En 1981, malgré les deux chocs pétroliers de 1973-79, l’agriculture française peut encore se prévaloir d’un certain nombre de succès économiques. En vingt à trente ans, la production a crû de 60 % ; la productivité, de 6,3 % par an ; le commerce extérieur agro-alimentaire présente un solde positif de 16 milliards de francs ; chaque agriculteur nourrit 25 consommateurs, contre 7 seulement en 1950…
À partir de ces résultats, animés par une vision euphorique d’une agriculture de conquête, Valéry Giscard d’Estaing, la Loi d’orientation et le projet du VIIIe Plan mettent l’accent sur des problèmes et des objectifs purement économiques d’une agriculture « rentable et compétitive ». Après l’hommage rituel à « l’exploitation familiale à responsabilité personnelle », ils n’évoquent les agriculteurs que pour « maîtriser » les dépenses dont ils sont bénéficiaires, et pour amorcer le désengagement de l’État au bénéfice des « interprofessions » où les petits et moyens agriculteurs risquent d’être dominés.
Face à cette orientation, en février 1981, François Mitterrand constate : « La France est riche de son agriculture, mais laisse dépérir ses agriculteurs. » Il place, lui, au premier rang de ses objectifs, ceux qui concernent les hommes, les producteurs et les consommateurs.
Depuis plus d’un an, la Commission nationale agricole du PS, sous l’animation de Bernard Thareau, a rassemblé les contributions de plusieurs de ses membres, et a élaboré plusieurs textes qui, peu à peu, formeront la base du programme du candidat. Dès mars 1980, un premier opuscule a été édité sous le titre L’Agriculture et ses travailleurs. En février 1981, le substantiel Projet socialiste pour l’agriculture est adopté par la Convention nationale agricole, dont s’inspire largement la Déclaration de François Mitterrand sur la politique agricole, qui propose douze mesures résumées dans trois de ses 110 propositions. Elles sont développées dans le document que publie en avril la Commission agricole, Pour une autre agriculture avec les socialistes, et que le « Bulletin des chambres d’agriculture » attribuera, en juin, à François Mitterrand.
Ce programme, d’une part, comporte des mesures intéressant, directement et immédiatement, « les hommes », et, d’autre part, dessine des orientations de l’agriculture à partir d’une vision, originale pour l’époque, de son évolution.
Les difficultés que rencontrent les agriculteurs, du moins une majorité, sont soulignées : le revenu réel a diminué de 13 % au cours du dernier septennat ; cette dégradation a contribué à la disparition d’un quart des exploitations, dont les deux tiers doivent obtenir un revenu complémentaire pour survivre. Quant aux salariés agricoles, le prolétariat du « pays », ils ne sont qu’un tiers à disposer d’un emploi permanent. Parmi ceux-ci, 20 % seulement percevaient, en 1977, plus que le SMIG, malgré une qualification croissante. L’endettement ne cesse de s’accroître : en 18 ans, il a été multiplié par dix et représentait, déjà en 1976, 140 % de la valeur ajoutée annuelle de la production agricole.
C’est à partir de ce constat qu’est conçue la partie du programme concernant l’économie de l’exploitation et la situation des travailleurs : au premier rang, il place la garantie des prix selon un quantum pour chaque exploitation. Elle est assurée par les « offices par produit », dont les uns sont créés et les autres rénovés. Cette structure s’inspire de l’organisation du marché du blé mise en place en 1936 par Georges Monnet, et figure d’ailleurs dans le texte du Programme commun de 1972… Les problèmes fonciers sont l’objet de mesures concernant le cumul des exploitations et comportent de nouvelles garanties qui « enrichissent » le statut du métayage et du fermage mis en place par Tanguy-Prigent en 1945-46. Un accès équitable au foncier est facilité par les offices fonciers, proposition spectaculaire qui soulève l’émotion des conservateurs. Il s’y énonce des mesures à caractère plus social, concernant la parité des « avantages sociaux », comme la retraite à soixante ans pour les exploitants et les salariés, l’assiette des cotisations sociales et la pluri-activité.
Des mesures intéressent les actions collectives ; comme le drainage, l’irrigation, un remembrement raisonné, la protection contre les calamités, le renforcement du caractère mutualiste du Crédit agricole, la promotion de la coopération, le développement maîtrisé des industries alimentaires, et l’encouragement à l’industrie nationale pour fournir le matériel trop souvent importé qu’utilisent l’agriculture et les industries alimentaires…
Pour la Politique agricole commune, il est prévu de faire étendre, au niveau européen, le principe des quantums, d’ailleurs en oeuvre sur le marché du sucre mais avec des modalités particulières… Une vigilance particulière sera apportée au respect des trois principes sur lesquels elle est fondée, c’est-à-dire la préférence communautaire, la solidarité financière, et l’unité des prix et des marchés, qui sont menacés depuis que le Royaume-Uni a été admis dans la Communauté sans garanties suffisantes. En particulier, il est nécessaire d’étendre, l’Organisation commune du marché à des secteurs qui n’en ont pas bénéficié et dont l’importance va s’accroître avec l’élargissement à l’Espagne et au Portugal, comme la viticulture, les fruits et légumes. Il faut aussi en doter le secteur des ovins, où les règles en vigueur accordent des avantages incroyables à des troupeaux britanniques atteignant parfois 100 000 brebis. Naturellement il est prévu de mettre fin aux montants compensatoires monétaires, créés en 1969 lorsque Valéry Giscard d’Estaing était ministre des Finances.
Par ailleurs, est mise en cause l’information, maintes fois répétée, d’une agriculture européenne écrasée par ses « montagnes » et ses « fleuves » d’excédents, alors que son déficit agroalimentaire approche 100 milliards de francs. En réalité, il constitue la règle, mais il est masqué par quelques excédents, comme ceux du lait ou ceux du sucre. On peut justifier ainsi toute mesure restrictive à l’égard d’une agriculture réputée pléthorique, comme l’avaient fait, en France, Doumergue et Laval en 1934-35. En réalité, il est possible, ne serait-ce que par un redéploiement des productions, de couvrir des secteurs importants, comme les protéines, ou sensibles, comme les semences, production à haute valeur ajoutée, dont la France porte la moitié de sa consommation, et contribue ainsi à l’expansion de multinationales, inquiétante pour notre indépendance génétique. On diminuerait d’autant certaines exportations qui suscitent les reproches d’un certain nombre de pays.
La partie que je trouve, aujourd’hui, la plus intéressante à rappeler est celle qui concerne le regard porté par François Mitterrand et ses experts sur l’évolution de l’agriculture. Au tableau complaisant qu’en dresse le gouvernement, une série de bémols est apportée, d’ailleurs en accord avec certains dirigeants agricoles.
Le problème le plus sérieux est posé par le laminage du revenu agricole entre des ventes dont les prix ont progressé de 23 % en trois ans et les achats d’intrants (pétrole, machines, engrais, aliments des animaux, produits phytosanitaires), dont les prix ont augmenté (chocs pétroliers) de 25 % et dont la consommation a été accrue de six à sept fois, en une vingtaine d’années, par une intensification, certes nécessaire, mais souvent mal maîtrisée. L’achat de terres, multiplié par dix, a, lui aussi, contribué à l’endettement.
À ces dommages pour l’économie agricole, s’ajoute un problème de balance des comptes puisque la plupart de ces produits sont importés, qu’ils pèsent sur le solde de notre commerce extérieur alors qu’on veut les ignorer dans le bilan de nos échanges agro-alimentaires, au moment où l’on célèbre le pétrole vert. Le problème de l’énergie est particulièrement intéressant : l’agriculture et les IAA consomment 21 millions de tonnes de pétrole. L’ensemble de la filière alimentaire, « de la fourche à la fourchette », consomme 0,7 TEP par habitant (1 TEP aux États-Unis). Il est évident que ce modèle est condamné, car il n’est pas exportable dans le monde entier, au moment où l’on prône l’indépendance alimentaire plutôt que l’aide alimentaire des pays en développement.
On souligne également les dépendances que subit notre agriculture : en 1973, l’embargo Nixon sur le soja pouvait décapiter l’élevage européen ; c’est de là qu’est née la politique européenne des protéines végétales que réclamaient les experts depuis plus de six années. Certaines techniques dites « modernes » participent à cette dépendance : on cite le cas des tomates produites au Nord, sous serres chauffées, dont la production de l kg consomme l’équivalent de 5 kg de pétrole ; on évoque la « chaptalisation blanche », c’est-à-dire l’utilisation d’aliments importés, pour produire du lait qu’il faut exporter dans des conditions parfois aberrantes.
Enfin, ce réquisitoire comporte un volet sur les atteintes au sanctuaire biologique qu’était naguère le territoire agricole : il s’agit de l’érosion des sols provoquée par certaines façons culturales brutales ; de la pollution de nappes phréatiques par l’accumulation, sans limite, de porcs et de volailles sur un territoire restreint, comme en Bretagne ; de l’usage immodéré de pesticides et de certaines « drogues » dans l’alimentation animale… Le territoire rural souffre, dans les plaines, d’une intensification sauvage, et, dans les montagnes, de la désertification… Cette critique dérange les apôtres d’une vision à courte vue de l’agriculture. Mais les mesures pour y répondre sont, alors, loin de rencontrer l’accord d’une opinion agricole souvent façonnée par le modèle unique que diffusent encore les services du développement aux mains des chambres d’agriculture. Il faudra un quart de siècle pour que cette vision se fraye un chemin au point de devenir banale. Elle fournira certes la trame du discours convenu, mais n’aboutira qu’à la mièvre « agriculture raisonnée », bien loin de « l’autre agriculture » que revendique François Mitterrand.
Pour la mettre en place, il préconise une politique visant à conjuguer le souci écologique avec l’efficacité économique. Il assigne cet objectif à la recherche, en particulier à l’INRA, créé par Tanguy-Prigent, qu’il entend développer en même temps qu’un service public du « développement » avec l’enseignement agricole à tous ses niveaux, thèmes qui n’avaient pas été vigoureusement traités dans le Programme commun.
Tels sont les grands traits de l’analyse et des ambitions d’un groupe de militants autour de François Mitterrand. Tel est l’objectif que Édith Cresson va s’efforcer de mettre en oeuvre dans quelques semaines, chacun se disant, avec résolution, tel le vieux Bracke quarante-cinq ans auparavant : « Enfin, les difficultés commencent ! »