« Nos peuples, je le crois, attendent que nous réagissions contre l’évolution présente. Mais comment se ressaisir sans posséder une dimension suffisante ? Une voix assez forte ? Pour moi – pour nous – cette dimension, c’est la dimension européenne. Tournons le dos à des comportements qui enfoncent l’Europe dans de stériles querelles de famille. Il ne s’agit pas d’oublier les légitimes intérêts de chacun, les concurrences, mais de les transcender dans le dynamisme retrouvé de la construction européenne. »1
Président de la République, François Mitterrand fait de la politique extérieure son domaine réservé, comme c’est l’usage sous la Ve République. Pendant quatorze ans, il incarne le pays sur la scène internationale.
Pour le seconder, il choisit d’abord Claude Cheysson – ancien commissaire européen, grand connaisseur du tiers-monde – qui lui apporte son savoir-faire de diplomate. Puis, en 1984, il nomme au Quai d’Orsay l’un de ses proches : Roland Dumas. À l’Élysée, Hubert Védrine suit pour le Président les grands dossiers internationaux.
Sans être immédiatement sa principale préoccupation, François Mitterrand fait de la question européenne et de l’affirmation de la France en Europe l’une de ses priorités. À l’Élysée, Pierre Morel a la charge de ce dossier, remplacé à partir de 1984 par Élisabeth Guigou.
L’Europe a toujours été une difficulté pour la gauche. Déjà, en 1968, François Mitterrand posait la question de la compatibilité d’un programme socialiste dans une Europe libérale. Il concluait qu’avec de la volonté et des projets précis – industriels et monétaires notamment –, les deux restaient compatibles. Mais tous ne sont pas de cet avis : les communistes et une partie de son propre parti restaient réticents. Aussi, de l’Élysée, il cherche d’abord à rassurer ses partenaires européens. Il rappelle sa présence à La Haye, en 1948, lors d’une conférence qui donna le coup d’envoi de la construction européenne.
Dès son premier Conseil européen, en juin 1981, le Président français fait d’ailleurs des propositions pour l’Europe. Il lance en particulier l’idée d’un « espace social européen ». Proposition relayée par un « mémorandum » que le gouvernement français dépose à Bruxelles à l’automne. Ce nouveau souffle que Paris veut donner à la CEE est très conforme aux orientations du moment : il s’agit ni plus ni moins que de communautariser le Programme commun.
Mais ses propositions sont fraîchement accueillies. La très « libérale » Margaret Thatcher, Premier ministre britannique, n’a que faire des droits sociaux des travailleurs européens ou d’une politique keynésienne à l’échelle des Dix. Quant au Chancelier Helmut Schmidt, socio-démocrate, alors en difficulté au sein de sa propre coalition, il a été échaudé par les précédentes tentatives de relances concertées. L’ambition française est grande mais trouve peu d’écho. D’autant qu’à cette date la Communauté économique européenne est embourbée dans une terrible crise. Élargissement à l’Espagne et au Portugal, risque de banqueroute budgétaire, avancées institutionnelles bloquées, achèvement du marché intérieur, réforme de la Politique agricole commune : aucun dossier ne trouve de solution. Il manque à l’Europe une ambition que l’affaire du chèque britannique rend impossible à trouver. Margaret Thatcher estime en effet qu’elle paie trop à la CEE et veut qu’on la rembourse. Les négociations butent sur ce problème.
Déçu du manque d’enthousiasme de ses partenaires, les premiers grands discours prononcés par François Mitterrand au début de son septennat l’éloignent de l’Europe. Et puis, il s’entend mal avec le chancelier ouest-allemand. Premier secrétaire du PS, il s’était plusieurs fois opposé à ce dernier au sein de l’Internationale socialiste. Si les deux hommes font le nécessaire pour maintenir le couple franco-allemand en l’état, la complicité manquera.
Tout change lorsque Helmut Kohl entre à la Chancellerie, fin 1982. Les deux hommes ont peu de points en commun, mais il se noue entre eux un lien singulier, bientôt une amitié, renforcée par leurs souvenirs communs de la Seconde Guerre mondiale. Le choix de François Mitterrand, en mars 1983, de rester dans le Système monétaire européen, optant pour la solidarité financière européenne plutôt que l’aventurisme économique, joue aussi un rôle important dans le rapprochement des deux pays. Aussi, lorsque, à Verdun, devant les tombes de la Première Guerre mondiale, en septembre 1984, le Président français saisit la main d’un Chancelier surpris et ému, chacun peut constater l’étroitesse du couple franco-allemand.
Encore fallait-il sortir de la crise ouverte avec la Grande-Bretagne. En 1983, au cours de la présidence allemande de la Communauté, le Chancelier avait fait quelques tentatives. Sans succès. En décembre 1983, à Athènes, les Dix n’avaient pu que constater l’échec. L’Europe était en panne.
Pour François Mitterrand, il s’agit d’agir. De janvier à juillet 1984, il exerce justement la présidence de la Communauté européenne. Il se saisit alors personnellement du dossier. Une à une, il visite toutes les capitales européennes. À chaque gouvernant, il propose un compromis d’ensemble et, surtout, des propositions pour l’avenir de l’Europe. La France fait par ailleurs d’importantes concessions. Elle accepte de réformer la Politique agricole commune.
En mars 1984, lors du Conseil européen de Bruxelles, le compromis est adopté par les Neuf, la Grande-Bretagne faisant défaut. Margaret Thatcher estime que le chèque proposé n’est pas assez important. Le Président français s’efforce alors d’isoler le Premier ministre britannique et consolide le lien franco-allemand. Devant le Parlement européen de Strasbourg, en mai 1984, il précise ses propositions pour l’Europe. Ses efforts portent leurs fruits. Lors du Conseil européen de Fontainebleau, en juin 1984, Margaret Thatcher doit s’incliner devant le « à prendre ou à laisser » d’Helmut Kohl et François Mitterrand, soutenus par le reste des membres de la CEE qui ont été séduits par les propositions de relance. L’Europe sort alors enfin de l’ornière.
À la suite de Fontainebleau, la décision est prise de faire entrer l’Espagne et le Portugal au sein de la Communauté. Les Dix deviennent Douze. Puis, c’est la décision de nommer Jacques Delors à la présidence de la Commission qui intervient. Dès janvier 1985, le trio Delors-Mitterrand-Kohl fixe un nouvel agenda pour l’Europe : industrie, recherche, social, environnement, suppression des frontières, premiers éléments d’une citoyenneté européenne, culture, nouveaux moyens budgétaires, hausse des fonds structurels, réformes institutionnelles, coopération politique, etc. En adoptant le livre blanc de la Commission, les Dix se donnent par ailleurs comme objectif l’achèvement du marché unique pour 1992.
Bref, c’est tout le chantier européen qui se trouve rouvert. Effort qui trouve sa confirmation avec la signature de l’Acte unique en 1986.
« J’agis pour la France, au nom de la France et selon l’idée que j’ai de ses intérêts. »2
À Valéry Giscard d’Estaing, François Mitterrand reprochait ses silences ou ses contradictions. Dans le domaine de la politique extérieure, il s’agit donc moins de rompre que de clarifier certains choix et de délivrer, partout, le même message.
À l’occasion de la Conférence de Cancùn, en octobre 1981, le Président français affirme qu’à ses yeux l’aide au développement doit être une priorité pour la communauté internationale. Le Nord et le Sud doivent coopérer. Tout au long des deux septennats, il fera de cet engagement une priorité politique et budgétaire pour le pays.
François Mitterrand revoit aussi la nature des relations avec le Proche-Orient. En particulier, il met fin à l’isolement diplomatique dans lequel Paris tenait ce pays. Celui que l’on considère – et qui se considère – comme un « ami d’Israël » n’hésite pourtant pas à s’exprimer sans détour sur le conflit israélo-palestinien. Devant la Knesset, à Jérusalem, il rappelle le droit imprescriptible d’Israël à exister mais exhorte ses hôtes à entendre les revendications de l’OLP, à négocier avec eux, à donner au peuple palestinien une patrie. Dans l’immédiat, son message n’est pas entendu mais toutes les négociations de paix ultérieures reprendront les grandes lignes de son discours. Cette politique est loin du déclaratoire. Deux fois l’armée française évacue Yasser Arafat. Le Président sauve ainsi le seul interlocuteur possible pour Israël.
Au Liban, petit pays, ancien protectorat français, où les puissances voisines – Syrie, Israël – s’affrontent par factions interposées, François Mitterrand envoie l’armée française pour s’interposer. Et lorsque 58 de ses soldats sont tués dans un attentat en octobre 1983, il entreprend une incroyable et courageuse visite surprise, dans Beyrouth dévasté. Le geste sera salué par toute la presse internationale. D’ailleurs, partout dans le monde, sous son autorité, la France participe à des missions de paix. Dans de nombreux pays d’Afrique, et notamment au Tchad, convoité par la Libye. Cette politique n’est pas du goût de tous et Paris connaît, en représailles, une vague d’attentats, d’enlèvements ou d’assassinats au début des années quatre-vingt.
L’autre grand volet de la politique mitterrandienne a trait au conflit Est-Ouest. En 1981, le regain de tensions entre les blocs est évident pour tous, symbolisé par l’invasion de l’Afghanistan en 1979 et la répression – puis le coup de force – en Pologne. C’est le temps de la « guerre fraîche ». Entrant à l’Élysée, le dossier le plus délicat trouvé par François Mitterrand est celui des euromissiles. L’Alliance atlantique – et singulièrement ses partenaires européens – que visent de nouveaux missiles soviétiques aura-t-elle la cohésion suffisante pour faire face à cette double menace militaire et politique ? L’Europe acceptera-t-elle de renforcer sa défense nucléaire ? Chacun observe en particulier l’Allemagne de l’Ouest où l’opposition à l’installation de missiles américains gagne du terrain dans l’opinion. De leur côté, les Soviétiques jouent la division. Ils se déclarent prêts à négocier, à condition qu’un éventuel accord englobe les forces nucléaires britanniques et françaises. François Mitterrand rejette catégoriquement cette perspective qui reviendrait à placer la force de dissuasion française sous le coup d’un accord américano-soviétique. Pour les pacifistes de l’époque, la France est bien celle qui bloque les négociations. François Mitterrand leur rappelle alors la réalité des rapports de forces en Europe dans une formule devenue célèbre : « Les missiles sont à l’Est ; les pacifistes sont à l’Ouest. » Puis, à l’occasion de la célébration du vingtième anniversaire du Traité de l’Élysée, en janvier 1983, il offre au chancelier Kohl un soutien inespéré en prononçant au Bundestag, devant des parlementaires allemands incrédules, un plaidoyer sans faille en faveur des positions de l’OTAN.
À l’occasion de cette « bataille des euromissiles », le Président français définit les grands axes de sa politique de défense. Apparemment contradictoire, elle est en réalité complémentaire : respect des engagements internationaux de la France (notamment de ses alliances) mais stricte indépendance nationale ; volonté de désarmement mais maintien d’une dissuasion nucléaire du faible au fort ; efforts multiples pour assurer la paix quitte à employer la force si nécessaire. Ces conceptions le conduisent à privilégier le développement des sous-marins nucléaires pour assurer la dissuasion française, à rendre les forces armées « projetables », à soutenir ses alliés – comme lors de l’affaire des Malouines où il apporte immédiatement son appui à Margaret Thatcher –, sans jamais négliger les efforts de dialogue avec l’ennemi.
Dès son arrivée à l’Élysée, tenant compte de la situation internationale, François Mitterrand modifie le comportement français à l’égard de l’URSS. S’il continue de recevoir l’ambassadeur soviétique, si Claude Cheysson puis Roland Dumas ont des contacts avec leurs homologues de l’Est, il refuse cependant de se rendre à Moscou. La diplomatie française s’inflige ainsi une sorte de cure de désintoxication à l’égard d’un régime dont le Président condamne les pratiques, sans jamais, pourtant, s’en déclarer l’ennemi. « Beaucoup de fermeté liée au souci de négocier me paraît être le seul moyen de parvenir au succès », déclare-t-il alors.
En juin 1984, il accepte enfin de se rendre à Moscou. Les Soviétiques ont repris les négociations avec les états-Unis. Au Kremlin, lors des toasts que s’adressent les délégations avant le dîner, après avoir rappelé son attachement aux droits de l’homme, il évoque sans détour l’injustice faite au Pr Sakharov – scientifique injustement emprisonné – et rappelle le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes – façon habile de dénoncer le comportement soviétique à l’égard de la Pologne et de l’Afghanistan. Dans la grande salle à manger, un ange passe. Certains craignent que les Soviétiques n’ajournent les entretiens. Il n’en est rien.
Le style Mitterrand s’impose : tenir partout, à tous, le même langage.
Il en va de même avec les États-Unis. Si, dès 1981 – une fois les premières incompréhensions sur la présence des ministres communistes au gouvernement levées –, il indique son attachement à l’Alliance atlantique, s’il rappelle, en octobre 1981 à Yorktown, devant un Président Reagan ravi, les liens étroits entre Paris et Washington, le Président n’hésite pourtant pas à critiquer son partenaire d’outre-atlantique. Il dénonce par exemple la politique de Washington en Amérique du Sud. À l’ONU, il pointe la faiblesse de l’aide américaine au développement. Il se prononce, contre l’avis de l’administration Reagan, pour une négociation Nord-Sud globale et pour un nouvel ordre économique international. Lors des sommets du G7, il s’insurge contre la politique monétaire américaine. Et, lorsque Ronald Reagan décrète un embargo industriel unilatéral à l’égard de l’URSS – qui cherche à construire un gazoduc –, François Mitterrand s’y oppose et prend à cette occasion la tête d’une fronde européenne contre la Maison-Blanche. En 1983, lorsque le Président Reagan cherche à lier trop étroitement les déclarations du G7 à celles de l’OTAN – à laquelle la France n’appartient pas –, il s’écrie trois fois « non ». Enfin, il fait connaître son scepticisme à l’égard du projet de « guerre des étoiles », pourtant l’une des priorités de l’administration américaine de l’époque.
« Ami, allié, pas aligné », tel pourrait être le slogan de la politique mitterrandienne à l’égard de cette Amérique conservatrice.
François Mitterrand publie par ailleurs, en 1986, un nouveau livre, Réflexion sur la politique extérieure de la France, dans lequel il expose ses conceptions en matière de politique extérieure.