Le 16 mai 1981 paraissait le premier numéro de l’Unité de l’après 10 mai. Sur la couverture, aucune photo, le titre de l’Editorial de Claude Estier s’impose sur la moitié de la page : « LA VICTOIRE DU PEUPLE DE GAUCHE ».
« On a gagné » ! Ce cri répété au même instant dimanche soir par des millions d’hommes et de femmes dans toutes les villes et tous les villages de France avait la vertu d’une démonstration sans équivoque : c’est bien tout un peuple, écarté depuis près d’un quart de siècle de toute participation au pouvoir, qui se reconnaissait spontanément dans la victoire de François Mitterrand. Victoire sans appel, acquise avec une avance de plus d’un million de voix en dépit des énormes moyens mis en œuvre par le président sortant, des abus de propagande, des mensonges et des calomnies déversés au dernier moment pour tenter d’inverser le cours des choses. L’Histoire retiendra que les Français, que l’on prenait naguère pour des veaux, ne se sont pas laissés abuser. Le chantage à la peur et au désordre n’a eu aucun effet : dès le lendemain du premier tour, les sondages donnaient 52% à Mitterrand et 48 % à Giscard. Ni le face à face télévisé, ni le second appel de Chirac, ni les ignominies déversées par le général de Boissieu et quelques autres n’ont modifié quoi que ce soit. A la veille du scrutin, le dernier sondage, non publié, donnait toujours les mêmes chiffres. Et c’est bien ceux-là que radios et télévisions pouvaient annoncer officiellement dimanche dès 20 heures.Ce qui est surprenant dès lors, c’est que cette victoire ait provoqué une telle surprise. Passe encore pour les capitales étrangères où l’on avait fini par prendre l’habitude de voir le pouvoir en France demeurer dans les mêmes mains. Mais l’erreur de prévision de la Bourse, par exemple, ne plaide pas pour la clairvoyance de ceux qui croient encore que la politique de la France se fait à la corbeille.
Depuis lundi matin donc, tout est changé et s’il est encore trop tôt pour mesurer toute l’ampleur du changement et toutes ses conséquences, il est déjà parfaitement clair que, contrairement aux prophéties apocalyptiques de ceux qui n’avaient d’autre ambition que de s’accrocher à leur pouvoir, il s’opère dans le calme et sans le moindre soubresaut. Du côté de ceux qui ont participé à la victoire, la sérénité domine, les organisations syndicales qui en sont naturellement parties prenantes attendent avec sagesse que le nouveau pouvoir soit en place pour engager avec lui le dialogue qui leur a été promis. Les dirigeants du patronat eux-mêmes ont changé de ton, passant de la menace à la résignation.
François Mitterrand et les hommes qui l’entourent sont conscients de l’immensité des problèmes qui se posent. Ils mettent au point les premières décisions qui seront prises dès l’installation du nouveau président à l’Elysée et qui montreront, tout de suite, que l’on s’engage sur une autre voie que celle suivie jusqu’à présent par ceux qui ont été battus le 10 mai. Ceux-là, bien sûr, se préparent à ce qu’ils appellent le « troisième tour », c’est-à dire les élections législatives de juin. Ils le font dans une fébrilité qui les amène déjà, quarante-huit heures à peine après le scrutin, à jeter aux orties le président battu dont ils se sont tant servi mais qui ne leur apparaît plus comme une bonne référence pour sauver leurs sièges de députés. Il reste à Valéry Giscard d’Estaing, qui se croyait encore lundi promis au rôle de rassembleur – mais avec Chirac et Barre, ils étaient déjà trois sur les rangs -, à méditer sur l’ingratitude de l’Histoire que bien d’autres chefs politiques, combien plus prestigieux, ont connue avant lui.
Les affaires de l’ex-majorité devenue opposition ne sont pas les nôtres. Les nôtres consistent d’abord à renforcer le vaste rassemblement populaire qui, à partir de la dynamique créée par le Parti socialiste, a permis la victoire de François Mitterrand. Les 15 700 000 Françaises et Français qui ont voté pour le changement savent qu’ils ont encore un acte essentiel à accomplir en élisant dans quelques semaines une majorité parlementaire capable de porter ce changement et de le faire entrer dans les faits. Ils ne se laisseront pas troubler par les manœuvres et contre-manœuvres qui vont occuper le camp de la droite où l’on se trompe encore lourdement en croyant qu’ils pourraient en si peu de temps se contredire. Dimanche soir, l’Histoire de France a changé de sens. C’est tout un peuple qui l’a voulu.
L’avenir lui appartient.