La France face à l’initiative stratégique de R. Reagan (1983-1986), vient de paraître aux Editions de l’Harmattan. En 2011 son auteur, Paul Chaput, avait obtenu le Prix de l’Institut François Mitterrand pour ce mémoire. A l’occasion de cette parution La Lettre de l’IFM a posé 3 questions à Paul Chaput et publie son Avant-propos écrit par Hubert Védrine.
La France face à l’initiative de défense stratégique vient d’être édité aux Éditions de l’Harmattan. Que représente pour vous la parution de votre mémoire ?
C’est évidemment une grande fierté de voir mon travail trouver cette conclusion, d’autant que deux personnes aussi illustres que Serge Berstein et Hubert Védrine y ont apposé leur signature. La plus belle récompense que puisse savourer un étudiant, c’est de voir le fruit de son travail publié : à cet égard, je ne cesserai d’être reconnaissant envers l’IFM et le jury du concours. Cette parution est une victoire sur tellement de choses, et elle m’amène aujourd’hui de nouveaux défis (comme une conférence, récemment). Deux ans et demi auront été nécessaires depuis l’attribution du Prix de l’IFM, mais aujourd’hui que le livre existe, il m’est possible de m’y replonger avec un autre regard, plus serein. Je mesure vraiment ma chance. A cette fierté et à ce soulagement s’ajoute enfin un sentiment d’espoir, sans doute naïf mais réel. Dès lors que l’ouvrage paraît, on espère forcément qu’il captera l’attention du public, qu’il soit néophyte ou connaisseur, et qu’il lui sera enrichissant. La résonance du thème de la défense stratégique dans l’actualité donne sans doute à cet ouvrage historique une meilleure tribune. C’est le vœu que je formule modestement : qu’il soit utile et intéressant.
Justement, quelle est l’actualité de votre ouvrage ?
Comme on peut le constater, l’adoption du nouveau concept stratégique par l’OTAN, le récent déploiement des premières phases du bouclier antimissile en Europe de l’Est ayant succédé au projet du Président Bush, ou la dotation par certains Alliés de leurs propres systèmes antibalistiques (ABM), consacrent l’importance de la défense ABM dans les mécanismes de sécurité commune (et, de manière plus houleuse, dans les relations actuelles avec la Russie qui en tire un sentiment d’encerclement) : ces développements actuels doivent être remis en perspective d’un point de vue historique.
A cet égard, l’Initiative de Défense Stratégique du Président Reagan, dans les années 1980, représente une page fondamentale. Derrière l’IDS se noue une problématique majeure qui est encore valide aujourd’hui : celle de l’articulation entre les défenses antimissiles et la dissuasion nucléaire. Il faut bien voir que cette articulation a été un enjeu dès lors que les deux Grands se sont lancés dans la recherche antimissile en parallèle de l’avènement des missiles balistiques intercontinentaux, qui ont bouleversé la donne stratégique en consacrant l’équilibre de la terreur dans les années 1950. La défense antimissile a pu être vue dès cette époque comme un moyen de renforcer la sécurité en réduisant la vulnérabilité de son sol, qui est pourtant une condition d’une dissuasion crédible.
Dans leur théorisation, les défenses ABM et la dissuasion ne vont pas forcément de soi. En effet, la nature même des défenses ABM – pouvoir neutraliser une attaque ennemie en l’interceptant – affecte nécessairement la dissuasion. En bien ou en mal, là est la question. C’est l’image classique du glaive (l’arme nucléaire) et du bouclier (les défenses antimissiles), avec ici l’ambivalence, selon l’affichage doctrinal, quant à savoir si les deux se renforcent l’un l’autre ou au contraire, si le bouclier affaiblit le glaive en permettant d’échapper à la menace de représailles – menace qui au fondement du principe de dissuasion. Le traité ABM en 1972 a justement cherché à encadrer le développement de ces systèmes (alors à charge nucléaire, donc problème vis-à-vis de la prolifération), qui déstabilisent la dissuasion. Mais Ronald Reagan a jeté un pavé dans la mare en 1983 en préconisant d’en finir avec la dissuasion grâce aux défenses ABM. C’est le dessein qu’il a confié à l’IDS, programme qui devait étudier la faisabilité d’un système défense multicouches adossé aux technologies les plus futuristes et surtout, non nucléaires. Le Président Reagan a complexifié le rapport théorique entre les ABM et la dissuasion en établissant explicitement la contradiction entre les deux : pour lui, les ABM avaient vocation à se substituer à la dissuasion, l’objectif étant de rendre les armes nucléaires obsolètes en les vidant de leur opportunité.
C’est bien cette idée de substituabilité qui, entre autres raisons, a motivé la France du Président Mitterrand à se prononcer contre le concept stratégique sous-tendu par l’IDS. De François Mitterrand à François Hollande, c’est la position de principe du pays, rappelée encore récemment dans le Livre blanc de la Défense de 2013, et qui est aujourd’hui actée par l’OTAN au travers de son nouveau concept stratégique : l’idée que les ABM et la dissuasion doivent être complémentaires. Mais avec son IDS, le Président Reagan a fait germer un horizon – dépasser le nucléaire – rendant la cause des défenses antimissiles toujours séduisante et ambiguë. Même si la doctrine actuelle les associe, certaines ambivalences ne sont pas levées, preuves en sont le discours de 2010 du Président Obama qui renoue avec le rêve reaganien de se débarrasser des armes nucléaires (les Américains sont d’ailleurs sortis du traité ABM au début des années 2000), ou l’attitude prudente de la France à l’égard des ABM.
Bref, mon ouvrage s’emploie à retracer ce débat stratégique majeur des années 1980, qui a, comme vous le voyez, des incidences profondes encore aujourd’hui : cette remise en perspective est utile afin de mesurer les enjeux actuels. Il y a tout lieu de penser que la dynamique des défenses antimissiles va encore s’accélérer.
Une autre particularité de votre ouvrage, c’est son volet européen, avec particulièrement la réponse européenne initiée par la France à l’IDS.
Oui, c’est le programme EUREKA, lancé à l’Élysée en juillet 1985. EUREKA a été élaboré comme une alternative à vocation civile à l’IDS. En effet, le concept stratégique de l’IDS mis à part, la France s’est bien rendue compte que l’injection massive de capitaux dans la R&D américaine allait permettre aux États-Unis d’enregistrer un énorme bond en avant en matière technologique. Son souci, à partir de ce constat, a donc été de trouver un moyen européen de répondre à ce défi latent. L’IDS a fourni à François Mitterrand une opportunité, et le Président français a su rapidement la concrétiser en tirant profit d’une conjoncture favorable (la cause technologique était très prise au sérieux par les socialistes français comme par la Commission européenne).
Le but d’EUREKA, autour d’une institution légère, était de favoriser des coopérations européennes industrielles à géométrie variable sur des domaines technologiques-clés. En filigrane, cet épisode pose la question de l’ambition de l’Europe dans les années 1980. Là encore, c’est potentiellement extensible à la situation actuelle…