L’institut a le plaisir de signaler la publication du livre de Jean-Michel DJIAN, 21 juin – Le sacre musical des Français.
« Quand, le 10 mai 1981, François Mitterrand est élu président de la République, la gauche n’a pas encore idée du pouvoir d’attraction qu’exerce la musique auprès des Français. Certes, elle en a connu un avant-goût place de la Bastille le jour de la victoire, mais personne au PS n’aurait imaginé qu’il fût possible d’en instituer une fête nationale populaire. Il suffisait pourtant ce soir-là d’observer, à Paris ou en province, la place symbolique accordée à la chanson, à la poésie et aux instruments pour deviner qu’à la différence de la soirée victorieuse de Giscard sept ans plus tôt, les Français s’étaient métamorphosés dans leur mode d’expression. Le verbe mitterrandien et plus généralement socialiste s’était en réalité laissé porter puis couvrir par la puissance de la musique. Les corps n’écoutaient pas, ils dansaient, chantaient. Quelque chose d’esthétique était en train de bouleverser la conception académique de la ferveur politique. C’est si vrai que deux ans plus tard, lorsque Jacques Higelin, figure de la proue artistique de la gauche fiévreuse, se met le 21 juin 1983, à crier sa « Beauté crachée » sur son char entre Bastille et République, la foule y a reconnu un remake du soir du 10 mai. C’est la musique qui perpétue le rêve ; ce sont les artistes et le peuple qui, dans la rue, décident de le partager envers et contre tout.
Dans sa cacophonie naturelle, la musique devient la métaphore plurielle et colorée d’une nouvelle conception de la fraternité. En ce sens, elle est peut-être l’expression la plus aboutie de la devise républicaine.
Un an de gestation, de maturation, d’hésitations sera nécessaire à la République pour accoucher d’un phénomène culturel sans précédent dans les nations modernes : une « fête de la musique » nationale, populaire et païenne. Les géniteurs de cette improbable manifestation de masse sont trois rêveurs impénitents, trois figures socialistes quadragénaires : un solitaire intuitif, Christian Dupavillon, architecte et compagnon de route du ministre de la Culture, un visionnaire inventif, Maurice Fleuret, critique musical et nouveau directeur de la musique, et un idéaliste pénétré, Jack Lang, le nouveau patron charismatique de la rue de Valois. Trois figures de la gauche incarnant à quelques années près la même génération politique et qui, à leur niveau, n’ont eu cesse de bouleverser en catimini les pratiques ministérielles pour les rapprocher des comportements des Français.
Tout a commencé un soir de l’hiver 1981-1982 lorsque le tout frais directeur de la musique, Maurice Fleuret, jusqu’alors directeur du festival de Lille, remet au bien nommé Christian Dupavillon, désormais conseiller aux événements du nouveau ministre de la Culture, une simple note de deux pages. Celle-ci stipule qu’il faudrait désormais dans la nouvelle politique musicale tenir compte du fait que « les Français possèdent plus de quatre millions d’instruments de musique ».
« Cette note, ajoutait Dupavillon, indiquait que les quarts de ces instruments agonisaient dans les placards avant de trépasser un jour ou l’autre dans des poubelles ou des décharges. C’est en la lisant que l’idée d’une fête m’est venue ».
Rien d’étonnant à ce que l’auteur du fameux document embraye sur l’idée, lui qui, en Corse ou à Lille, avait expérimenté des formes musicales dans lesquelles les amateurs rejoignaient les professionnels dans « une nouvelle exploration sociale de la musique ». N’est-ce pas le même Fleuret qui, en 1967 déjà, écrivait dans son journal, Le Nouvel Observateur, que la « musique sera partout et le concert nulle part », qui courtisait et amplifiait les expériences associatives de Corbeil-Essonnes ou d’Aix-en-Provence (« Musique dans la rue ») pour en démontrer le caractère créatif et novateur ? Quand, sur une proposition de Pierre Mauroy, nouveau Premier ministre et ancien maire de Lille, Maurice Fleuret fut appelé à occuper les fonctions de directeur de la musique et de la danse en novembre 1981, Jack Lang savait qu’il tenait là l’incarnation emblématique de sa nouvelle politique musicale. La gestation de cette idée de fête dura à peine trois mois, le temps de lui trouver un nom, une forme, un contexte.
« C’était une idée de potache, se rappelle le ministre, nous n’avons consulté ni les préfets, ni la profession. Nous, nous souhaitions seulement mettre en œuvre une idée généreuse et la réussir. Je dois dire que j’étais le plus perplexe des trois. Mais face à la fougue de Dupavillon et à l’enthousiasme communicatif de Fleuret, je me suis dit qu’il fallait tenter le coup. » D’autant qu’André Larquié, l’influent conseiller spécial du cabinet, Véronique Saint-Geours, la directrice de la communication, et Jacques Renard, un jeune énarque qui venait d’arriver au cabinet, ont tout fait pour encourager le ministre à s’y engager dès le mois de juin 1982. Rapidement, quelques principes sont retenus.
La fête sera gratuite, ouverte à toutes les musiques « sans hiérarchie de genres et de pratiques », et à tous les Français. Pratiquement, la manifestation consistera à les encourager sans exclusive à venir jouer avec leurs instruments ou chanter dans la rue entre 20h30 et 21 heures. « En fait, dira Dupavillon près de trente ans plus tard, nous avions au fond tellement peur du ridicule que l’on s’était dit qu’une demi-heure suffisait bien ».
Au mois d’avril, une entreprise, MC Conseil, est convoquée pour estimer les coûts de communication. Il s’agissait de trouver un nom et des supports médias pour relayer la manifestation dont le budget prévisionnel avait été arrêté à 435 120 francs, c’est-à-dire…66 000 euros. Le ministre de la Culture préparait déjà les arbitrages budgétaires douloureux de 1983 et la consigne était de ne pas effrayer la rue de Rivoli, siège du ministère des Finances. Mais chacun des protagonistes savait qu’il s’agissait moins d’une histoire de gros sous que de vista. « Je me souviens de quelques réunions tenues fin avril dans mon bureau, sourit Jack Lang. C’était surréaliste. On se répartissait les tâches sans imaginer une seconde que c’était une folie. Je ne sais pas pourquoi mais, après avoir hésité, je sentais qu’il fallait y aller. » Alain Surrans, le chef du secrétariat particulier de Maurice Fleuret, se rappelle, lui, que le vrai débat qui précéda la Fête de la musique était centré sur la date : « Le cabinet du ministre a hésité entre trois : le 2 novembre, jour de la Sainte-Cécile, la patronne des musiciens, mais c’était loin et déjà l’automne ; le 21 juin parce que c’était le solstice d’été et qu’à la différence de nos voisins européens il ne s’y passait officiellement rien, et le 24 juin, date des feux de la Saint-Jean, un jour très propice à la fête. Je me souviens très bien qu’André Larquié avait repoussé cette date car il voulait une fête laïque. » Il eut gain de cause.
Le 1er juin, le ministre organise une conférence de presse devant 79 journalistes (sur 420 invités) et lance son slogan « Faites de la musique ! » Une trouvaille. »