités de rédaction qui se succèdent sont ainsi le reflet de l’évolution des débats au sein du PSU. Symptôme des difficultés stratégiques de cette organisation politique, Critique socialiste ne dépasse pas les 1.000 abonnés et un autre millier de vente au numéro. Originellement bimensuelle, elle paraît deux fois en 1970, trois fois en 1971, quatre fois en 1972 (un double numéro en juin 72). Seule l’année 73 voit une parution régulière, c’est-à-dire au moment même où le PSU s’est doté d’une majorité stable. Après des tentatives de rapprochement avec d’autres revues issues d’un hypothétique pôle autogestionnaire afin de faire le pendant du renouveau du PS (notamment avec la revue Politique Aujourd’hui), Critique devient le symbole de la recherche d’alliance au sein du PS de F. Mitterrand. Ainsi un numéro commun est-il publié avec la revue Frontière (cf. infra). Le projet est simple : faciliter l’émergence d’un « courant de gauche » fort au sein du PS, dans la perspective de la création d’un Parti des socialistes, au travers des Assises du Socialisme. Projet qui, lors de la parution de ce numéro commun a déjà vécu puisque de fusion il n’y eut point, et que les Assises actèrent l’arrivée au sein du Parti d’Epinay de quelques milliers de militants du PSU, issus d’une Direction Nationale elle-même désavouée.
Ainsi, entre la recherche d’une fusion avec Politique Aujourd’hui au printemps 1973, et un numéro commun avec la revue du CERES, le cheminement de Critique socialiste est à l’image de celui du PSU.
Des revues intégrées au système partisan
Le PS de F. Mitterrand agit donc tel un véritable trou noir vis-à-vis des autres organisations comme des revues entendant promouvoir un projet politique. Celui-ci étant désormais porté de manière crédible – c’est-à-dire susceptible de provoquer l’alternance – par le PS, la compétition autour de la nature de ce projet ne peut qu’être menée en son sein. Dès lors, les revues politiques s’y trouvent de facto intégrées. La relance de la revue officielle du PS répond à ces exigences : afficher l’existence idéologique et symbolique d’un parti en plein renouveau, affirmer la ligne politique d’Epinay. Trois autres revues, Frontière, Faire et Repères ont pour objet de cristalliser l’existence d’identités collectives plus ou moins stabilisées et de faire entendre un discours alternatif, sinon concurrent, à celui des fidèles du 1er secrétaire. Avec l’évolution de ces quatre revues se dessine ainsi le paysage du des revues du PS.
La Revue Socialiste, créée en 1885, par B. Malon, se voulait attachée au socialisme mais détachée du parti. Relancée après la Seconde Guerre Mondiale par E. Labrousse, elle dépend alors bien du Parti. Tout au long des années 60, revue officielle d’un parti ne parvenant pas à assumer une nécessaire mutation idéologique, elle perd de son sens, concurrencée par d’autres. Tout autre devrait être l’histoire de la Revue Socialiste – puis N.R.S. – du Parti d’Epinay. Tout devrait en effet concourir à ce que sa nouvelle revue soit un lieu innovant, au centre des questionnements idéologiques, fort nombreux alors, et qu’elle parvienne à s’imposer comme le lieu de débats de l’ensemble des forces socialistes. C’est d’abord P. Joxe qui le porte, et lui seul, au sein de la nouvelle Direction ; ce projet est le fruit du secrétariat national à la formation, pièce maîtresse du dispositif mitterrandien. Relance éphémère de quatre numéros du second trimestre 1972 jusqu’aux élections législatives de 1973 à la suite desquelles P. Joxe, élu député, abandonne son poste de Secrétaire National.
Le projet de la N.R.S. porté par M. Benassayag se veut, quant à lui, en rupture avec l’histoire de la SFIO et se conçoit comme le défenseur d’une ligne politique, celle d’Epinay, et de la Direction. Ainsi le directeur de la publication est F. Mitterrand. On retrouve ainsi au Comité de rédaction des proches du 1er secrétaire et pour bien signifier que la N.R.S. est la revue de l’ensemble du Parti5.
Il s’agit bien d’inscrire la revue du parti au sein des renouveaux intellectuels et culturels d’alors. Pour autant, elle est concurrencée par les revues des courants minoritaires. D’ailleurs, dès que le climat au sein du PS se tend, la N.R.S. reprend son rôle d’arme politique. Ainsi, au lendemain des législatives de 1978, M. Benassayag met les choses au clair : « Nous acceptons les jugements critiques, les suggestions, mais nous refusons (néanmoins), sauf si démocratiquement, les militants en décident autrement, à renier les bases sur lesquelles s’est édifiée la Renaissance du socialisme démocratique, et à nous éloigner des directions qui ont symbolisé la marche en avant du PS. Pour savoir où aller, il n’est pas inutile de se remémorer d’où on vient (d’où on revient serait ici plus juste !) »6. Dans un contexte concurrentiel, la N.R.S. échoue car trop perçue comme la voix de son maître : en 1975, à peine 1.532 abonnés (pour un parti de 150.000 membres) et une absence totale des grandes fédérations : 27 abonnés pour le Pas-de-Calais, 52 pour le Nord et 48 pour les Bouches-du-Rhône.
La N.R.S. est de fait concurrencée par trois revues symboles de regroupements politiques entendant s’affirmer face ou aux côtés de la direction : Frontière, est la revue d’un courant appartenant certes à la direction majoritaire du PS, mais qui entend marquer de son originalité les réflexions du renouveau socialiste. Faire partage ce désir de peser idéologiquement et culturellement sur une direction à laquelle les principaux animateurs ont décidé de participer. Enfin, Repères, revue de la minorité est directement le fruit de la disparition de Frontière avant le Congrès de Pau en janvier 1975.
Frontière est le fruit de la rencontre de deux courants : d’anciens membres du PSU, regroupés autour de G. Martinet, qui ont quitté leur parti en janvier 1972, et le CERES de J-P. Chevènement, créé en 1966 au sein de la SFIO. Il s’agit alors, quelques mois après le Congrès d’Epinay au cours duquel le CERES a joué un rôle crucial, de renforcer un « courant de gauche » : G.Martinet et Jean Rous, à ce titre, entrent dans les instances dirigeantes du PS au Congrès de Grenoble (1973). Frontière, dont le premier numéro est publié en décembre 1972, en est l’expression. Martinet trouve dans le CERES une organisation assise dans la majorité mitterrandienne mais suffisamment indépendante pour pouvoir exister ; le CERES trouve en Martinet une personnalité au passé militant reconnu. Enfin, lorsque l’ancien responsable du PSU trouve dans les proches de Jean-Pierre Chevènement une réelle force militante en devenir, ces derniers trouvent en G. Martinet une réelle capacité mobilisatrice, financière et humaine. Les dots sont séduisantes. Frontière rassemble également deux traditions éditoriales : celle issue d’un militantisme exigeant au travers des Cahiers du CERES, regroupant des écrits théoriques exigeants non signés, et celle d’un journalisme professionnel7. Pourtant, l’alliance créée une dynamique profitant du vide éditorial d’alors au sein du PS. Des structures paritaires se mettent en place (un comité de rédaction et une association « Diffusion socialiste »), adossées à une entreprise éditoriale, la SARL du Coq Héron, propriété majoritaire de deux proches de Gilles Martinet ayant de tous temps participé à ses paris éditoriaux : R. Seydoux et H. Hermand. Le titre lui-même montre la volonté de dépassement mais aussi la nécessité de redéfinir des marqueurs idéologiques. Frontière se veut tout à la fois revue de dépassement et de recomposition. Il s’agit donc bien d’un instrument politique devant permettre l’élargissement de la base militante – et de son influence idéologique – du « courant de gauche » au sein d’un PS en pleine expansion. Elle rencontre un véritable écho puisqu’elle compte 7.000, puis 8.000 abonnés.
La fin de cette stratégie politique entraîne la disparition, tumultueuse, d’une revue qui avait quasiment remporté son pari éditorial. L’échec est d’ailleurs, ironie, consommé lors de la parution de ce numéro commun déjà évoqué avec Critique socialiste. Entre mi-août et mi-septembre, le constat de désaccord entre G. Martinet et les dirigeants du CERES est acté. D. Motchane8. résume de manière lapidaire le débat stratégique : « le problème sous-jacent à l’argumentation de Martinet est celui de la mort du CERES, de sa dissolution au sein du courant de gauche ». L’arrivée au sein du PS de militants issus du PSU et de la CFDT, et la préparation du prochain Congrès de Pau, mettent le « courant de gauche » devant un choix : poursuivre la ligne d’intégration à la direction mitterrandienne ou incarner les gardiens du temple de la ligne minoritaire. Frontière, non seulement, ne survit pas à cet éclatement du collectif politique qui l’avait porté sur les fonts baptismaux, mais constitue un des enjeux essentiels de ce divorce. Le conflit entremêlera arguments juridiques, politiques et…économiques, et ira devant les tribunaux. Il faut l’intervention du 1er Secrétaire pour qu’un comité de conciliation soit mis en place. In fine, alors même que chacune des deux parties publie son propre numéro 21 de la revue, l’accord trouvé entretient la fiction d’une séparation à l’amiable. Accord d’autant plus accepté que chacune des deux parties a dans ses cartons son propre projet de nouvelle revue : Repères pour le CERES, Faire pour Martinet et certains des nouveaux arrivants du courant des Assises.
Faire correspond à choix politique portée à l’origine par G. Martinet et non par M. Rocard. Déjà, lors du Congrès de Pau, il avait déposé un amendement ayant obtenu plus de 15% des suffrages. Il s’agit alors d’exister culturellement et symboliquement, sans pour autant se séparer politiquement de la ligne de F. Mitterrand et de son axe majoritaire. Choix facilité par les conditions de l’arrivée de M. Rocard et de ses proches au sein du PS. La composition des instances de direction et d’orientation de la revue symbolise d’ailleurs le projet de cette revue; on y retrouve des proches de G. Martinet et de M. Rocard bien sûr, mais aussi de P. Mauroy, des membres de la « Troisième Composante » des Assises, ainsi que certains représentants de la sensibilité mitterrandienne, dans sa diversité. Le titre lui-même suscite, dans cet alliage hétéroclite, quelques tiraillements, « Faire » s’opposant trop aisément au « Dire » de l’ancienne revue de la CIR. Il s’agit bien d’une revue de dépassement, avec un triple objectif : information du lecteur, formation du militant sympathisant et affirmation d’une identité politique en construction. Avant même le retournement des alliances politiques au sein du PS, consécutives à la non victoire de 1978, le succès de la revue n’est pas au rendez-vous puisque celle-ci ne peut guère compter sur plus de 4.000 abonnés.
A partir de 1977 et l’affirmation culturelle du « rocardisme » au Congrès de Nantes et plus encore dans le cadre de la préparation du Congrès de Metz, Faire devient la revue de la minorité, voire d’une composante de la minorité. Cette vision – essentiellement portée par les proches de F. Mitterrand – est, ironie, récusée par les animateurs de Faire, et au premier rang son rédacteur en chef, P. Viveret. Ainsi, dès le lendemain de son numéro d’avril 1978, son éditorial appelle la gauche, et le 1er Secrétaire, à tirer toutes les conséquences de cette nouvelle déception électorale, six membres du comité de concertation de la revue (Joxe, Bachy, Bérégovoy, Estier, Jospin, Germon et Pronteau) démissionnent. Par ce geste, ils entendent « éviter à l’avenir l’ambiguïté qui laisse croire que Faire est un organe ouvert aux idées de tous les socialistes alors qu’il a de plus en plus tendance à s’exprimer au nom d’un seul courant idéologique ». Comme par hasard, quelques jours plus tard, une trentaine de dirigeants socialistes signent un appel dans Le Monde contre toute tentative révisionniste. Alors, l’histoire de la revue se confond avec celle du courant rocardien allié avec la sensibilité de P. Mauroy. L’échec du Congrès de Metz lui porte un coup fatal. Coincée entre un courant rocardien auquel elle est désormais rattachée, sans perspective tactique, et un contexte politique requérant de plus en plus d’unité, elle ne parvient pas à trouver un second souffle. Ainsi, dès le lendemain des victoires du printemps 81, elle se saborde pour donner la place à un nouveau projet éditorial, profondément culturel, dans un contexte politique bien nouveau, Intervention.
A l’inverse du projet porté par Faire, celui que symbolise Repères n’entend pas bouleverser les clivages du PS. Bien au contraire, le CERES veut, au travers de cette revue s’affirmer comme la seule alternative à la majorité composite de Pau. C’est le pari de l’indépendance rédactionnelle et financière que forme le courant de J-P. Chevènement. Elle n’est pas l’organe d’une culture politique, mais bien celle d’une sensibilité politique qui a affirmé sa force militante au Congrès de Pau. C’est un outil au service d’une bataille politique, c’est une revue militante, qui entend sur la forme affirmer la continuité avec Frontière : même mise en page, même règle de non signature des articles et reprise de la numérotation. Nul faux-semblant : revue théorique et de formation du CERES, c’est donc tout simplement en tant que telle qu’elle doit intéresser. A cet égard, Repères se rapproche d’une revue officielle d’un parti. Ce sont bel et bien les responsables de la sensibilité qui en constituent l’ossature. Porteuse de la ligne politique et stratégique du CERES, Repères se vit comme une gardienne vigilante de la ligne de gauche, de la ligne d’Epinay du PS. Elle est la concurrente culturelle et idéologique directe de Faire. Elle subit, comme sa sœur jumelle, les contrecoups de l’évolution du contexte politique au sein du PS. Outil de combat contre les dangers de la « gauche américaine », sa radicalité l’amène à être critiquée en interne dans le cadre de la préparation du Congrès de Metz, avec l’émergence de la motion F où se retrouve des militants importants dans la vie du courant comme Christian Pierret, Alain Bergougnoux et d’autres. A cette occasion, un quart des membres du comité de rédaction de Repères affirment leur désaccord avec la ligne de la direction du CERES. La dynamique politique au lendemain de Metz n’est plus là. Repères ne dispose de guère plus de 2.000 abonnés. C’est dans ce cadre de la réintégration à la direction nationale d’un CERES fragilisé, que Repères laisse la place à Non !, nouvelle revue d’une minorité en proie à ses propres hésitations internes.
Outils d’affirmation idéologiques et politiques, les revues sont progressivement intégrées aux batailles internes du PS. A l’instar de celui-ci, l’arrivée au pouvoir en assèche le terreau intellectuel et militant. La réflexion politique se fera désormais, et progressivement à l’extérieur du PS. L’émergence des Think tank et des fondations en furent l’expression ultime. A bien des égards, en dépit du Laboratoire des idées, la formalisation du projet intellectuel se fait à l’extérieur du Parti socialiste.
- Ce n’est pas non plus un hasard si la Centrale d’Edmond Maire, après s’être ralliée au socialisme autogestionnaire lors de son congrès confédéral de 1970, décide de se lancer dans l’aventure d’une nouvelle revue aussi bien pour afficher l’originalité de la pensée « CFDTiste », que pour s’inclure dans les luttes pour les renouveaux culturels de la gauche française
- Eric Duhamel, La CIR, in Le Dictionnaire de la vie politique française, 1995, p. 176 et ss.
- Michel Beghin, L’Histoire de « Dire », Dire, n°23, 1971.
- Courrier du PSU, n°1, janvier 1968]] pour être confirmées lors de la préparation du VIe Congrès[[Courrier du PSU, n°9-10-11, mars 1969]] pour devenir officiel en mars 1970[[10 mars 1970
- « La NRS est la revue du parti. A la différence des revues ou bulletin qui expriment les courants ou les sous-courants ; elle doit être la revue de tout le Parti », le Poing et la Rose, n°58, février 1977]], on retrouve des représentants du CERES, d’A. Savary et de P. Mauroy. Cette volonté d’être la revue de tout le parti est indéniable à sa lecture. Toutefois, la « patte » du Premier Secrétaire est évidente, avec une importance considérable donnée à la vie culturelle, jusque dans le choix du titre[[Le nouveau titre et sa présentation – la N.R.S – font ainsi clairement référence à la prestigieuse Nouvelle Revue Française, la NRF.
- Maurice Benassayag, « Editorial », la NRS, n°32, 1978
- Gilles Martinet fut l’un des fondateurs de France-Observateur puis du Nouvel Observateur.
- Lettre de Didier Motchane aux camarades du CERES, 10/09/1974, archives de Serge Hercberg