Au lendemain du 9 novembre 1989, quelques heures seulement après le début de la chute du mur de Berlin, le Président François Mitterrand donne une conférence de Presse à Copenhague au Danemark lors de sa visite en tant que Président en exercice du Conseil Européen.
Conférence de Presse de Monsieur François Mitterrand Président de la république lors de sa visité à Copenhague
Le 10 novembre 1989
LE PRESIDENT – Mesdames et Messieurs, depuis que j’assume la Présidence du Conseil Européen, c’est à dire depuis le 1er juillet de cette année, je me suis efforcé de rencontrer chez eux les responsables des pays partenaires de la France au sien de la Communauté. J’avais déjà agi de cette façon en 1984, car j’ai toujours pensé que les différents problèmes à traiter l’étaient plus facilement dans le climat qui naît de l’hospitalité, qui vous est réservée comme c’est le cas ici même, au Danemark. Il me reste à visiter le Luxembourg, les Pays Bas et la Grèce. Cela suppose naturellement beaucoup de déplacements. J’y ai ajouté deux rencontres qui me paraissaient naître de mes obligations, avec l’AELE, l’Association européenne de Libre échange, dont la présidence est exercée par l’Islande, et avec le nouveau Maghreb uni dont la présidence est assurée par le roi du Maroc qui sera mon hôte dans quelques jours à Paris. Ces rencontres ne sont pas protocolaires, elles ont pour objet de traiter les questions du jour. C’est ce que nous avons fait aujourd’hui à Copenhague, où nous avons pu bénéficier une fois encore de la cordialité et de la qualité de réception de Monsieur Schluter, des Ministres qui l’accompagnent, de même que j’ai pu aller saluer la Reine. Les problèmes, ce sont bien entendu les mêmes que nous traitons d’une capitale à l’autre. L’union économique et monétaire, la conférence intergouvernementale, la charte sociale, l’environnement, Lomé IV – les relations avec les 66 pays dits ACP – l’audiovisuel, bien que ce soit déjà dans l’essentiel réglé, et la mise en place progressive du marché intérieur. C’est de cela que nous avons parlé avec, chacun le comprend, une série de considérations échangées de part et d’autre sur les événements qui se déroulent en Europe de l’Est. Voilà, je vous ai résumé la raison de ma venue, le climat dans lequel cette rencontre s’est déroulée et l’objet de nos conversations.
Monsieur le Président, en ce qui concerne les développements qui se passent maintenant en Allemagne de l’Est. Qu’en pensez-vous ? Quelle est votre réaction ? Qu’est-ce que cela comporte pour la stabilité européenne ?
LE PRESIDENT – Je pense que ce sont des événements heureux, puisqu’ils marquent un progrès de la liberté en Europe. On l’avait constaté en Hongrie, on l’avait constaté en Pologne, on le constate aujourd’hui en Allemagne de l’Est. On l’avait d’une certaine manière constaté en Union Soviétique et il est vraisemblable que ce grand mouvement populaire continuera d’être contagieux. C’est à dire qu’il ira ailleurs et qu’il ira plus loin. C’est donc un événement heureux pour ceux qui croient dans la volonté populaire et dans les lois de la démocratie. Nous n’en sommes pas là mais c’est une direction prise. J’ai déjà eu l’occasion de comparer avec le bicentenaire que nous avons célébré en France il y a quelques temps et que nous célébrons encore jusqu’à la fin de cette année : 1789 cela a été chez nous le mouvement populaire qui a donné naissance à notre Révolution qui se situe à l’aube des temps nouveaux. Aujourd’hui, je pense qu’il se produit un événement d’une très grande importance. Les historiens établiront les comparaisons et iront plus loin dans les analyses de très grande importance qui marquent une nouvelle avancée de la Liberté, si longtemps opprimée. Les situations dans chacun des pays dont j’ai parlé sont différentes. On pourrait même dire que pour l’Allemagne de l’Est c’est une situation qui n’est pas obérée par les problèmes de la misère ou de la disette. L’Allemagne de l’Est est un pays industriellement bien placé. C’est donc un vrai besoin de liberté qui vient de s’exprimer sans avoir besoin du secours de la faim ou de l’angoisse.
Deuxièmement, nous sortons de ce fait d’un ordre établi, à la fin de la deuxième guerre mondiale, que d’une façon très sommaire, inexacte, mais finalement reçue par tous, on l’appelle l’Ordre de Yalta, nous sommes en train d’en sortir. Cela ne peut que réjouir ceux qui comme moi l’appelaient de leurs voeux. L’Europe devient majeure parce que les pays et les peuples européens le deviennent eux-mêmes. Mais nous sortons d’un ordre établi et nous ne pouvons pas encore dessiner le nouvel équilibre. Nous allons même sans doute vivre un temps sans équilibre, ce qui veut dire que ce sera bien mieux mais que ce sera plus difficile. On s’était habitué à l’ordre des choses même si on le regrettait. Il faut maintenant inventer une autre phase de l’histoire de l’Europe.
Troisièmement, il ne faut pas oublier l’importance de l’Union Soviétique, le rôle qu’elle continue et qu’elle continuera de jouer en Europe. Mais on constate cependant qu’il peut n’exister bientôt qu’un seul pôle d’attraction pour les peuples en quête de leurs statuts futurs, statuts de liberté : l’Europe de la Communauté. Ce qui implique pour celle-ci une conscience plus claire de cette voie, une obligation de réussir en allant plus loin et plus vite. Voilà les conclusions que je peux tirer pour l’instant de ces événements considérables.
Est-ce que la présence des forces américaines, britanniques et françaises à Berlin est encore justifiée aujourd’hui ?
LE PRESIDENT – Elle l’est certainement aujourd’hui : le sera-t-elle dans le futur, je l’ignore. Mais nous n’en sommes pas au point que nous puissions confondre une situation existante avec une situation désirable. Il est évident que cette présence avait une valeur de garantie. Elle continue de l’avoir. S’il n’y a plus besoin de garantie – parce que, bien entendu, la liberté triomphera – on pourra examiner en temps voulu cette nouvelle situation, et j’y suis tout disposé. Mais vous savez, ce sont des éléments d’appréciation qui dépendent beaucoup des Allemands eux-mêmes. Nous devons tenir compte d’abord de la volonté du peuple allemand, et des responsables des Etats allemands. N’oublions jamais ces données qui sont à la base de tout raisonnement..
Monsieur le Président pour procéder aux choses communautaires, est-ce que vous avez trouvé au Danemark un appui de l’idée de conférence intergouvernementale économique et monétaire ?
LE PRESIDENT – Oui absolument. Il appartiendra aux dirigeants danois de s’exprimer eux-mêmes sur cette affaire. Ils sont tout à fait désireux, comme nous-mêmes, d’arrêter une période pendant laquelle cette conférence pourrait s’ouvrir en 1990. Ils demandent que nous examinions le contenu, c’est à dire l’ordre du jour et là-dessus notre convergence est très grande, pour ne pas dire complète.
Comment pourrait se traduire pour la Communauté européenne une prise de conscience plus claire de ses devoirs par rapport aux pays de l’Est aujourd’hui ?
LE PRESIDENT – Par rapport à elle-même, cette Communauté européenne des Douze sera d’autant plus attractive, en même temps qu’elle pourra servir non pas de modèle mais d’exemple pour un développement démocratique, qu’elle aura réussi elle-même à se doter de structures plus solides et d’une certaine forme de volonté politique commune au-delà même des communautés techniques et économiques et monétaires; Je crois donc que le plus grand service que la Communauté puisse rendre à l’Europe tout entière, c’est d’abord d’être une Communauté solide, d’aller de l’avant dans sa propre construction. Elle complétera cette démarche en étant extrêmement ouverte, comme je le souhaite, aux demandes et aux démarches des pays de l’Est qui ont besoin d’elle.
Vous vous êtes montré assez réservé sur les nouvelles candidatures à l’intérieur de l’Europe des Douze. Ne croyez-vous pas que cette question devrait être soumise aux citoyens de l’Europe des Douze par voie de référendum ?
LE PRESIDENT – Nous n’en sommes pas là, cette procédure n’a pas jusqu’ici été retenue. Ce ne sont pas les traités qui le disent, pour l’instant ce sont d’une part les Chefs d’Etat et de Gouvernement réunis en Conseil européen, d’autre part le Conseil des Ministres des Affaires étrangères qui était institutionnellement le seul pouvoir reconnu du côté de l’exécutif par le Traité de Rome. C’est à ces conseils européens qu’il appartient de décider. C’est ce qui a été fait pour l’Espagne et le Portugal. Il y a eu effectivement des référendums ici ou là selon les constitutions. Je pense au Danemark lorsqu’il a pris des décisions importantes dans le domaine européen, il a procédé par référendum. Il y a eu un référendum en France sur l’adhésion du Danemark, de la Grande Bretagne et de l’Irlande. Tout cela est possible, mais l’adhésion de l’Autriche et de la Turquie doit d’abord être décidée, proposée du moins et c’est là-dessus que comme vous dites, je me suis montré réticent c’est à dire que je ne me suis pas montré pressé. Ma réticence se situe dans le temps. Je peux mesurer là où je suis les grandes difficultés dans lesquelles l’Europe de la Communauté se débat souvent pour aboutir à des décisions simples dans des domaines qui paraissent évidents. On a besoin de faire des efforts et des progrès. A douze ce n’est déjà pas commode.. Alors, élargir avant même d’avoir abouti à créer dans les faits de marché unique décidé pour le 31 décembre 1992, ce serait imprudent. Disant cela, je n’établis pas une règle pour l’éternité. J’indique simplement une voie pratique pour que la Communauté réussisse et qu’elle s’ouvre si elle le veut.
Avez-vous l’intention de vous rendre à Berlin ?
LE PRESIDENT – J’y suis déjà allé plusieurs fois. Mais pourquoi pas ? Ce n’est pas prévu. Il est prévu que j’aille en Allemagne de l’Est, voilà la prochaine perspective. La date est en discussion pour l’instant avec les autorités est-allemandes.
Monsieur le Président, vous vous êtes justement engagé il y a encore quelques jours à vous rendre dans tous les pays de l’Est européen. Est-ce que vous estimez qu’après tout ce qui s’est passé la nuit dernière à Berlin et en règle générale autour du mur de Berlin votre visite maintenant est plus nécessaire, plus vite en concertation avec les Allemands de l’Ouest par exemple ?
LE PRESIDENT – Les Allemands de l’Ouest étaient déjà informés de mon intention d’aller en Allemagne de l’Est, ils n’ont pas appris cela en lisant le journal ou en écoutant la radio. Non, le voyage en Allemagne de l’Est a été convenu il y a déjà plusieurs mois. L’invitation émane de Monsieur Hohnecker. Mon emploi du temps ne m’a pas permis jusque là d’y aller, peut-être aussi une situation incertaine, une certaine situation d’évolution permanente. Je pense que ce voyage devrait avoir lieu très bientôt. Encore faut-il connaître les convenances du Gouvernement Est-allemand. C’est ce que nous sommes en train de faire. Je ne pense pas qu’il s’écoule, sauf événement toujours prévisible, de nombreuses semaines avant que ce voyage ait lieu.
J’ai fait connaître publiquement mon intention d’aller en Allemagne de l’Est. Je l’ai rappelé encore à Bonn et les dirigeants Est-allemands m’ont fait savoir qu’ils en étaient très désireux, qu’ils étaient même demandeurs. Donc, il ne doit pas y avoir de difficulté particulière.
Monsieur le Président, avez-vous le sentiment qu’au point de vue de la responsabilité danoise sur le rythme à suivre pour faire progresser… certains cercles au Danemark souhaiteraient qu’il y ait une Europe à deux vitesses sur le chemin de l’Union. ?
LE PRESIDENT – Peut-être ! La discussion est libre, le Danemark est un pays démocratique. Mais moi, ce qui me sert de référence c’est ce que m’exprime le Premier Ministre et son Gouvernement selon la loi démocratique danoise, qui préside aussi à la vie interne de la Communauté. De ce point de vue là, je suis tout à fait heureux de pouvoir vous dire que le Danemark coopère pleinement, joue son rôle et un rôle important dans ce genre de délibération et notamment dans la délibération touchant à l’Union Economique et Monétaire et à la Charte Sociale. Je peux dire que je considère que le Danemark a sur ce plan adopté une attitude extrêmement constructive.
Est-ce que vous pourriez être plus précis notamment en ce qui concerne la date de la conférence intergouvernementale ?
LE PRESIDENT – J’ai déjà été très précis en disant que je demanderai au Conseil européen de Strasbourg que cette réunion fût ouverte dans le deuxième semestre de 1990, l’année prochaine, sous présidence italienne. J’ai apporté toutes ces précisions, donc si vous le permettez c’est une imprécision qui se loge entre le 1er juillet et le 31 décembre 1990, mais si vous voulez que je vous indique non pas une préférence mais une orientation, elle se logera plutôt vers la fin de l’année. Quant à savoir ce que souhaitent faire nos amis allemands, demandez-le leur. Jusqu’ici l’Allemagne a toujours été l’un des éléments fondateurs d’une Communauté vivante et active.
En ce qui concerne la réaction des Danois ?
LE PRESIDENT – Les Danois sont tout à fait d’accord, ai-je dit tout à l’heure pour l’ouverture rapide de la conférence intergouvernementale et le point sur lequel nous avons discuté c’est le contenu, c’est à dire le calendrier, le programme, l’ordre du jour qui en effet s’étalera sans doute sur un certain temps, peut-être sur plusieurs années. Moi, ce que je souhaite c’est que cela soit clos avant le 31 décembre 1992. Mais enfin j’exprime un voeu et non pas, je n’édicte pas une règle. Dans la mesure où ce sera long et complexe, il vaut mieux commencer le plus tôt possible. Donc je souhaite, je le demanderai à Strasbourg, que cette ouverture ait lieu avant la fin de 1990.
Sur la charte sociale, est-ce que vous estimez que les progrès que vous espériez ont été aussi importants que prévu ?
LE PRESIDENT – Absolument. Il ne s’agit pas simplement d’une définition de principes généraux, mais de règles contractuelles précises dans beaucoup de domaines sinon dans tous, suffisamment vastes pour que l’on puisse estimer que lorsque nous aboutirons fin décembre (notamment, mais cela ne sera pas terminé) la Charte sociale ou l’Europe sociale commencera d’exister sérieusement. Je ne dis pas qu’il n’y aura pas de problèmes de procédure, d’unanimité. Si cela ne se produit pas, il faudra bien recourir aux procédures dont nous avons parlé : conférence intergouvernementale ou autre, mais rien n’est écrit d’avance. Je suis résolument optimiste dans ce domaine.
M. le Président, pensez-vous que les événements en Allemagne rendent possible une réunification des deux Allemagnes ?
LE PRESIDENT – J’ai l’impression que cette question a été vraiment sous-jacente à celles qui m’ont été posées auparavant. Je me suis demandé si ce n’était pas la question principale qu’avec une certaine pudeur on n’a pas exprimée, mais je me suis déjà prononcé là-dessus il y a quelques jours à Bonn. Je l’avais déjà fait auparavant mais vous savez, la politique c’est cela, c’est l’opportunité. Dix fois je l’ai exprimé avant mais vous n’écoutiez pas, et puis tout d’un coup à Bonn vos oreilles se sont ouvertes. J’en ai été ravi après tout, cela prouve que c’était le bon moment. J’ai déjà dit que l’affaire de la réunification qui n’est pas la seule modalité future des relations entre les Etats allemands, entre les entités allemandes qui représentent le peuple allemand. Mais puisque vous me parlez de réunification, je pense qu’elle rencontrera bien des obstacles, car la carte de l’Europe n’a pas à ce point changé, mais qu’elle exprime la volonté du peuple allemand. Cela doit être notre loi, notre loi suprême. C’est la volonté du peuple qui commande, et la France n’a pas de réserve à exprimer à ce sujet. C’est pourquoi j’ai dit que je ne craignais pas l’unification. Simplement, je pense qu’il ne faut pas confondre les différentes données de ce problème. Pour l’instant, il y a une formidable poussée, que vous constatez comme moi, en Allemagne de l’Est vers la liberté, vers un système démocratique où les Allemands de l’Est se retrouveront mieux chez eux et non par contrainte. Mais entre ce phénomène et le phénomène organique qui signifierait une réunification. Un certain nombre d’actes et de délais se produiront sans doute. Nous aurons l’occasion d’en reparler. Il n’y a pas de la part de la France de réserves historiques sur ce point.