« Par le hasard de la petite histoire, j’ai connu successivement, en l’espace de ces quatre à cinq ans, les camps de prisonniers de guerre en Allemagne, la France occupée, l’Angleterre, l’Afrique du Nord, de nouveau l’Angleterre et de nouveau la France, quelques mois avant la libération de mon pays. Tout cet itinéraire a préparé, il faut bien le dire, tout naturellement, une nouvelle étape de réflexion. » 1
Les cinq années qu’il a passées à Paris ont affermi la personnalité de François Mitterrand. Mais ce n’est pas là l’expérience décisive de sa vie. Certes, le jeune catholique de province a grandi. À vingt-deux ans, ses goûts et ses choix se sont assurés. Ses diplômes en poche lui permettent d’espérer une carrière. Mais laquelle ? Rêve-t-il d’écriture, lui qui fréquente la presse ? Sans doute. Se passionne-t-il pour le barreau ? Peut-être. Il ne néglige pourtant aucune piste, passant plusieurs concours et même celui de la marine marchande où il est reçu cinquième. Le jeune homme qui se cherche est donc sur le point de trouver. Mais, comme pour beaucoup de sa génération, la guerre en décide autrement. François Mitterrand pressent-il l’événement ? En avril 1938, quelques semaines après l’Anschluss, il rédige son premier texte politique : « Jusqu’ici et pas plus loin. » Texte prophétique – même s’il n’est pas le seul à réagir de la sorte –, où il dénonce la résignation des démocraties face au coup de force d’Hitler. « Je sais quel sacrilège se prépare – écrit-il – et malgré moi j’éprouve une sorte de honte, comme si je m’en reconnaissais responsable. »
Pendant la durée du conflit, François Mitterrand aura été au front et dans un camp de prisonniers en Allemagne pendant près de 850 jours. Nous le retrouvons ensuite contractuel de l’administration française, à Vichy, pendant 350 jours. Enfin, il est résistant, dans la clandestinité, pendant 580 jours, avant de devenir secrétaire général de l’éphémère gouvernement de De Gaulle. Cette rapide comptabilité permet de comprendre – au-delà des polémiques – que l’épreuve majeure de ces années noires pour François Mitterrand, ce n’est pas Vichy, mais bien son expérience du milieu « prisonnier ».
Depuis l’automne 1938, François Mitterrand est sous les drapeaux. Il a 23 ans lorsque la France et le Royaume-Uni déclarent la guerre au Reich suite à l’invasion de la Pologne. Il est incorporé au 23e Régiment d’infanterie coloniale et gagne le devant de la ligne Maginot. Le sergent Mitterrand est à la tête d’une petite section qui prépare et occupe des postes en attendant l’offensive générale. Là, il médite sur sa condition, celle de ses compagnons. La guerre est une bêtise, pense-t-il.
10 mai 1940 : l’offensive allemande. Un mois plus tard, le 14 juin, après de terribles combats pour lesquels il sera décoré, un éclat d’obus le blesse à Verdun. Il frôle la mort, est évacué de justesse vers un hôpital militaire où les Allemands le capturent. Quelques jours plus tard, comme près de deux millions de soldats français, il est envoyé dans un camp de prisonniers. Voilà François Mitterrand « K.G. », pour Kriegsgefangener, c’est-à-dire prisonnier de guerre ou P.G. Il est le matricule 27716-968 du Stalag IX-A, près de Ziegenhain, en Thuringe. Lorsqu’il y arrive, le camp se trouve dans le dénuement le plus total. Les conditions de vie y sont déplorables. Les prisonniers, livrés à eux-mêmes, voient s’installer la loi du plus fort mais pour peu de temps. François Mitterrand assiste en effet à un événement qui le marque à jamais : la naissance d’une société. Car au « règne du couteau » et de l’anarchie ne tarde pas à se substituer la règle du partage. Les hommes se regroupent. Des lois se créent. Ce qui l’étonne, aussi, c’est que ceux qui sont à l’origine de tout cela ne sont pas forcément de son milieu. Voilà qui ébranle ses valeurs et ses croyances.
Dans ce camp, puis dans le petit kommando où il travaille, il ne tarde pas à se faire connaître. On apprécie son esprit, ses analyses. L’éloquence fonctionne, une fois de plus. Il prend part à toutes sortes d’activités intellectuelles et se constitue un réseau d’amis qui l’aideront plus tard dans la résistance ou dans sa vie politique.
François Mitterrand n’a pourtant qu’une idée : s’évader. Il veut être libre… ou peut-être revoir « Béatrice ». Première évasion, en mars 1941. Après 22 jours d’un épouvantable calvaire à pied dans l’hiver allemand, lui et son compagnon d’évasion sont repris à dix kilomètres de la frontière suisse. Retour au camp. Cachot. Il recommence sept mois plus tard, en novembre 1941. L’affaire est mieux préparée : faux papiers, argent allemand et billets de train lui permettent de rejoindre Francfort, Sarrebruck et enfin Metz, ville annexée au Reich. Mais, là encore, à la suite d’une imprudence, il est repris. Récidiviste, c’est la déportation en Pologne qui l’attend. La chance lui sourit pourtant. Alors qu’il attend son transfert, profitant d’une occasion, il fausse compagnie à ses gardiens à quelques kilomètres de la frontière française. Quelques jours plus tard, il est de retour en France. Après un court repos dans le Jura, sur la Côte d’Azur, à Jarnac puis à Paris – il passe la ligne de démarcation dans tous les sens –, il y prend, en janvier 1942, la direction de Vichy.
Faut-il s’étonner de le retrouver là ? Jeune homme de droite, ambitieux, évadé, cherchant travail et papiers officiels – n’oublions pas qu’il reste un évadé –, il n’y a rien de surprenant à le voir rejoindre ce qui est alors le centre de la vie politico-administrative du pays. Il y retrouve d’ailleurs bon nombre de ses camarades d’avant-guerre et plusieurs relations de famille.
Rien d’étonnant, non plus, à le voir adhérer à l’idéologie pétainiste de la « Révolution nationale » et à sa devise, « Travail, famille, patrie », dont il faut rappeler qu’elle a été empruntée par le Maréchal aux Croix de feu du colonel La Rocque et qu’elle a repris nombre des thématiques d’une partie de la droite de l’entre-deux-guerres. La Rocque a d’ailleurs apporté son soutien au régime avant d’entrer en résistance (il sera finalement déporté).
François Mitterrand travaille quelque temps à la Légion des combattants et des volontaires de la Révolution nationale qu’il quitte pourtant assez vite pour entrer au Commissariat au reclassement des prisonniers. Dès son arrivée à Vichy, François Mitterrand a en effet repris contact avec le milieu « Prisonniers ». Il participe, avec d’autres, à la structuration de ce milieu. Qu’est-ce à dire ? On aide par exemple ceux qui sont restés en Allemagne à s’évader. François Mitterrand est un faussaire de première. Il fabrique des faux papiers qui sont ensuite envoyés dans des colis de la Croix-Rouge.
Ainsi – chose qu’il est difficile de concevoir aujourd’hui –, le jeune pétainiste fait-il acte, dès son retour, depuis Vichy, sinon de résistance du moins de désobéissance. Il est ce que les historiens appellent aujourd’hui un vichysto-résistant, c’est-à-dire anti-allemand (antinazi), certainement pas collaborateur et nullement antisémite. Sur ces points, tous les témoignages de ceux qui l’ont approché à cette époque concordent.
Très vite, cette activité de « désobéissance » ne lui suffit plus. Dans le courant de l’été 1942, le voilà en contact avec Mauduit et son réseau « La chaîne ». Puis, tout en continuant d’organiser des regroupements de prisonniers évadés – dont certains deviendront, plus tard, des embryons de maquis –, il prend contact avec les réseaux de résistance giraudiste et annonce à certains de ses proches – anciens du « 104 » ou du Stalag – son intention de franchir une étape. Petit à petit, le voilà donc qui bascule. L’expérience « prisonnier » fait son œuvre. Aussi, lorsqu’en janvier 1943 Maurice Pinot, qui est à la tête du Commissariat au reclassement des prisonniers, est limogé par Laval et remplacé par un homme acquis à la collaboration, François Mitterrand et quelques autres quittent avec fracas le Commissariat. Il entre dans la clandestinité… et, ce qui ne manque pas de surprendre, reçoit quelques semaines plus tard la Francisque. Décoration qui lui servira certes de couverture mais qui restera, tout au long de sa carrière, comme une tâche indélébile de son passage et de son adhésion à Vichy.
Dès lors, tout s’accélère pour François Mitterrand. Avec d’autres, se servant des contacts qu’il a au sein du milieu « prisonnier », il met sur pied un mouvement de résistance de grande ampleur. Contre-propagande, sabotages, parachutages, réseau d’évasion et, surtout, toute une activité en vue de préparer la Libération. En juillet 1943, salle Wagram, à Paris, lors d’un large meeting organisé par Laval et les siens dont l’objectif était de faire admettre à la communauté des prisonniers réunie la nécessité de la « relève », puis du STO, François Mitterrand se dresse au milieu de la foule et dénonce la teneur des débats. Il échappe de peu à l’arrestation. La réunion est ajournée. Radio Londres, quelque temps plus tard, commentera l’affaire. François Mitterrand a définitivement rompu avec Vichy. Mieux structurer la résistance « P.G. », voilà ce qu’il cherche alors à réaliser. En décembre 1943, il gagne secrètement Londres. Puis de Londres, il part pour Alger où il rencontre le général de Gaulle. Rencontre décisive pour le jeune homme. L’entrevue est sèche mais François Mitterrand reçoit instruction de fusionner son mouvement avec celui des gaullistes. De retour en France, après d’autres péripéties, en février-mars 1944, celui qui est désormais le capitaine Morland s’exécute. Les « mitterrandistes » – si l’on veut, mais il n’est pas seul à agir dans cette affaire –, les gaullistes et, à l’étonnement de quelques-uns, les communistes, créent alors le Mouvement national des prisonniers de guerre et déportés. François Mitterrand en devient l’un des trois dirigeants.
Il était temps. Le débarquement intervient trois mois plus tard. Dans l’intervalle, François Mitterrand et plusieurs de ses compagnons échappent à plusieurs rafles de la Gestapo. D’autres de son mouvement n’auront pas cette chance.
Paris est libéré en août 1944. François Mitterrand prend part aux combats dans la capitale. Désigné par de Gaulle commissaire général correspondant du ministère des Prisonniers, il assure l’intérim du gouvernement français en attendant le retour de l’homme de la France libre en France. Il n’a pas 28 ans, le voilà ministre…