« J’ai été un très jeune ministre […] je m’étais habitué à entendre dire : “le plus jeune” […], il arrive très vite le moment où l’on ne peut plus le dire. »1
Avec la Libération, la vie de François Mitterrand change, y compris sur le plan privé. La passion « Béatrice » a pris fin en 1941, alors que François Mitterrand est en Allemagne. La belle a rompu. Trois ans plus tard, du fait des hasards de la résistance, François Mitterrand découvre la photo d’une jeune femme sur le piano d’une maison où il est de passage. Elle s’appelle Danièle. Danièle Gouze : fille d’une famille de résistants. « J’épouse », aurait-il déclaré ! Effectivement, le mariage a lieu en octobre 1944.
De cette union naîtront trois fils : Pascal, Jean-Christophe et Gilbert. Le premier, malheureusement, ne survivra que trois mois. Il décède prématurément en 1945. François Mitterrand est effondré. Seconde épreuve, le décès de son propre père, au printemps 1946.
La famille s’installera bientôt rue Guyemer, dans le VIe arrondissement. Les Mitterrand y resteront jusqu’en juillet 1973, date à laquelle ils déménagent rue de Bièvre.
En 1945, François Mitterrand n’est plus ministre. De Gaulle l’a remplacé. Pendant quelques mois, il cherche à vivre de sa plume. Il dirige Libres, l’organe de presse de la Fédération nationale des prisonniers de guerre. Il collabore un temps au journal Votre beauté, du groupe L’Oréal. Il publie son premier livre : Les Prisonniers de guerre devant la politique. Mais le virus de la politique est plus fort. Depuis 1945, il s’est rapproché des équipes de l’Union démocratique et socialiste de la résistance (UDSR) où se retrouvent bon nombre d’anciens résistants prisonniers de guerre. L’UDSR noue des alliances à gauche et au centre droit. Après un échec aux élections législatives de Neuilly-sur-Seine, le voilà parachuté dans la Nièvre. Sa campagne est courte ; très anticommuniste. Le 10 novembre 1946, François Mitterrand devient député de la Nièvre.
Député à 30 ans, il s’apparente immédiatement au groupe UDSR. Le catholicisme social, l’expérience de la guerre, ses amitiés nouvelles nouées dans la résistance l’ont débarrassé de son conservatisme. Pas suffisamment pour le voir entrer au Parti communiste – « je ne mange pas de ce pain-là » –, ni à la Section française de l’Internationale socialiste (SFIO). Assez, toutefois pour le voir défendre l’héritage humaniste de la résistance, son programme social, ses ambitions de réformes, sa croyance en un État volontaire.
L’UDSR est l’une de ces petites formations charnières de la ive République. Très favorable à l’intégration européenne, aux réformes dans les possessions françaises d’outre-mer, à la modernisation économique et sociale, elle est de toutes les combinaisons gouvernementales. François Mitterrand en prendra la direction en 1953.
Fin tacticien, orateur brillant, il sera nommé onze fois ministre de 1947 à 1957 : ministre des Anciens Combattants et Victimes de Guerre dans les gouvernements Ramadier puis Schuman, de 1947 à 1948 ; secrétaire d’État à la Présidence du Conseil chargé de l’information dans les gouvernements Marie, Schuman et Queuille, de 1948 à 1949 ; ministre de la France d’Outre-Mer puis ministre d’État des gouvernements Pleven, Queuille et Faure, de 1950 à 1952 ; ministre délégué au Conseil de l’Europe du gouvernement Laniel, de 1952 à 1953 ; ministre de l’Intérieur du gouvernement Mendès France, de 1954 à 1955 ; enfin ministre d’État de la Justice dans le gouvernement de Guy Mollet et cela jusqu’en juin 1957.
À chacun de ces postes, il met en œuvre d’importantes réformes. Ministre des Anciens Combattants, il fait adopter le principe de l’ajustement des pensions de guerre sur le traitement des fonctionnaires. À l’Information, il choisit le format d’image de la future télévision française. À la Justice, il fait adopter un nouveau Code de procédure pénale, etc.
Adhérent, dès la fin de la guerre, au Mouvement européen, il se déclare favorable à la construction européenne et vote tous les grands traités en ce sens, à l’exception notable de la très controversée Communauté européenne de défense à laquelle il s’oppose en 1954.
Mais la grande affaire de ces années-là, pour le pays comme pour lui, celle qu’il considère comme « l’expérience majeure de [s]a vie politique, dont elle a commandé l’évolution », c’est la question coloniale.
Après l’intermède des deux gouvernements de Georges Bidault, François Mitterrand retrouve un poste ministériel en juillet 1950 lorsque René Pleven – alors président de l’UDSR – devient président du Conseil. Ce dernier nomme François Mitterrand ministre de la France d’Outre-Mer, un poste convoité mais sensible au moment où les gouvernements de la ive République, un à un, s’enferrent dans les problèmes de décolonisation.
Lorsqu’il accède à ce poste, François Mitterrand – comme le reste du personnel politique de l’époque à quelques exceptions près – n’est aucunement acquis à l’idée d’indépendance. En revanche, il se situe résolument dans le camp des progressistes pour lesquels le « colonialisme de papa », inhumain, meurtrier, n’a plus lieu d’être. Ministre de la France d’Outre-Mer, il engage plusieurs réformes, tant d’infrastructures que juridiques, tentant de transformer la société coloniale et de rapprocher ce qu’on appelle alors l’Union française de la Métropole.
Parallèlement, malgré les accusations et les menaces de la droite qui stigmatisent ce qu’elle considère comme un « abandon », il mène, avec l’accord de René Pleven, une courageuse politique d’ouverture à l’égard des leaders nationalistes africains tels qu’Houphouët-Boigny. Il ouvre ainsi la voie à la loi cadre Defferre de 1956 et, finalement, aux indépendances africaines des années soixante. Lorsque François Mitterrand quitte le ministère de la France d’Outre-Mer, la ive République entre dans une phase de turbulences. François Mitterrand occupe alors, pendant quelques semaines, un poste de ministre d’état dans l’éphémère gouvernement d’Edgar Faure. Chargé du dossier tunisien, il se prononce pour l’accession de ce pays à une plus large autonomie. Un an après la chute du gouvernement Faure, François Mitterrand entre dans le gouvernement de Joseph Lainiel. La situation en Afrique du Nord est tendue. Les militaires, contrevenant aux ordres de Paris, destituent le sultan du Maroc. C’est un véritable pronunciamiento que le président du Conseil choisit pourtant d’entériner. François Mitterrand menace de démissionner. On le retient… mais quelques jours seulement. Lorsque Bidault fait nommer en Tunisie un gouverneur répressif, François Mitterrand quitte le gouvernement. Cette démission n’a rien d’étonnant. Depuis plus d’un an, François Mitterrand s’est en effet rapproché de Pierre Mendès France. À son contact, il a durci son discours et dénonce désormais sans ménagement la guerre d’Indochine et les brutalités commises au Maroc et en Tunisie. L’indépendance ? S’il l’imagine, c’est dans le cadre d’un processus démocratique, lent et négocié, préservant des liens étroits entre la France et ses anciennes colonies. En tous les cas, ce qui est clair pour lui, c’est que le statu quo est impossible.
En juin 1954, le choc de Diên Biên Phu et ses suites politiques rendent possible l’accession à la présidence du Conseil de Pierre Mendès France. Naturellement, « PMF » fait appeler « FM » qui le rejoint à l’Intérieur. À 37 ans, le voilà donc « premier flic de France ». À ce titre, il est chargé du territoire algérien, alors département français. À peine est-il nommé place Beauvau qu’il fait part à Mendès France de ses inquiétudes à l’égard de la situation en Algérie. François Mitterrand presse le nouveau président du Conseil à mener une vaste politique de libéralisation. Parallèlement, il cherche une solution politique au conflit et fait venir à Paris Ferhat Abbas, nationaliste modéré. Mais la droite se déchaîne contre lui, alors que de l’autre côté de la Méditerranée, le parti colonialiste bloque toutes les tentatives de réforme.
En réalité, il est déjà trop tard. Dans la nuit du 31 octobre au 1er novembre 1954, de sanglants attentats ont lieu en Algérie. Pierre Mendès France et François Mitterrand réagissent dès le lendemain : « L’Algérie, c’est la France », déclarent-ils. Il s’agit, de leur part, d’un slogan très différent de celui d’» Algérie française » lancé par les ultras. Rappeler que l’Algérie c’est la France – une évidence puisqu’il s’agit de trois départements –, c’est rappeler que les lois de la République doivent s’y appliquer. C’est-à-dire, à leurs yeux : assurer, d’une part, le respect de l’ordre, donc empêcher les attentats et en poursuivre les auteurs ; affirmer, d’autre part, la justice sociale et l’égalité de tous, Algériens compris. Ils annoncent pour cela de nouvelles réformes. Mais le gouvernement Mendès tombe lui aussi, après neuf mois.
Simples députés, Pierre Mendès France et François Mitterrand s’attellent à la constitution d’un vaste Front républicain, à gauche, comprenant la SFIO. Cette stratégie permet au socialiste Guy Mollet, à la suite des élections législatives de janvier 1956, de prendre la présidence du Conseil. François Mitterrand devient Garde des Sceaux.
À la suite d’une visite à Alger où il a été conspué, Guy Mollet décide, contre toute attente, de durcir sa politique en Algérie. Pour cela, il confie, par décret, la justice civile aux militaires. Ces pouvoirs spéciaux légalisent la politique de répression de l’armée. Or, sur ce décret figure la signature de François Mitterrand. Certes, il agit sous l’autorité de Guy Mollet. Certes, en conseil des ministres, il critique sévèrement ce changement de cap. Mais il ne démissionne pas, contrairement à Mendès France. Pourquoi ? Mille raisons ont été avancées. Sans doute pense-t-il encore pouvoir changer les choses. Devenir à son tour président du Conseil ? Il n’en reste pas moins qu’en ne démissionnant pas, le voilà lié, pendant quelques mois, aux dérives de la politique algérienne. Plus tard, il reconnaîtra son erreur : « J’avais cru que la société coloniale pourrait se transformer autrement que par la violence. À l’expérience, j’ai compris qu’elle était, en soi, la violence, que la violence la gouvernait, que la violence lui répondait et que pour sortir du cercle de la violence il fallait sortir de la société coloniale, qu’il n’y avait pas de solution moyenne. L’ayant compris, j’avais mis du temps à l’admettre ». Sur ces questions coloniales, François Mitterrand publiera deux ouvrages : Aux Frontières de l’Union française, en 1953, et Présence française et abandon, en 1957.