Le processus de réunification de l’Allemagne s’est déroulé sur un fond de polémiques qui en a souvent occulté les difficultés véritables. Les commentaires, « à chaud », ont très fréquemment dénaturé le rôle des différents acteurs qui ont eu à faire avec ce bouleversement sans précédent dans l’histoire récente de notre continent. Quinze années plus tard, le temps des passions étant révolu, Frédéric Bozo1, Georges Saunier, historiens, et Jean Musitelli, témoin privilégié de l’action de François Mitterrand dans cette période critique, nous livrent leur analyse des faits.
Jean Musitelli : J’aimerais que nous partions, si vous êtes d’accord, de votre travail d’auteur. Quinze ans après les événements qui ont conduit à l’unification de l’Allemagne et provoqué la disparition de l’URSS, dix ans après la disparition de François Mitterrand, pour la première fois, deux historiens nous proposent des ouvrages de grande tenue scientifique sur le rôle que celui-ci a joué au cours de cette période décisive.
La première question pourrait être comment et pourquoi, au même moment, en France, sortent deux ouvrages sur cette période qui a donné lieu à de vifs débats, à de nombreuses polémiques ? Peut-on considérer que les controverses sont aujourd’hui derrière nous, que nous entrons dans une phase où il devient possible de procéder à une analyse sereine ? Dispose-t- on de tous les éléments nécessaires pour aboutir à un travail sérieux ?
La deuxième question pourrait concerner vos personnalités respectives, vos motivations, ce qui vous a conduits à cette recherche. Vous pourriez enfin nous éclairer sur vos méthodes. À la lecture de vos ouvrages, on constate en effet que vous avez, l’un et l’autre, des approches et des méthodes qui sont très spécifiques même si vous travaillez sur des matériaux qui se recoupent très souvent. Il serait intéressant de procéder à une analyse croisée de la façon dont chacun voit le travail de l’autre.
Tilo Schabert : Il faut mentionner que, dans mon cas, il s’agit d’une traduction, que l’original, en allemand, a été publié il y a trois ans. Cela fait une différence. Je dois dire que j’ai publié ce livre, délibérément, un bon nombre d’années après les faits et leur étude. J’aurais sans doute pu le commencer après 1995. En fait, j’ai été poussé par nombre de personnes de mon entourage à m’y atteler. J’ai longtemps hésité et j’en suis très heureux : on pourrait en effet évoquer les études qui sont sorties immédiatement après cette date importante, et qui ne traitent pas nécessairement du rôle de la France, des ouvrages que l’on connaît bien – à une exception près, l’ouvrage de Condoleeza Rice et Zelikow – la plupart sont marqués par un manque de distance dans le temps.
Pour un bon historien ou un bon politologue, c’est une vertu de passer un certain temps avec ses documents, son matériel, pour réfléchir. Dans mon cas, j’ai consulté mes nombreuses sources au moins cinq ou six fois. Ce faisant, j’y ai découvert à chaque fois quelque chose de plus. Puis il m’a fallu digérer, laisser travailler en moi les informations. C’est un processus assez intéressant de créativité. C’est donc une des raisons qui m’ont incité à laisser « du temps au temps » pour citer François Mitterrand.
Par ailleurs, c’était, je crois, une bonne idée d’attendre la publication d’ouvrages sur le rôle de l’Union soviétique ou des États-Unis, par exemple. Cela m’ouvrait la possibilité, pour un ouvrage centré principalement sur la politique française, de procéder à certaines comparaisons. J’ai donc pris le temps, en lisant ces études, de vérifier, de tester mes propres conclusions. Ai-je réussi ? C’est une autre question.
Frédéric Bozo : Devant des événements très marquants, comme ceux qui nous intéressent ici, l’écriture de l’histoire passe généralement par trois phases successives.
La première est celle du moment lui-même. Elle est le plus souvent marquée par la controverse, car les événements en question suscitent par nature des interprétations divergentes, des sentiments très différents. On l’a très bien vu dès 1989-1990 s’agissant de la question de l’attitude de la France mitterrandienne face à la fin de la guerre froide, et en particulier face à l’unification allemande : il y a d’emblée un débat, très politique, sur le sujet.
Ensuite s’amorce une deuxième phase, celle pendant laquelle on assiste à la fixation de ce qu’on pourrait appeler un schéma narratif dominant. Il se constitue à partir des premiers ouvrages à paraître sur le sujet, le plus souvent sous la plume des journalistes désireux de revenir sur les événements qu’ils ont couverts. Ce schéma narratif s’installe durablement dans la mesure où ceux qui traitent ensuite de ces questions – les politologues, mais aussi les historiens tentés par l’histoire « immédiate » – ont tendance à se référer à ce premier fonds d’analyses et à l’entretenir, y compris dans ses biais et ses erreurs.
Vient enfin la troisième phase, celle de la relecture, du réexamen, voire de la critique. C’est là que les historiens entrent vraiment en jeu s’ils ont le sentiment d’avoir suffisamment de recul, de disposer des documents indispensables et de mieux maîtriser la problématique.
Il me semble que le cas qui nous intéresse n’échappe pas à cette séquence. Nous sommes maintenant, je crois, dans la troisième phase. Ce qui est intéressant et nouveau, c’est que nous y sommes entrés plus tôt : jusqu’à présent, on arrivait à cette phase proprement « historienne » une vingtaine, voire une trentaine d’années après les événements.
Jean Musitelli : Que signifie le fait que ces deux ouvrages arrivent à la disposition du public au même moment ?
Du débat politique à la critique historique
Frédéric Bozo : Je pense que cela tient principalement à trois éléments.
Tout d’abord, la période en question est désormais, justement, une période « historique » en ce sens qu’elle n’est plus, comme elle pouvait l’être encore il y a dix ans, un enjeu d’actualité. Il y a eu en effet une phase d’après-guerre froide, qui a duré une dizaine d’années, au cours de laquelle les grands enjeux du débat politique et international ont été pour l’essentiel la continuation des débats de la fin de la guerre froide. Du coup, la question que nous traitons était encore très marquée par ces enjeux. Aujourd’hui, c’est une histoire « close ». Nous avons changé d’époque vers la fin des années quatre-vingt-dix.
Tilo Schabert : On peut y voir « l’effet 11 septembre ».
Frédéric Bozo : Il est incontestable que cet événement – en mettant sans doute le vrai point final à la guerre froide – a contribué à modifier nos échelles de référence. Le recul indispensable pour l’historien, en effet, ne dépend pas du nombre d’années, mais davantage de la nature de la période. Il relève d’une appréciation qualitative, voire intuitive, plus que quantitative.
Le deuxième élément entrant en jeu est le fait que les principales personnalités, les principaux acteurs, ont tous quitté la scène, ce qui rend plus facile, je crois, le travail de l’historien, son enquête.
Jean Musitelli : Cela signifie-t-il que l’historien n’a plus besoin des témoins directs, des acteurs ?
Frédéric Bozo : Si. Mais les grands personnages ayant tous quitté la scène politique ou historique – François Mitterrand, George Bush, Helmut Kohl, Margaret Thatcher et Gorbatchev – le travail d’enquête pouvait s’accomplir dans un climat plus serein.
Enfin, dernier élément, et non le moindre : les archives sont devenues accessibles. Ce sont ces trois éléments combinés qui expliquent la concomitance de notre travail.
Jean Musitelli : Je souhaite rebondir sur l’idée de ce que Frédéric Bozo appelle le « schéma narratif dominant » et ce que Tilo Schabert nomme la « légende ». On trouve chez Tilo Schabert l’idée que ce schéma narratif n’est pas complètement innocent et qu’il répond aux objectifs politiques de ceux qui ne voulaient pas reconnaître ce qu’il y avait de positif dans l’action de François Mitterrand, tant du côté français que du côté allemand.
À l’inverse, si j’ai bien compris Frédéric Bozo, son idée est plutôt que nous avons eu affaire à la cristallisation d’une opinion moyenne commune, produite par paresse intellectuelle ou conformisme médiatique, les « faiseurs d’opinion » se recopiant les uns les autres sans trop s’interroger sur le sens qu’ils donnaient au jeu des acteurs. Il les absout d’être guidés par une arrière-pensée politique qui aurait mené la fabrication de ce schéma narratif dominant.
Pourriez-vous préciser vos approches respectives ?
« Légende » et « schéma narratif dominant »
Tilo Schabert : En écoutant Frédéric Bozo, j’ai immédiatement pensé à ce problème important. On peut en effet observer qu’au moment où les événements se sont déroulés, à partir de l’automne 1989, certains acteurs politiques ou ceux agissant dans les médias – ils ont été complices en donnant de l’écho, en produisant des commentaires – ont joué avec le processus en lui imprimant un calendrier, c’est-à-dire une interprétation temporelle historique du processus.
Je vous en donne deux exemples.
Du côté américain, les acteurs, James Becker et Bush, autant que les auteurs d’études, Condoleeza Rice et Zelikow qui étaient dans l’équipe du Président, ont imposé une interprétation temporelle. Je cite dans mon livre cette conférence de presse où un acteur, qui n’est pas nommé, explique aux journalistes le scénario américain. Cette scène se déroule très peu de temps après que le processus soit enclenché. Ce faisant, son intention était d’imposer une certaine vision du déroulement dans le temps avec, en particulier, le fait que c’était le discours sur le problème de l’unification allemande du président Bush, en décembre, à l’occasion du sommet de l’OTAN, qui l’avait initiée. Selon le résultat de mes études, on peut voir les choses sous un angle très différent.
Autre exemple : le comportement des médias en Allemagne – qui ont participé pour une part à ce que j’appelle la légende – et plus particulièrement du grand hebdomadaire Der Spiegel, orienté par l’attitude ambiguë vis-à-vis de la France de son patron, Rudolf Augstein, et par son patriotisme soudain lors de l’unification. Les médias ont très vite essayé d’imposer à l’opinion allemande une vision historique très critique de la politique française. Celle-ci est à l’origine de cette idée encore très répandue, en Allemagne surtout, que Mitterrand avait plus ou moins raté le train, qu’il n’avait commencé à comprendre le sens de ces événements qu’au début de l’année 1990. Pour toutes ces raisons, j’estime que les historiens ne devraient pas intervenir sans distance dans le temps. Au terme d’un travail de critique historiographique de cette vision historique imposée dès le début, il devient possible de dire : « Voilà. C’est probablement ainsi que les événements se sont produits. » C’est une critique de toutes ces visions imposées sans objectivité au moment des faits, mais pour servir des objectifs. « Gouverner le monde » signifie aussi qu’on veut également gouverner la perception des faits dans le temps historique.
Frédéric Bozo : Cette question est centrale. Comment expliquer l’apparition d’un schéma narratif dominant ? C’est un phénomène que l’on constate dans toutes les périodes importantes. Nous savons bien que l’histoire des guerres, en particulier, est d’abord écrite par les vainqueurs. Reste à savoir si les vainqueurs – parfois autoproclamés – le sont effectivement au-delà de la période d’euphorie pendant laquelle ils peuvent nourrir ce sentiment.
Il est certain que, très tôt dans notre affaire, apparaît l’idée que la guerre froide a été « gagnée », au sens très large, par les États-Unis et accessoirement par le camp occidental. Je dis bien « accessoirement ». Cette idée va marquer d’une forte empreinte la communication politique américaine, puis tout ce qui a suivi en matière d’ouvrages, d’analyses, de travaux, y compris, plus fâcheusement, nombre de travaux universitaires ou qui en ont toutes les apparences : c’est typiquement le cas du livre des Américains Philip Zelikow et Condoleeza Rice, qui, tout en ayant été directement impliqués dans ces événements en tant qu’acteurs de premier plan, ont pu disposer des archives américaines… et les exploiter à partir d’une grille de lecture a priori, sans qu’il s’agisse d’ailleurs nécessairement d’une démarche très consciente.
Cela étant, il est indéniable que la politique américaine des années 1989-1990 a été une grande politique. La diplomatie américaine aura en effet, dans cette période, fait preuve de professionnalisme et à certains égards de vision, en particulier pour les dossiers les plus importants pour Washington, à savoir les dossiers stratégiques. Or, dans la mesure où ces derniers étaient perçus comme se trouvant au coeur de la problématique de la guerre froide, les événements des années 1989-1990 ont été naturellement interprétés à leur aune, comme c’est le cas pour la question vitale du maintien de l’Allemagne réunifiée dans l’Alliance atlantique, dans laquelle les Américains ont indiscutablement joué un rôle décisif. Et comme ce dossier a été probablement le plus saillant – à l’époque et pendant les années qui ont suivi – il s’est produit un effet de diffraction qui a conduit à magnifier le rôle des États-Unis et a, du même coup, imposé leur schéma narratif, quitte à occulter d’autres aspects tout aussi importants. C’est ainsi que la dimension plus spécifiquement européenne, et en particulier le rôle de la Communauté – qui, dans ces événements, a été à la diplomatie française ce que l’Alliance atlantique était à la diplomatie américaine – a été laissée de côté. C’est, à mon sens, une des explications du fait que le schéma narratif n’a pas été, jusqu’à présent, très avantageux pour la diplomatie française.
Dans ce phénomène de diffraction interviennent également d’autres acteurs, en particulier les Allemands, comme Tilo Schabert vient de le souligner. Toute l’histoire de la RFA de 1949 à 1989 a été profondément marquée par les États-Unis, les relations franco-allemandes ne constituant qu’une sorte de contrepoint. Or peut-être est-on maintenant, quinze ans après, dans une phase où le côté franco-allemand et européen du triangle est désormais plus important que le côté germano-américain, ce qui change la lecture des événements.
Mais, à l’époque, c’était bien ce côté germano-américain qui comptait le plus. Cela peut expliquer que se soit aussi exprimée, du côté allemand, une vision parfois plus proche de la vision américaine que de celle des Français. Encore faudrait-il nuancer : n’oublions pas les différences des points de vue qui existaient entre un Kohl et un Genscher, par exemple. Ce dernier était à certains égards plus proche de la vision française de la fin de la guerre froide que ne l’était le chancelier, et cela se lit d’ailleurs dans leurs mémoires respectifs.
La presse internationale dans le débat
Jean Musitelli : Ce qui me frappe, dans vos interprétations respectives, c’est que vous ne prenez pas en compte la dimension nationale dans le processus de construction du schéma narratif. Or, si l’on se réfère à ce qu’écrivait alors la presse française, on voit bien que dans le procès fait à la politique allemande de Mitterrand, une partie tenait certes à la nature de cette politique, mais l’essentiel tenait à la personne du Président. Tout était bon pour le critiquer, sans que personne ne se soucie de la cohérence intellectuelle des critiques. Je suis persuadé que si, au lieu de mettre en garde Kohl, il avait acquiescé inconditionnellement à son scénario, on lui aurait reproché de brader les intérêts de la France et de favoriser l’émergence de la « Grande Allemagne ».
Georges Saunier : Dans cette circonstance, il a un adversaire historique, Valéry Giscard d’Estaing. Dans une interview que celui-ci donne à Libération sur la question allemande, le 13 novembre 1989, il conclut en visant François Mitterrand : « Ceux qui se sont avancés imprudemment à dire que la disparition du mur de Berlin signifie l’unification des deux Allemagne ont tort. » C’est-à-dire qu’il lui reproche, quelques jours après la chute du Mur, le fait de trop parler d’unification, de trop la vouloir. Et c’est le même qui, quelques mois plus tard, dira exactement l’inverse en affirmant que François Mitterrand essayait de la freiner.
Tilo Schabert : Dans la période où je rédigeais mon livre, j’ai consacré quelques mois à une étude approfondie de la presse grâce aux dossiers de la Fondation Science et Politique, en Allemagne, que je n’ai pas incluse dans mon livre ce qui l’aurait rendu trop volumineux. Mais il est intéressant de noter qu’il y a quand même eu un débat dans la presse internationale autant que dans la presse française. Michel Rocard et Édouard Balladur se sont montrés plus raisonnables que Valéry Giscard d’Estaing. Mais remarquons que, dans son cas, il y a eu fluctuation. Au mois de novembre, il a publié dans Le Figaro une tribune qui indiquait son souhait de neutraliser l’Allemagne. Il est clair qu’il a eu peur d’une Allemagne unifiée. Ce qui n’était pas le cas de François Mitterrand.
Tout cela m’invite à faire une autre remarque sur laquelle j’aimerais connaître votre opinion. J’ai pour thèse qu’on ne peut proposer un schéma narratif des événements historiques qu’après un certain temps, jamais au moment même. C’est impossible. En revanche, aujourd’hui, l’opinion publique attend des réponses immédiates. Cela signifie que les acteurs sont poussés à délivrer leur interprétation du processus en cours dans le moment même où il est en oeuvre. S’il est possible aux chercheurs de répondre avec le bénéfice d’un certain recul dans le temps, après avoir mis en lumière les décisions et les faits décisifs, cela est impossible pour les acteurs eux-mêmes.
Georges Saunier : Il a été reproché à François Mitterrand de n’avoir pas délivré tous les éléments d’explication qui auraient peut-être permis, sur le moment même, de tuer dans l’oeuf le schéma narratif dominant et négatif qui s’est établi.
Frédéric Bozo : Deux remarques. La première concerne Valéry Giscard d’Estaing. Les historiens devront travailler sur les archives, mais j’ai l’impression que son septennat marque une sorte de parenthèse dans la problématique générale de la France face à la question allemande, problématique dans laquelle existe une nette continuité de De Gaulle à Mitterrand, avec, évidemment, des variantes selon le contexte.
Tilo Schabert : Tout à fait d’accord.
Frédéric Bozo : Pompidou, avec des nuances, s’est grosso modo inscrit dans la continuité du Général, comme le fera à mon avis Mitterrand. Mais avec Giscard, j’ai l’impression qu’il y a une rupture : pendant sa présidence, Valéry Giscard d’Estaing – pour des raisons qui, il est vrai, tiennent en partie au contexte de la seconde moitié des années soixante-dix – semble en quelque sorte avoir passé par pertes et profits la division de l’Allemagne, ou du moins s’en être accommodé au point de s’entendre tacitement avec les Soviétiques à cet égard. L’interview que nous venons d’évoquer, celle du 13 novembre 1989, me paraît dans le droit fil de cette attitude : il y critique en effet Mitterrand parce qu’il le juge beaucoup trop ouvert à la perspective de l’unification allemande qui s’amorce alors.
François Mitterrand avait compris dès 1981 que la question allemande demeurait ouverte
Jean Musitelli : Est-ce que, d’une certaine façon, le discours français sur l’Allemagne n’est pas aussi influencé par ce qu’était, à ce moment-là, l’interlocuteur du moment ?
Frédéric Bozo : Je me suis posé la question. Mais je crois qu’avec Tilo Schabert nous sommes d’accord pour dire par exemple que, lorsqu’il arrive à l’Élysée et que son interlocuteur allemand est Helmut Schmidt, Mitterrand aborde très ouvertement la question de l’unité allemande et même plus volontiers que le chancelier. En somme, je pense que Mitterrand avait compris, beaucoup mieux que Giscard, que la question allemande demeurait ouverte malgré le caractère apparemment durable de la division du pays. Il l’a compris dès 1981.
J’en arrive à ma seconde remarque : à certains égards, la politique de Mitterrand face à la question allemande en 1989-1990 pouvait en effet prêter à controverse : c’est toute la question du fameux « grand discours » qu’il n’a pas fait sur l’unité allemande – et qu’il aurait pu faire – comme le souligne Hubert Védrine. Or il faut maintenant se demander pourquoi il ne l’a pas prononcé. La raison est, de mon point de vue, politique : il ne voulait pas donner l’impression d’encourager Kohl dans ce qu’il a ressenti, à l’hiver 1989-1990, comme une fuite en avant. Il ne souhaitait pas que ce dernier aille trop vite ni surtout néglige de prendre suffisamment en considération le contexte européen et international, et il avait bien perçu que c’était effectivement, à un moment, la tentation de Kohl. Dans ces conditions, un grand discours très compréhensif, très ouvert présentait un risque. Évidemment, en l’absence d’un tel « grand discours », les interprétations négatives ont pu prospérer. Mais le fait qu’il ait alors considéré que, politiquement, le moment d’un tel discours n’était pas venu ne signifie évidemment pas qu’il était hostile à l’unité allemande… Je rappelle cela pour mettre en évidence qu’il y a quand même, dans la politique mitterrandienne, des éléments qui peuvent expliquer la controverse, même s’ils ne justifient en aucune manière la « légende » que Tilo Schabert et moi réfutons.
Par ailleurs, il faut tenir compte de ce qu’était en France le contexte politique : l’opposition, à l’automne 1989, essayait de se refaire une santé, d’ailleurs beaucoup plus sur la question européenne au départ que sur la question allemande.
Tilo Schabert : Mitterrand n’a pas vraiment refusé d’offrir un schéma narratif, c’est-à-dire un schéma destiné à s’inscrire sur la surface des médias. Il a parfaitement compris les événements. Il en a spontanément articulé la vision dans une « structure d’interprétation ». Dans quelques discours, il a comparé les mouvements en cours en Allemagne et en Europe de l’Est avec la Révolution française. Il a compris immédiatement que l’Histoire se met en mouvement dès que bouge le peuple, que ce phénomène renvoie à des profondeurs non visibles. Aussi faudrait-il peut-être distinguer entre deux niveaux différents. Le schéma narratif, où le script dans le sens américain, c’est la surface. Mitterrand, en tant que littéraire et grand connaisseur de l’Histoire, est tout de suite entré dans une structure d’interprétation qui prenait en compte ce qui s’agitait dans les profondeurs.
L’incompréhension vient peut-être de l’opinion publique, car, en fait, à défaut de « grand » discours, il en a prononcé un certain nombre qui n’ont pas été suffisamment analysés à l’époque, à Copenhague, à Caracas, à Athènes, à Strasbourg, à Bologne…
Jean Musitelli : Je crois, comme Frédéric Bozo, qu’il s’est délibérément abstenu de s’exprimer davantage sur une situation dont il comprenait parfaitement la complexité, complexité qui ne rendait pas aisées les explications. On dispose de tous les éléments pour reconstituer ce qu’aurait été ce « grand discours », mais, dans la réalité, il n’a jamais été prononcé.
Tilo Schabert : J’ai essayé de le reconstituer.
Frédéric Bozo : Parmi les documents audiovisuels sur lesquels je me suis arrêté, l’un d’eux a retenu particulièrement mon attention. Il s’agit de celui où il évoque « les peuples qui bougent… ». Il est saisissant. Il y a là quelque chose qui transparaît, une vision très sombre de l’Histoire et du possible et, en même temps, un optimisme quant au politique : l’Histoire est peutêtre catastrophique, suggère-t-il, mais nous devons, nous autres politiques, nous charger d’empêcher les malheurs. Cette vision de l’Histoire, cette approche de l’avenir, ne l’empêchait-elle pas dans ce cas précis de prononcer ce fameux « grand discours » qui lui aurait fait dire au peuple allemand : « Ce qui est en train de se produire chez vous et que vous demandez depuis très longtemps peut provoquer une catastrophe. » ?
Tilo Schabert : Si vous me permettez une question : qui a tenu un grand discours à l’époque ?
Frédéric Bozo : C’est une bonne question, ou une bonne objection. Reste que si quelqu’un aurait pu le faire, c’était bien lui…
Tilo Schabert : Il n’y a pas eu de grand discours de Bush. Kohl n’en a jamais tenu. Alors qui ?
Frédéric Bozo : Oui, mais il n’empêche que la perception existe de grands discours de Bush ; c’est cela qui est intéressant. Prenez son discours de Mayence, du 31 mai 1989, qui, à mon avis, n’a rien à voir avec l’unité allemande, que personne alors n’anticipe : eh bien les Américains ont réussi, ex post facto, à en faire un grand discours sur l’unité allemande.
Tilo Schabert : C’est l’art de la communication américaine. Peut-être faudrait-il distinguer entre discours et communication.
Frédéric Bozo : Je suis tout à fait d’accord.
Tilo Schabert : Chez Mitterrand, c’est précisément l’inverse. Il démontre une grande sensibilité pour les forces historiques, une parfaite compréhension, mais il se refuse les artifices d’une communication aux effets appuyés.
Jean Musitelli : J’aimerais que vous nous disiez un mot des sources. Considérez-vous qu’aujourd’hui, compte tenu de l’ouverture des archives, les historiens que vous êtes peuvent travailler de façon sérieuse ? Y a-t-il encore des zones d’ombre, des éléments qui seraient susceptibles de faire évoluer les interprétations ? Quelles difficultés avez-vous rencontrées dans la quête des sources ?
Georges Saunier : Ne pourrait-on pas revenir en amont à la question de vos itinéraires respectifs, des raisons qui vous ont amenés à écrire ces deux livres ?
Tilo Schabert : Une des motivations de mon ouvrage était d’approcher ce qu’on appelle « le fait du prince ». J’étais fasciné par Mitterrand que j’appelle « le prince » volontairement. J’étais curieux de savoir, de vérifier s’il était vraiment un grand prince, selon mes critères. Cette tentation explique la forme qu’a pris mon livre. J’ai eu deux objectifs.
Le premier était de procéder à une étude approfondie de l’action du « prince » Mitterrand s’agissant de l’unification allemande. Étudier l’unification était, d’une certaine manière, un objectif secondaire. C’était le champ choisi, une application. J’aurais pu en choisir un autre puisque mon objectif principal était d’étudier ce que j’appelle la créativité politique d’un grand prince dans le monde politique contemporain.
Le deuxième moteur qui m’a entraîné dans ce travail, c’est, je crois, le bonheur du chercheur quand les sources lui offrent tant de pistes à suivre.
Et puis, bien sûr, en filigrane, le schéma narratif fourni par la presse, ce que j’ai appelé plus tard « la légende », le bonheur – là encore – de constater les contradictions entre l’objectivité des sources et les idées reçues.
Frédéric Bozo : Opinions reçues que vous disiez plutôt partager au début.
Tilo Schabert : Que j’ai partagées, bien sûr.
Frédéric Bozo : Mon propre itinéraire est sensiblement différent.
Je me suis toujours intéressé à l’histoire du temps présent, estimant qu’il n’y a pas d’un côté le passé pour les historiens et, de l’autre, le présent pour les politologues et quelques autres. Lorsque ces événements de 1989-1990 sont intervenus, je travaillais sur la politique extérieure de De Gaulle. J’ai donc vécu ces événements à la fois en tant qu’observateur et en tant qu’historien. Or – toute modestie mise à part – j’avais plutôt le sentiment, à l’époque, de bien comprendre la politique de Mitterrand ; j’avais au demeurant l’impression, au prisme de la politique gaullienne, qu’il faisait ce qu’il fallait faire. À la question artificielle mais très en vogue à l’époque : « Qu’aurait fait de Gaulle ? », je répondais quant à moi : « La même chose », du moins dans les grandes lignes et sachant que le contexte était tout de même différent.
Puis j’ai constaté, dans les années qui ont suivi, l’émergence de ce schéma narratif beaucoup moins favorable, dont nous parlions précédemment, et je me suis d’abord inquiété sur mon jugement : n’avais-je pas mal fait mon travail d’historien du temps présent ?
Dans les années quatre-vingt-dix, cette interrogation m’a donné envie de revenir sur le sujet de manière aussi méthodique ou « scientifique » que possible. Je me suis alors lancé dans le travail en lisant tout ce qui pouvait l’être, mais je suis arrivé à la conclusion que la controverse était tellement forte qu’on n’arriverait à rien de définitif ou de sérieux sans les archives. J’ai donc attendu, et c’est seulement quand j’ai eu accès aux archives que j’ai pensé que je pourrais réellement aboutir.
Georges Saunier : Vous accédez aux sources selon des cheminements qui sont également très différents.
Sources écrites et histoire orale
Tilo Schabert : J’ai été surpris d’avoir accès à des sources d’une si grande richesse. Par exemple, les notes préparatoires des collaborateurs du président Mitterrand avant un sommet franco-allemand, avant un Conseil européen, produites sur une période de quatre ou cinq semaines. Leur étude approfondie m’a permis de reconstituer ce qu’on appelle le processus de prise de décision. Mitterrand a lui-même travaillé sur ces notes. Il y a inscrit ses remarques, il les a corrigées, a ajouté des idées. En les étudiant, je pénétrais dans l’atelier de la créativité, j’écoutais les voix de ceux qui y participaient, la voix d’Élisabeth Guigou, celle de Pierre Morel ou de Hubert Védrine et de quelques autres.
Ma tâche était plus difficile ou plus compliquée avec les comptes rendus d’entretiens de François Mitterrand avec les autres « princes ». Le fait est que, par exemple, les comptes rendus rédigés du même entretien côté allemand et côté français donnent des versions bien différentes de la rencontre.
Par ailleurs, l’accès aux sources soviétiques n’est pratiquement plus possible. En ce qui concerne les sources allemandes, il faut constater que nous ne disposons pas d’une collection complète. J’ai pu constater, avec surprise, que ce sont les sources concernant la France qui manquent principalement. Peut-être n’est-ce pas innocent.
Ma dernière remarque concerne le contrôle de ces sources écrites grâce aux témoignages des acteurs. Selon mon expérience, la période pendant laquelle il est possible de recueillir des témoignages valables sur ces événements est maintenant révolue. Les souvenirs des témoins ne sont plus suffisamment précis. Ils y ajoutent même des histoires qu’ils ont lues dans les livres.
Frédéric Bozo : Je suis d’accord avec ce que vient de dire Tilo Schabert sur la difficulté de l’histoire orale. Les témoins sont des êtres humains. Certains réécrivent, consciemment ou non, l’histoire à leur avantage. D’autres, imprégnés de la « littérature » dominante, se trouvent au contraire contaminés par le schéma narratif dominant qui n’est pas forcément le leur au départ. C’est le cas de certains acteurs français.
Sur les archives, je dois dire que j’ai trouvé une masse de documents absolument énorme, représentant des centaines de cartons. J’ai d’abord eu accès aux archives du Quai d’Orsay qui jusqu’ici n’ont pas été consultées et qui m’ont permis de combler certaines lacunes du fonds présidentiel que j’ai pu dépouiller aux Archives nationales.
En outre, j’ai eu, je crois, accès à peu près au même corpus que Tilo Schabert, c’est-à-dire des archives qu’on peut qualifier de privées, détenues par d’anciens collaborateurs du Président qui ont conservé, comme cela se fait beaucoup, des documents, généralement sous forme de photocopies, et qui les mettent à la disposition des historiens.
Cet ensemble m’a permis de restituer le processus de décision en deux temps. Tout d’abord l’élaboration – avec les notes des collaborateurs, des conseillers ou du ministre des Affaires étrangères. Puis, le moment de l’expression de la politique, soit dans le discours public, soit dans les entretiens avec les chefs d’État ou les ministres étrangers.
Si tout cela permet une analyse extrêmement fine, chronologiquement très précise, de ce qu’a été ce processus de décision – et une telle analyse est indispensable face à « l’accélération » de l’Histoire -, il ne faut pas s’en dissimuler les limites. Celles-ci concernent d’une façon générale les archives contemporaines, la communication écrite à l’intérieur de la sphère politique ayant aujourd’hui un rôle relativement moindre qu’il y a trente à quarante ans. Cela est très frappant quand on compare les archives « De Gaulle » aux archives « Mitterrand », par exemple. À la fin des années quatre-vingt, on utilise davantage le téléphone que dans les années soixante. Les méthodes de travail ont évolué.
Jean Musitelli : Mitterrand fonctionnait par note.
Frédéric Bozo : Oui, mais il y a en outre une limite qui provient du mode de décision mitterrandien, que Hubert Védrine a bien décrit d’ailleurs dans son livre : bien souvent, plusieurs collaborateurs travaillent en parallèle sur le même sujet, ce qui revient à organiser des chevauchements mais aussi des cloisonnements. Cela fait, comme pour une source souterraine, qu’il est parfois difficile de retrouver le cours d’un processus de décision d’un dossier à l’autre, d’un fonds à l’autre, parce que tel collaborateur en a connaissance à un moment et tel autre à un autre, parfois en parallèle.
Par ailleurs, il est exact que les comptes rendus d’entretiens français sont probablement plus décevants que les documents allemands pour une raison pratique : comme Jean Musitelli peut en témoigner, les collaborateurs de l’Élysée n’avaient que rarement le temps de les mettre en forme. Il nous reste donc des notes brèves, souvent demeurées sous forme manuscrite et, parfois, mises au propre…
Jean Musitelli : Plus ou moins bien retranscrites.
Frédéric Bozo : Oui. Les difficultés que cela génère peuvent bien sûr être surmontées en croisant les sources, en utilisant notamment les équivalents à l’étranger. Les documents de la Chancellerie allemande ne montrent pas de discordances majeures dans les entretiens Mitterrand-Kohl entre ce que les Allemands et les Français en ont retenu. Ils sont peut-être plus précis, plus détaillés, plus formalisés.
Pour conclure, je dirai que nous disposons d’un corpus imposant, qui rassemble l’essentiel. Je serais très surpris que des choses très nouvelles sortent à l’avenir des cartons.
J’ajoute qu’il serait souhaitable que soit accompli le même travail que celui que nous avons fait en regardant du côté britannique et du côté russe.
Tilo Schabert : J’aimerais ajouter une brève considération. Si l’on compare les notes produites du côté français et du côté allemand pour le même entretien, on y découvre en général des différences importantes. Les preneurs de notes français sont, par exemple, beaucoup plus poétiques, dans le bon sens du terme. Cela rend la lecture du compte rendu français beaucoup plus intéressante que celle du compte rendu allemand parce que les Français, probablement inconsciemment, ont une grande sensibilité aux métaphores, aux images, aux expressions intéressantes, frappantes, tandis que, je crois, par éducation, par volonté, les preneurs de notes allemands utilisent un langage plus strictement normalisé. Un diplomate allemand typique disparaît derrière son langage. Il fait également disparaître celui qui parle, il fait disparaître Kohl qui usait pourtant d’une langue très imagée, nourrie d’anecdotes.
Cela constaté, très sérieusement, où est l’objectivité de la source ?
Georges Saunier : Après toutes ces questions de forme et de méthode, le moment est venu de passer au fond. Peut-être pourrions-nous progresser en suivant l’ordre chronologique ?
Frédéric Bozo : Je prendrais volontiers la question en amont, quitte à remonter au début de la décennie. Il serait en effet éclairant d’examiner la question allemande avant que se pose le problème de l’unification. Sur l’actualité de la question allemande pour Mitterrand au début des années quatre-vingt, j’ai d’ailleurs une lecture un peu différente de Tilo Schabert.
L’Allemagne de François Mitterrand
Tilo Schabert : Tout d’abord, je l’écris dans mon livre, François Mitterrand était un peu comme un patriote allemand. Il était tellement patriote français qu’il parvenait sans grandes difficultés à se placer dans la psychologie d’un patriote allemand. Pour lui, il était inimaginable que la France soit, par exemple, éternellement coupée en deux selon une ligne courant de Nantes à Nice avec des barbelés. Et d’ailleurs, il le disait : « J’ai vécu la séparation de la France en deux parties sous l’occupation allemande. Je sais bien ce que les Allemands pensent et sentent. » C’est pourquoi j’ai consacré un passage de mon livre à ces questions de la perception.
L’Allemagne, telle qu’elle vivait dans l’esprit de François Mitterrand, n’était pas nécessairement l’Allemagne réelle. Pour comprendre sa politique, mais aussi celle d’autres gouvernements français, il faut faire une distinction entre l’Allemagne réelle et l’Allemagne perçue. L’Allemagne de François Mitterrand était une nation souffrante à cause de sa partition. Ce thème de la souffrance de l’Allemagne apparaît très souvent dans ses propos, soit au Conseil des ministres, soit dans les entretiens.
Il n’imaginait pas que presque tous les Allemands, dans les années quatre-vingt, avaient abandonné l’idée d’une unification. Au printemps 1989, Helmut Kohl a contribué à un livre dans lequel il déclare : « Il n’y aura pas, au cours de ma vie, d’unification. Il ne faut pas l’attendre ». Celui qui aurait alors osé écrire dans un grand journal qu’il croyait à l’unification aurait été immédiatement traité de réactionnaire, de chauvin, de cold warrior, de fou. Par contre, Mitterrand a toujours pensé que les Allemands souffraient de la partition, que de ce fait ils rêvaient de l’unification, qu’il fallait tenir compte de ce rêve.
Par ailleurs, nous vivions toujours sous la menace d’une guerre nucléaire dont le champ de bataille aurait été l’Allemagne, ce qui plaçait ce pays au cœur de la grande question sur la guerre ou la paix. Cette question apparaît dans près de 60 % des entretiens qu’a eus François Mitterrand avec Helmut Kohl. C’était alors la grande question : chaque jour la guerre pouvait alors éclater.
Au sommet économique de Venise, Mme Thatcher a questionné Ronald Reagan sur l’utilisation de la bombe. Celui-ci ne lui ayant pas répondu, Mitterrand a été convaincu que les Américains ne mourraient pas pour Dantzig ou Lübeck. C’est pourquoi il était tellement sensible, dès le début de son mandat, au pacifisme en Allemagne – non parce qu’il lui était hostile – mais parce qu’il savait que la pression que celui-ci exerçait en Allemagne l’amènerait peut-être à des bêtises. C’est pourquoi il a prononcé son fameux discours devant le Bundestag.
Pour lui, si l’on envisage la fin de la guerre froide, il faut penser à une solution de la question allemande. Mais sa démarche va de la grande politique internationale à l’Europe, puis à l’Allemagne, le tout étant lié. Mitterrand, en penseur stratégique, l’a bien compris dès le début de son mandat. À cela s’ajoute une troisième idée : nous savons qu’il a aussi pensé très tôt à un effondrement de l’Union soviétique.
Il avait constamment en tête que l’Allemagne serait tentée de se rapprocher de la Russie, de faire cavalier seul. Cela aurait signifié la fin de la construction européenne et, pour lui, le retour à la politique européenne du XIXe siècle, donc à la catastrophe. Frédéric Bozo : Chez Mitterrand, la question allemande s’inscrit dans trois temporalités et trois problématiques distinctes.
La première temporalité et la première problématique concernent le court terme de la vie politique. Mitterrand est un homme politique et il a, face à lui, des hommes politiques : Schmidt puis Kohl. Il comprend très bien, sûrement mieux que d’autres avant lui – je pense notamment à Giscard d’Estaing ou à d’autres contemporains étrangers, Reagan par exemple – l’importance de la question nationale dans la vie politique ouest-allemande. Il comprend que c’est une question majeure, dominante, structurelle de la vie politique : en témoignent ses dialogues avec Schmidt puis Kohl sur la question allemande.
Il se situe en outre en fonction dans une deuxième temporalité, à moyen terme, qui relève quant à elle d’une problématique stratégique : c’est la question allemande au sens du rôle de la RFA (Allemagne fédérale) dans le conflit Est-Ouest qui atteint son apogée avec la nouvelle guerre froide et la crise des euromissiles. Entre 1981 et 1989, 70 % des dialogues franco-allemands sont stratégiques : guerre nucléaire, coopération militaire franco-allemande, Alliance atlantique, émergence d’une défense européenne et, plus largement, construction européenne – ce dernier point étant crucial, nous y reviendrons sans doute. La troisième temporalité, enfin, s’inscrit dans le long terme et elle correspond à une problématique plus historique que politique ou stratégique : le devenir de l’Est. Pour Mitterrand, comme pour de Gaulle d’ailleurs, l’URSS n’est pas une construction éternelle, même si je ne pense pas qu’il ait senti sa fin comme aussi proche que l’histoire en a effectivement décidé. En revanche, il avait incontestablement compris, dès 1981, et peut-être avant, que son empire en Europe de l’Est était appelé non pas à s’effondrer mais certainement à se transformer très profondément. D’où la question de l’unité allemande : pour lui, dans cette période, tout dépend de l’URSS : tant qu’elle ne l’acceptera pas – ou ne sera pas contrainte de l’accepter – elle ne se fera pas.
Il me semble en résumé que, dans les années qui précèdent les événements de 1989, il n’exclut pas l’unité allemande, mais la voit comme une possibilité lointaine liée au sort de l’empire soviétique en Europe de l’Est et de l’URSS elle-même. Du coup, la question de l’unité allemande est certes présente dans le dialogue francoallemand et dans la politique de Mitterrand mais il me semble que « l’unité » allemande n’a pas été, pour lui, d’actualité avant l’été 1989, pas plus qu’elle ne l’était pour quiconque, y compris Kohl. Tout au long des années quatre-vingt, la question allemande était présente, mais elle l’était pour l’essentiel dans sa déclinaison « occidentale », à travers la question de l’amarrage de l’Allemagne à l’Occident, que ce soit dans l’Alliance ou dans la Communauté. Mitterrand abordait l’hypothèse de l’unification par le biais de sa sensibilité à la vie politique allemande, de sa réflexion historique. Sur le plan opérationnel, elle n’était pas pour lui d’actualité. Si elle l’avait été, il l’aurait dit publiquement, notamment à des moments importants comme lors de sa visite d’État en RFA, en octobre 1987.
Jean Musitelli : Ce voyage de 1987 intervient en plein débat stratégique sur le désarmement, sur les différentes options, etc. La préoccupation majeure de Mitterrand et le message essentiel qu’il adresse alors aux Allemands, c’est le fait que l’ultime avertissement ne sera pas délivré sur le territoire allemand, ce qui est une façon de répondre à une inquiétude permanente manifestée par les Allemands vis-à-vis de l’emploi de notre force nucléaire sur leur territoire. Cette déclaration est très mal prise côté français. Elle donne lieu, le soir même, à des commentaires critiques du ministre de la Défense de Jacques Chirac, M. Giraud, qui est du voyage et considère que le président de la République aurait dû se concerter avec le Premier ministre, manifestant la réticence de la droite à donner à l’Allemagne des garanties qui limitent notre autonomie de décision nucléaire. En dehors du volet stratégique, ce qui est essentiel dans la politique allemande de Mitterrand, c’est qu’elle s’inscrit indissociablement dans sa vision de la construction européenne. On le voit bien lors des discussions de l’automne 1989 pour l’engagement de la conférence intergouvernementale qui doit conduire à l’Union économique et monétaire. Il fait alors pression sur Kohl pour qu’il accepte la monnaie unique en rappelant qu’en 1983 lui-même a pris le risque politique d’ancrer la France dans le système monétaire européen contre l’avis de beaucoup de ses proches. Il attend alors de Kohl un renvoi d’ascenseur.
Frédéric Bozo : J’allais y venir, et je suis sûr que Tilo Schabert est d’accord : la dimension européenne est sans aucun doute pour Mitterrand la dimension la plus déterminante de la question allemande, et c’est cela qui explique avant tout sa politique à l’automne 1989. Même s’il accorde une réelle valeur à l’Alliance atlantique, qu’il ne renie à aucun moment, il a en effet tendance à y voir une alliance de circonstance. La construction européenne compte infiniment plus dans sa vision de l’après-guerre froide.
Or il est d’ailleurs en parfait accord avec Kohl sur l’importance de cette dimension : les deux hommes ont passé les sept ou huit années avant les événements en question à se dire : « il n’y a pas d’unité allemande sans unité européenne, et vice versa », récitant en cela, d’ailleurs, les Tables de la Loi de Schuman, Adenauer et de Gaulle. Il y a une parfaite continuité. La question de l’ancrage communautaire de l’Allemagne est donc fondamentale pour Mitterrand. Je ne pense pas qu’il n’ait jamais eu d’inquiétude profonde à ce sujet si l’on met de côté les interrogations des dernières semaines de 1989 sur lesquelles nous reviendrons peut-être. D’ailleurs la question, en 1989, n’est pas nouvelle : elle n’a pas cessé de prendre de l’importance dans les années qui précèdent du fait du dynamisme économique allemand et de la volonté d’affirmation politique de la RFA. Mitterrand y prête bien sûr attention, mais il est confiant dans le maintien de l’engagement communautaire de la République fédérale. Il est pourtant vrai que s’engagera une espèce de course de vitesse à la fin de l’année1989 entre le retour de l’unité allemande et l’engagement définitif de la construction européenne vers l’Union économique et monétaire.
Tilo Schabert : Tout d’abord, je constate un phénomène qui m’a frappé à la lecture des propos tenus par François Mitterrand sur l’Allemagne : quand il dit « Allemagne » il ne fait référence qu’à la République fédérale – ce que nous faisons également en ce moment. Cela dit, essayons maintenant de faire un peu de science-fiction : qu’est-ce qui serait arrivé s’il n’y avait pas eu la chute du Mur mais un approfondissement, une évolution de l’Union européenne ? Cela aurait creusé davantage le fossé entre les deux Allemagne. Qu’aurait-on fait alors ? Parce que, du côté allemand, selon la formule utilisée par Kohl : l’unité allemande, si on peut envisager de parler de l’unité allemande, c’est dans un cadre européen, dans la maison européenne.
Frédéric Bozo : C’est la formule d’Adenauer…
Tilo Schabert : …qui ne dit rien de vraiment précis, mais c’était la formule utilisée par Kohl et qui s’était largement répandue dans l’opinion.
Jean Musitelli : Elle ne levait pas la contradiction entre la construction d’un ensemble ouest-européen et la possibilité d’unification.
Frédéric Bozo : En effet…
Tilo Schabert : Cette formule implique, bien sûr, un affaiblissement du pouvoir soviétique sur l’autre moitié de l’Europe.
Je voudrais revenir à l’hypothèse que certains ont avancée d’une possibilité de réunification allemande avec l’accord de la Russie sous le signe du neutralisme. Cette idée, qui se situait dans la continuité de la note de Staline en 1952, revenait à la surface dans les années quatre-vingt, poussée par le Spiegel, avec la complicité, par exemple, de l’hebdomadaire Die Zeit. Et avec Oskar Lafontaine qui s’érigeait en patriote sous le signe du neutralisme. Ce thème a rassemblé des forces très importantes en Allemagne. Cette hypothèse d’unification assortie d’une neutralisation ne pouvait qu’inquiéter Mitterrand.
Jean Musitelli : Au moment de la crise des euromissiles, l’attitude de François Mitterrand et ses déclarations montrent qu’il est parfaitement conscient de cette hypothèse.
Frédéric Bozo : Je suis d’accord, mais je crois que cela renvoyait beaucoup plus à une inquiétude sur l’affaiblissement de l’Alliance atlantique et de la construction européenne qu’à la possibilité d’un neutralisme conduisant à une unification à laquelle il ne croyait pas encore, parce qu’il était persuadé que l’URSS n’en voulait pas…
Jean Musitelli : C’était, de la part de l’URSS, une manoeuvre.
Frédéric Bozo : Oui, c’était une manoeuvre, comme en 1952.
Georges Saunier : Les relations de la France avec la RDA confirment-elles complètement ce point de vue ?
Frédéric Bozo : Ce qui me frappe dans les relations avec la RDA, c’est qu’elles sont constamment un sousproduit des relations avec la RFA, qu’elles sont toujours soumises à la relation Paris-Bonn, y compris pendant le fameux voyage de décembre 1989, quoi qu’on en ait pu dire à l’époque, et surtout par la suite, il ne visait aucunement à entraver le processus, même si le message était bien que l’unification devait rester maîtrisée dans son rythme et ses implications internationales…
Jean Musitelli : C’est le type de relation qui est toujours restée à un niveau de formalisme diplomatique.
Frédéric Bozo : Oui. Pour tout dire, je crois qu’il n’y a jamais eu de carte est-allemande dans le jeu politique français.
Jean Musitelli : Il y avait bien quelques dossiers techniques à régler, rien de plus. Le projet de visite traînait dans les tiroirs depuis des années. On l’a réexaminé après la réélection de François Mitterrand, au moment où l’on préparait sa tournée dans les pays de l’Est. Et je crois que c’est précisément l’accélération et la chute du Mur qui l’ont décidé à aller se rendre compte de lui-même comment les choses évoluaient en Allemagne de l’Est.
Georges Saunier : Venons-en à cette période du printemps et de l’été 1989. Peut-on avoir alors le sentiment que quelque chose de très fort est en train de se passer à l’Est ?
Frédéric Bozo : Au printemps 1989, on est encore dans le cadre classique de la relation franco-allemande. Sont sur la table les problèmes stratégiques et communautaires, et surtout monétaires. Je suis d’accord avec Tilo Schabert pour dire que beaucoup d’ingrédients de ce qui va rendre parfois difficile la communication entre Paris et Bonn, à l’automne, sont déjà présents au printemps. La relation francoallemande qui progresse, qui avance, qui est devenue centrale pour les deux pays, se heurte encore à des obstacles. Le principal d’entre eux tient à l’asymétrie entre une puissance nucléaire politiquement souveraine, jalouse de son indépendance, la France, et une puissance économique très dynamique, armée d’une monnaie très forte, l’Allemagne. En avril-mai 1989, ces deux dossiers se télescopent et aboutissent à une (petite) crise dans les rapports Paris-Bonn. Il s’agit d’abord d’une crise stratégique qui est plutôt liée à la question du désarmement et au fait que Bonn se montre de plus en plus réticent face aux pressions américaines et britanniques dans le dossier des armes nucléaires à courte portée, conduisant les Français à se demander s’il n’y a pas un léger risque de voir leur partenaire faire cavalier seul sur le plan politicostratégique (d’un autre côté, les Allemands reprochent aux Français de ne pas aller assez loin dans la consultation nucléaire).
Mais il s’agit surtout d’une crise communautaire, due à la difficulté que Mitterrand ressent, à ce moment-là, à obtenir un engagement de Kohl sur la monnaie unique. C’est ce débat qui va ressurgir à l’automne 1989, au lendemain de la chute du Mur, avec en arrière-plan l’éventualité d’un retour rapide de l’Allemagne à l’unité.
Georges Saunier : C’est donc à la fin mai, au début de juin, que commence le mouvement de bascule.
Tilo Schabert : Je suis tout à fait d’accord avec cette analyse. Cette asymétrie était présente à chaque moment du dialogue. On y progresse en prenant soin d’un certain parallélisme : un geste en faveur de l’Allemagne dans le domaine militaire est compensé par une initiative en faveur de la France dans le secteur économique.
Nombreux sont ceux qui sont persuadés qu’il y a eu un marchandage à l’automne – à Strasbourg principalement – avec dans la balance, d’un côté l’unification, et de l’autre, la monnaie unique, et que l’Allemagne n’a accepté la monnaie unique que pour faire accepter l’unification. Ceci n’est pas vrai : la querelle dans l’asymétrie a commencé bien avant. Elle a caractérisé le printemps 1989 et, heureusement, la chute du Mur est arrivée pour contribuer à une solution du problème. La réunification a été le levier qui va permettre de dépasser ce problème. Selon mon analyse, il n’y a pas eu vraiment de réponse directe à cette asymétrie.
Frédéric Bozo : Oui. Le problème pour Mitterrand n’est pas l’unité allemande, mais son encadrement dans le cadre de la construction européenne. Il y a donc en réalité une continuité très forte avec les années antérieures, même si la chute du Mur provoque un moment de vérité.
Tilo Schabert : Au Conseil des ministres du 3 mai 1989, Mitterrand parle de la réunification comme étant d’actualité. Il n’est d’ailleurs pas très surprenant qu’on y aborde ce sujet : c’est simplement l’écho du débat national en Allemagne, sur lequel se greffe la question, à mon avis plus importante, de la souveraineté allemande. Il faut se souvenir qu’on observe alors en RFA une lassitude à l’égard des contraintes, des servitudes militaires, stratégiques, etc. Un peu plus tard, au mois de juillet, Mitterrand exprime son point de vue dans une interview publiée dans cinq journaux européens. Mais auparavant il y avait déjà eu des conversations, que je cite. Par reconstruction, sur la base de ces entretiens, il serait même possible de dire que Mitterrand a pensé que la question était d’actualité dès l’automne 1988.
Jean Musitelli : À mon avis, c’est principalement Gorbatchev qui, au début de l’été 1989, ramène la question allemande dans l’actualité. L’interview aux cinq journaux qu’évoque Frédéric Bozo se situe à un moment où la France vient d’achever une sorte de marche triomphale avec le sommet de l’Arche, la commémoration du Bicentenaire, un défilé des chefs d’État de la terre entière. Lors de ses entretiens avec Gorbatchev, Mitterrand avait dit que la question de l’évolution de l’Allemagne et de son éventuelle unification, si elle se posait, serait une affaire qu’il leur faudrait gérer en concertation. Nous sommes au début du mois de juillet. Il donne peu après cette interview aux cinq journaux européens. Je me souviens que c’est lui qui a suscité la question sur l’unification. Évidemment, une fois encore, cela ne signifie pas qu’il prévoyait ce qui allait se passer quatre mois plus tard mais plutôt qu’il pressentait qu’une évolution s’amorçait. Son analyse était nourrie des discussions qu’il avait eues avec Gorbatchev. Sans doute l’avait-il testé pour savoir jusqu’où il était prêt à aller pour ne pas contrarier un processus qui, de toute façon, était très largement engagé avec le « Printemps des peuples » en Europe de l’Est.
Frédéric Bozo : Oui, la visite de Gorbatchev à Paris est importante, mais celle qu’il avait faite à Bonn deux semaines plus tôt l’est encore davantage pour expliquer le retour de la question allemande à l’actualité. Kohl parlera, dans ses mémoires, d’une fameuse conversation au bord du Rhin au cours de laquelle il a expliqué à Gorbatchev que ce n’était pas la peine de résister au fleuve parce que le fleuve, de toute façon, va vers la mer, et que l’unité allemande est comme un fleuve… La conversation a-t-elle vraiment eu lieu en ces termes ? Quoi qu’il en soit, Allemands et Soviétiques ont alors signé une déclaration que les premiers ont interprétée – en la sollicitant passablement – comme valant acceptation par les seconds de leur droit à l’autodétermination. Je pense que Mitterrand, voulant se faire son idée, en a donc parlé avec Gorbatchev quand il l’a vu peu après. Le résultat – l’interview aux cinq journaux – est un discours équilibré : il parle de l’unité allemande en termes très nets – il le fait avant ses homologues étrangers – et, en même temps, il encadre cette perspective. Telle sera sa politique dans les mois qui suivent.
Jean Musitelli : Il encadre, puis il prend date. Il commence à réfléchir. Cela dit, pour autant, quand le Mur tombe au mois de novembre, il est malgré tout surpris, comme tout le monde.
Georges Saunier : Nous arrivons donc au mois de novembre et à la chute du mur de Berlin.
Frédéric Bozo : Deux mots sur la période avant la chute du Mur. À la fin du mois d’août, Kohl annonce, au congrès de la CDU, que la question de l’unité allemande est posée. Aussitôt le débat s’emballe en Allemagne, à la faveur principalement de la crise des réfugiés. Puis survient la crise du régime à Berlin-Est, au moment du quarantième anniversaire de la République démocratique.
Jean Musitelli : Avec l’écho de ce que dit Gorbatchev.
Frédéric Bozo : Ce que dit Gorbatchev a ensuite été réinterprété. Sur le fond, ses propos étaient beaucoup moins hostiles à Honecker que ce qu’on a affirmé. Toujours est-il que peu après, Honecker tombe et la chute du régime de Berlin-Est alimente la réflexion sur la question allemande. Mais c’est encore une réflexion en sourdine. Il faut y insister : jusqu’à la chute du Mur et même après, la question allemande n’est toujours pas à l’actualité des relations internationales.
Jean Musitelli : Effectivement, la destitution de Honecker intervient le 18 octobre et, le 18 novembre, il y a le dîner informel à l’Élysée. La question européenne demeure à l’ordre du jour, tout en haut de l’agenda.
Frédéric Bozo : Ce qui rend difficile l’interprétation de la politique de Mitterrand dans cette période, dans les rapports franco-allemands, c’est que, manifestement, dans cette période, Kohl ne dit peut-être pas autant de choses qu’il le pourrait à Mitterrand. Il y a un déficit de communication de part et d’autre. La querelle sur la monnaie unique
Tilo Schabert : Tous les deux sont préoccupés par la querelle sur la monnaie unique. C’était le thème exclusif. Pour Mitterrand, il s’agissait de convaincre Kohl de tenir ses promesses. C’était le thème principal. En même temps, Mitterrand, au Conseil des ministres du 18 octobre, parle de la réunification. Il déclare littéralement : « La réunification de l’Allemagne est possible si les populations intéressées l’exigent. » C’est seulement le 18 novembre que Bush envisage, à l’occasion d’un dîner à la Maison Blanche, avec Kissinger, la possibilité d’une réunification. Kissinger le dit clairement. « La réunification allemande est inévitable. » À partir de là, Bush commence seulement à en parler.
Tandis que Mitterrand, deux semaines plus tard, dit : « Il faut envisager froidement, qu’on le veuille ou non, la possibilité d’une unification ». Ces paroles sont prononcées avant la chute du Mur.
Georges Saunier : Le 3 novembre, la question lui est même posée au cours d’une conférence de presse. « Avez-vous peur ou non de la réunification allemande ? » Il répond : « Qu’elle intervienne tout de suite ou dans le futur, je ne me pose pas la question de cette manière. Je prends l’histoire comme elle vient. »
Tilo Schabert : Ces propos sont, d’ailleurs, toujours discutés en Allemagne et interprétés comme prouvant qu’il a voulu freiner l’unification.
Frédéric Bozo : Pourtant, trois jours plus tard, dans un discours au Bundestag, Kohl, au contraire, met en avant les propos de Mitterrand à cette conférence de presse de Bonn ; il fait le parallèle avec ceux de Bush pour montrer combien il est important d’avoir le soutien français et américain dans cette affaire.
Georges Saunier : Le mur tombe. Peut-être auraiton apprécié, pour le coup, d’entendre le « grand discours » que nous avons évoqué plus haut.
Frédéric Bozo : Oui, mais, à mon avis, la chute du Mur, à Paris comme ailleurs, n’est paradoxalement pas interprétée comme une rupture radicale dans la question de l’unité allemande. Que ce soit à Paris, à Washington, et a fortiori à Moscou, et même à Bonn, en tout cas en public, on affiche que cela est certes inattendu mais s’inscrit dans une séquence logique : celle de la démocratisation des régimes est-européens. Dans cette optique, l’existence de la RDA n’est pas remise en cause et la question de l’unité allemande ne se pose pas encore. D’où l’importance du discours de Kohl, en dix points, le 28 novembre. Kohl sentait bien que le processus arrivait à une bifurcation. La possibilité existait que s’installe durablement une RDA en voie de démocratisation, continuant d’exister comme État avec, à un horizon lointain, une unification très progressive, conforme à ce qu’avait imaginé Brandt ou Genscher. Cela ne répondait pas à la volonté de Kohl qui voulait une unité étatique aussi rapidement que possible. Il voulait être le chancelier de l’unité.
Jean Musitelli : Je pense que le caractère brutal et massif de cet événement non programmé a fait que chacun a eu un réflexe de prudence. La dimension historique de l’événement n’échappait évidemment à personne, mais ne risquait-il pas de déclencher des effets incontrôlables ? Dans l’incertitude, il fallait éviter d’envoyer prématurément des signaux erronés.
Georges Saunier : Certains – on a vu l’exemple de Giscard – lui reprochent déjà d’être allé trop loin dans l’évocation de l’unification.
Jean Musitelli : Cette critique, venant de Giscard, ne pouvait pas le retenir de dire ce qu’il avait à dire. On peut avancer que, dans les jours qui suivent la chute du Mur, aucun des grands acteurs n’a de scénario bien clair sur la façon de gérer l’événement. Cela va se mettre en place progressivement. Kohl construit, par étape, ce qui va l’amener très loin au-delà de ce qu’il imaginait sans doute au mois de novembre.
Tilo Schabert : Rétrospectivement, il est, bien sûr, possible de se montrer plus intelligent que sur le moment. Première remarque. Vous connaissez la phrase de George Bush père, en réaction à la chute du Mur : « I’m not going to dance on the wall. » C’est étonnant ! Le Président du pays de la liberté refuse de la célébrer avec un peuple qui l’a réclamée, et enfin retrouvée. Ces journées-là étaient bien sûr historiques. Elles étaient le moment du peuple, de ces Allemands qui, par milliers, sont tout de suite passés au-delà du Mur, ont pris leur histoire en mains. Les princes ont eu un peu de mal à comprendre. Dans ce laps de temps, deux processus sont en action. D’une part, l’histoire écrite par le peuple ; d’autre part, l’histoire écrite ou maîtrisée par les princes, par les dirigeants. Pendant une période relativement longue, les dirigeants ont sans cesse été en retard. Au cours du mois suivant, les Allemands de l’Est ont fait les événements, tandis que les dirigeants ont essayé de suivre.
Les survivances de la guerre froide
Jean Musitelli : On ne peut pas reprocher a posteriori aux dirigeants de s’être montrés collectivement circonspects. Nous avons en effet oublié ce qu’était ce contexte encore marqué par les survivances de la guerre froide. L’Union soviétique existait encore, avec sa puissance militaire, des centaines de milliers d’hommes en RDA, la capacité de prendre sa population en otage.
Georges Saunier : Est-ce que la guerre froide, tout d’un coup, ne reprend pas une nouvelle forme d’actualité ?
Frédéric Bozo : Oui, puisque l’événement intervient à Berlin, c’est-à-dire au point le plus chaud de cet affrontement qui n’est pas encore véritablement liquidé.
Jean Musitelli : C’est cela : exactement à l’épicentre. L’événement, mal évalué ou mal géré, aurait pu être un redéclencheur de la guerre froide. Tel qu’il a été traité, il a joué comme un moyen de son dépassement. L’ensemble des « princes » ont alors ressenti le besoin de mettre en place un processus de concertation et de vérification réciproque de leurs analyses qui a bien fonctionné. Chacun des acteurs veille à prendre en compte les préoccupations de tous ses partenaires avant de se déterminer. Ils fonctionnent comme une sorte de Conseil de sécurité permanent, informel mais efficace. La réaction aura été la plus collective, la plus concertée possible et la plus intelligente possible.
Tilo Schabert : Oui parce que, notamment, il ne faut pas oublier quelques éléments très importants. Par exemple, le quartier général des troupes soviétiques en RDA a été parfaitement préparé à supprimer la dissidence, à réprimer des manifestations, à pratiquer – comme on le disait à l’époque – la solution chinoise, c’est-à-dire en imitant le Tian’anmen Place. En outre, le régime, c’est-à-dire les durs au sein du régime de la RDA, Honecker et quelques-uns, auraient apprécié d’avoir un prétexte pour réprimer durement les manifestations.
La surprise du « discours en dix points »
Georges Saunier : Comment les Français, et l’Élysée en particulier, ont-ils vécu le discours en dix points du chancelier Kohl ?
Tilo Schabert : Maintenant, les circonstances dans lesquelles ce discours a été préparé sont bien connues, bien étudiées. Nous savons que c’est un produit du kitchen cabinet, dicté dans la résidence privée de Kohl, son épouse le tapant sur sa machine à écrire, donc en secret.
Il serait bien sûr intéressant de discuter de ce qu’ont été les raisons de Kohl pour agir ainsi. Mais il est peutêtre plus important de s’attarder sur les « onzième et douzième points » qui manquaient, ce qui a aussitôt été remarqué par les Américains autant que par les Français. On n’y trouvait en particulier aucune référence à la frontière sur l’Oder-Neisse. Pourquoi, dans le kitchen cabinet de Kohl, n’y a-t-on pas pensé ? Estce délibéré ou par négligence ? Grande question. Les anciens du gouvernement Kohl ne semblent pas comprendre cette critique. Ils objectent que c’était un plan allemand, pas international.
Frédéric Bozo : Sur ce point, je suis moins sévère que Tilo Schabert. Je pense qu’il y avait trois raisons à ce discours. La première, c’était de toute évidence la politique intérieure, et plus précisément les rapports à l’intérieur de la coalition entre Kohl et Genscher, entre la CDU et le FDP. Kohl se devait de reprendre la main sur cette question et il risquait d’être débordé par Genscher parce que celui-ci offrait une vision articulée de la question allemande, plus conforme d’ailleurs avec ce qu’on pensait à l’Élysée à l’époque. Elle était plus progressive, assez proche de l’idée de Brandt.
La deuxième raison relevait de la politique interallemande, de la Deutschlandpolitik. Il s’agissait pour lui de prendre la main sur le dossier des rapports entre les deux Allemagne et donc de fixer un cadre pour la résolution de la question allemande.
La troisième raison renvoie à la politique internationale. Je crois que Kohl cherchait une clarification de la position des partenaires, que ce soient les Occidentaux ou les Soviétiques.
S’agissant de Mitterrand, il me semble que tout ce qui répondait à des préoccupations de politique intérieure ne lui a pas vraiment posé problème. On vérifie là la connivence politique entre les deux hommes. Mitterrand est un homme politique par excellence : il comprend très bien le besoin de Kohl de se positionner. Sur le deuxième aspect, à savoir un cadrage de la question allemande, pour la première fois officiellement, je crois également que Mitterrand, là non plus, n’a pas eu de problème. Il a très bien saisi que cette initiative s’impose, même s’il regrette manifestement qu’il n’y ait pas eu de consultation franco-allemande. Et il tourne assez vite la page.
Quant au troisième aspect, l’aspect international, les Français, comme les Américains, se trouvent effectivement devant un problème majeur. Comme le dit Tilo Schabert, il manquait dans le plan Kohl un onzième, un douzième et peut-être un treizième point, c’est-à-dire la communauté, les alliances, les frontières…
À partir de là, la politique de Mitterrand va se concentrer justement sur l’écriture de ces points qui manquent, peut-être un peu à la place de Kohl, et avec Kohl si possible. C’est ce qui s’est fait.
Tilo Schabert : Vous avez raison. Tout cela, pour l’essentiel, est commandé principalement par la relation compliquée entre Genscher et Kohl.
Jean Musitelli : Le plan en dix points, au-delà des réactions d’agacement qu’il a pu susciter chez nous, a le mérite de clarifier les choses en mettant l’accent sur les problèmes non réglés (ou en les éludant), sources de friction à venir : la frontière Oder-Neisse, le devenir de la construction européenne, notamment.
Georges Saunier : Nous sommes là à contre-courant de ce qui se dit. Le schéma d’interprétation le plus courant ne parle pas de clarification, au contraire : le plan en dix points, dit-on couramment, annonce ou déclenche la brouille entre Kohl et Mitterrand.
Jean Musitelli : Ce n’est pas contradictoire. Le plan focalise la « brouille » sur les questions les plus sérieuses, c’est-à-dire sur la dimension internationale du processus d’unification, que Kohl renâcle à prendre en compte pour des raisons de politique intérieure. Mitterrand approuve l’unification mais pas au mépris de la légalité internationale, du statut de Berlin, des responsabilités des quatre puissances alliées, etc. Il fait un rappel du règlement. Ce n’est pas agréable pour lui d’avoir à le faire, ni pour Kohl de l’entendre, mais c’est sa responsabilité et il l’assume.
Tilo Schabert : Sommes-nous tellement certains qu’il s’agissait seulement des considérations internes ? Kohl n’a-t-il pas voulu disposer d’un espace de manoeuvre en ce qui concerne la souveraineté allemande et la ligne Oder-Neisse ? Je ne sais pas. Dans son livre de souvenirs, Je voulais l’unité, nous trouvons un passage sur cette question de la frontière Oder-Neisse. Il écrit : « C’était la décision la plus douloureuse pour moi de renoncer à un tiers du territoire allemand », et il parle de lui-même. Il ne parle pas de la quarantaine de députés de son parti qui, au début, n’ont pas voulu accepter. Au final, ce plan n’était pas tellement important puisqu’il est très vite devenu caduc.
Georges Saunier : Ce qui est devenu important n’y était pas inscrit.
Frédéric Bozo : Dans les jours qui ont suivi, l’inquiétude française portait effectivement sur le point manquant à propos de la Communauté européenne, d’autant plus que le plan a été rendu public le lendemain de l’envoi, par Kohl, de la fameuse lettre dans laquelle il se dérobe par rapport à ses engagements du printemps sur la fixation de la date de la conférence intergouvernementale.
Tilo Schabert : Cela est effectivement beaucoup plus important.
Frédéric Bozo : Oui, car c’est la conjonction de ces deux faits qui sème le doute à Paris. On s’y inquiète de savoir si l’Allemagne de Kohl entend effectivement s’engager dans la construction européenne. Cette interrogation est décuplée par le fait qu’elle risque de redevenir unie et souveraine à un horizon proche. Les inquiétudes qui se sont fait jour au printemps sont démultipliées par la chute du mur de Berlin, puis par le plan en dix points et, enfin, par la lettre du 27 novembre dans laquelle Kohl se dérobe. Le flottement dure une semaine, de la visite de Genscher le 30 novembre au 6 décembre, date à laquelle Mme Guigou reçoit la confirmation que Kohl est finalement prêt à s’engager, à Strasbourg, sur la date de la conférence intergouvernementale, comme le demande Mitterrand.
Tilo Schabert : C’est-à-dire quatre jours seulement avant le sommet de Strasbourg. Pour François Mitterrand, tout au long de cette période, le grand problème n’est pas le discours en dix points, mais le maintien d’un parallélisme entre unification européenne et unification allemande. François Mitterrand veut que « ces deux trains roulent à la même vitesse ». Mitterrand, dans ce processus, a agi comme un homme de raison. Kohl a plutôt agi comme un homme de coeur. Il a été beaucoup plus émotif.
Le ralliement de Gorbatchev
Georges Saunier : Nous parvenons au terme de ce cycle avec la négociation dite « 2+4 ». Au fond, en Union soviétique, c’est Gorbatchev qui a la clef de cette négociation.
Frédéric Bozo : Dans toute cette affaire, l’essentiel dépend en effet de l’acceptation par l’URSS de l’unification allemande dans l’Alliance atlantique qui représente évidemment un objectif majeur pour les Américains, un objectif d’ailleurs partagé par Mitterrand, même si ce n’est pas chez lui une obsession. Mais il considère que c’est dans la nature des choses, que c’est probablement indispensable aussi pour la construction européenne parce qu’une Allemagne neutre poserait des problèmes pour la stratégie de l’Union européenne en gestation. Mitterrand joue au reste un rôle très important – et passé sous silence dans la littérature américaine – pour persuader le numéro un soviétique qu’il n’y a pas d’autres solutions que le maintien de l’Allemagne unie dans l’OTAN. Durant son voyage à Moscou du 25 mai 1990, Mitterrand lui fait comprendre – Gorbatchev l’a confirmé lui-même dans ses mémoires sur l’unité allemande – qu’il n’y avait pas d’alternative à une Allemagne unie dans l’OTAN. Mitterrand en était effectivement persuadé et il était le mieux placé pour l’expliquer à Gorbatchev parce que lui-même représentait le pays occidental le moins « pro-OTAN ». Dès lors que la France considérait qu’il n’y avait pas d’autres solutions, c’est qu’il n’y avait vraiment rien d’autre à envisager. Je crois que c’est ce qui explique que Gorbatchev se soit finalement rallié à cette solution, qu’il accepte de facto une semaine après à Washington, lors du fameux sommet américano-soviétique Bush-Gorbatchev – même si les Américains s’en attribueront le seul mérite !
Tilo Schabert : Comparer les rôles respectifs joués par Kohl, Bush et Gorbatchev est passionnant. Dans mon livre, je cite un confrère allemand qui a publié deux articles sur ce qu’il appelle la « légende » de la rencontre de Gorbatchev et de Kohl, au Caucase, en juillet. Parce que, du point de vue officiel allemand, ce n’est qu’à cette rencontre que tout a été bouclé. Pour ce confrère, cette version des faits appartient au mythe, les principaux dossiers ayant pris forme bien avant. Mitterrand y a joué un rôle extrêmement important, surtout en ce qui concerne l’appartenance de l’Allemagne à l’OTAN. Il est possible de reconstituer ce rôle de Mitterrand, en complicité avec Bush, avec lequel il a échangé de nombreuses lettres. Contrairement à ce qui a été écrit le plus souvent, c’est cette complicité, cette collaboration, qui a principalement permis de forcer la main de Gorbatchev.
Georges Saunier : Finalement, Mitterrand est très favorable à l’idée qu’il faut aider Gorbatchev. N’y avaitil pas aussi, chez lui, l’idée qu’il ne fallait pas non plus que le train allemand avance trop vite, risquant ainsi de gêner la position de Gorbatchev ? Or, de ce qu’on vient d’entendre, on retire le sentiment que Mitterrand lui demande de céder, tout ayant été fait au maximum pour maîtriser la débâcle. Est-ce cela qu’il faut comprendre ?
Frédéric Bozo : C’est précisément parce que Mitterrand est le dirigeant occidental qui, depuis cinq ans, répète le plus qu’il faut aider Gorbatchev, qu’il faut faire attention à ne pas faire dérailler l’expérience Gorbatchev, qu’il est tellement persuasif le 25 mai 1990. Il en persuade d’ailleurs successivement Reagan, Bush et même Kohl. Au fond, tout le monde est d’accord avec Mitterrand, y compris Thatcher. Mitterrand est constant dans ce discours. Il est donc parfaitement crédible auprès de Gorbatchev quand il lui demande d’accepter les réalités.
Pour conclure, il est essentiel de souligner qu’avec la question de l’unification européenne, prioritaire à ses yeux, le deuxième fil conducteur important permettant d’interpréter la politique de Mitterrand dans toute cette affaire, c’est l’appui constant qu’il apporte à l’expérience Gorbatchev depuis 1985. Il plaide pour faire en sorte que la fin de la guerre froide ne se fasse pas contre l’URSS mais, au contraire, en incluant l’URSS, d’où la question de la Confédération. Voilà ce qui distingue son approche de la fin de la guerre froide.
Georges Saunier : Son attitude au moment du fameux putsch, au moment où Gorbatchev est prisonnier en Crimée lui est fréquemment reprochée. Sa réaction est un peu contradictoire avec l’idée que, pour lui, l’expérience Gorbatchev méritait un soutien de tous.
Frédéric Bozo : C’est moins contradictoire qu’on ne l’a dit généralement. Cette affaire a surtout été un échec de communication, parce que, quand on regarde de très près les discours de Mitterrand et de Bush, on constate qu’ils tiennent en réalité à peu près le même au même moment. Mais, au soir du premier jour, Bush commence à infléchir son discours. C’est déjà la nuit à Paris. Mitterrand n’infléchira le sien que le lendemain. Mais ils sont vraiment d’accord sur le fond, là aussi, sur le fait de ne pas dramatiser, de ne pas faire prendre de risque au processus de détente, de ne pas crier au loup.
Il y a aussi un facteur très important chez Mitterrand dans cette affaire, c’est qu’il est très attentif à la sécurité personnelle de Gorbatchev. Il ne veut rien faire qui puisse contribuer à aggraver sa situation.
Jean Musitelli : Sur les ondes, il n’a pas été heureux dans son expression.
Frédéric Bozo : Sans doute. Mais, fondamentalement, il ne croyait pas au succès du putsch – les archives sont très claires, il pensait que cette tentative finirait pas échouer. En même temps, c’est vrai, il sentait sans doute, comme d’autres, que Gorbatchev était de toute façon en sursis, ce qui a pu renforcer l’impression qu’il le passait par pertes et profits…
Georges Saunier : S’il était possible de résumer en quelques mots la lecture mitterrandienne de la fin de la guerre froide, son idée était qu’elle a été initiée par Helsinki et Gorbatchev et non pas une soi-disant victoire stratégique occidentale dans le conflit Est- Ouest. Son attitude à la fin de la guerre froide est gouvernée par cette lecture préalable.