En tant que Président de la République Française François Mitterrand a accueilli les commémorations du 40e anniversaire (en 1984) ainsi que celles du cinquantenaire (en 1994) du Débarquement allié en Normandie.
A l’occasion du 70e anniversaire du débarquement du 6 juin 1944, l’Institut François Mitterrand publie ici l’allocution de François Mitterrand du 6 juin 1984 à Utah-Beach, celle du 6 juin 1994, prononcée à Omaha-Beach et une copie de la lettre datée du 6 juin 1994 de François Mitterrand aux vétérans du 6 juin 1944.
ALLOCUTION DE MONSIEUR FRANÇOIS MITTERRAND, PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE, PRONONCÉE A L’OCCASION DES CÉRÉMONIES COMMÉMORATIVES DU DÉBARQUEMENT
DU 6 JUIN 1944
UTAH BEACH – 6 JUIN 1984
Monsieur le Président, Monsieur le Premier ministre, Mesdames et messieurs,
Ici, sur ces plages de Normandie, des dunes de VAREVILLE au port de OUISTREHAM, il y a très exactement 40 ans, à l’aube d’un jour incertain de printemps, venus du ciel et de la mer, ciel et mer tourmentés, 136.000 hommes avec, pour seule mission, de vaincre ou de mourir, ont décidé du sort de la guerre, de l’Europe et du monde. Ils étaient Américains, Britanniques, Canadiens ; ils étaient Belges, Hollandais, Norvégiens, Français ; ils étaient Grecs, Danois, d’autres encore, de dix pays, engagés volontaires dans les armées alliées. 3500 ont été tués ce jour-là.
A partir de la tête de pont, conquise mètre par mètre, dans la tempête et le fracas des armes, sur un ennemi redoutable, la victoire exigea les semaines suivantes le renfort d’un million de soldats, la mort de 30.000 d’entre eux, la mise hors de combat de 200.000 blessés.
Ce débarquement, le plus important qu’on eût jamais vu, formidable instrument de guerre, rassembla, dès les premières heures plus de 2000 avions de transport, 900 planeurs, des milliers d’avions de combat et 5.000 bateaux qui, défi supplémentaire, n’accostèrent pas à marée haute. On sait comment, au prix de quelle préparation minutieuse, de quelle exécution rigoureuse, par la combinaison de la surprise et de l’audace, au prix de quelles pertes, sous le commandement d’officiers – EISENHOWER, MONTGOMERY, tant d’autres – dont le nom désormais appartient à l’Histoire, fut gagnée la bataille que nous célébrons aujourd’hui.
Saluons ceux qui l’ont vécue, ces vétérans, et particulièrement ceux qui sont parmi nous restés fidèles à la mémoire et à l’espoir de leur jeunesse. Nous leur devons ce que nous sommes et je m’interroge parfois : leur avons-nous rendu tout ce que nous pouvions ? Qu’ils se souviennent cependant. En 1944, à leur rencontre, se sont levés partout les combattants de l’ombre. Saluons la Résistance, celle de mon pays et des pays amis, comme je salue les hommes libres d’Allemagne, d’Italie qui n’ont jamais baissé le front.
La liberté se paie de la peine et du sang. Le 6 juin, le jour « J », demeure incomparable. Sans lui, rien et nulle part, n’eût été achevé.
Mais il y eut dans notre Europe mille jours et mille nuits d’attente, de lutte, d’échecs, de recommencements qui l’ont aussi rendu possible. « Avec nos valeureux alliés et nos frères d’armes des autres fronts, vous détruirez la machine de guerre allemande, vous anéantirez le joug de la tyrannie que les nazis exercent sur les peuples d’Europe… » avait proclamé Dwight EISENHOWER dans son ordre du jour aux forces expéditionnaires au soir du 5 juin.
Oui, saluons à nouveau l’héroïsme du peuple russe dont les armées, reprenant le 10 juin l’offensive, dégageaient LENINGRAD et rompaient jusqu’à la Mer Noire les dispositifs allemands, fixant ainsi à l’est des millions d’hommes braves. Saluons les combattants d’Italie, d’Afrique et du Pacifique. Saluons les unités tchécoslovaques, polonaises, luxembourgeoises, qui rejoignirent les forces de Normandie tandis qu’en Provence s’ouvrait un nouveau front. De proche en proches le débarquement du 6 juin a, de la sorte, partout, sonné l’heure où l’Histoire devait basculer du côté de la liberté.
Tairai-je, en cet instant, la pensée qui m’occupe ? L’ennemi de l’époque, ce n’était pas l’Allemagne mais le pouvoir, le système et l’idéologie qui s’étaient emparés d’elle. Saluons les morts allemands tombés dans ce combat. Leurs fils témoignent comme les nôtres pour que commencent les temps nouveaux. Les adversaires d’hier se sont réconciliés et bâtissent ensemble l’Europe de la liberté. Qu’ils osent maintenant se déplacer eux-mêmes et que la sagesse des responsables d’ouest et d’est fasse que les alliés d’hier sachent à leur tour dominer les contradictions d’une victoire commune dont le monde attendait qu’elle apportât enfin la paix.
Majesté, Monsieur le Président, Monsieur le Premier ministre, et vous combattants de la deuxième guerre mondiale, je veux en terminant vous exprimer la gratitude de la France, du fier refus de LONDRES, capitale du monde libre en 1940, à la victoire de mai 1945. Vos peuples, vos soldats, ont d’un geste fraternel accompagne les nôtres, force française libre, force française de l’intérieur, dans le combat libérateur. Votre présence sur notre sol pour cet anniversaire est ressenti par nous comme un honneur, gage d’attachement au passé, gage de confiance en l’avenir.
ALLOCUTION PRONONCÉE PAR M. FRANÇOIS MITTERRAND, PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE, A L’OCCASION DU CINQUANTENAIRE DU DÉBARQUEMENT ALLIE EN NORMANDIE
– CÉRÉMONIE INTERNATIONALE –
OMAHA BEACH, 6 JUIN 1994
Majestés,
Messieurs les Présidents,
Mesdames et Messieurs,
Aucun de ceux qui l’ont éprouvé n’oubliera jamais l’intense sentiment de délivrance et de gravité qu’ils ont connu par ce matin gris et pluvieux du 6 juin 1944 lorsqu’ils ont appris la nouvelle simple et bouleversante qui a vite fait le tour du monde les Alliés ont débarqué en Normandie. De cette annonce, chacun devinait l’imminence. Elle a pourtant surpris et ceux qui l’espéraient et ceux qui la craignaient.
Tous les regards, toutes les attentes se sont fixés vers ces plages là, devant vous, où l’on ne distingue plus aujourd’hui que les mouvements du ciel et de la mer et ces navires porteurs de paix, où nous commémorons après un demi siècle l’acte de courage et de sacrifice qu’ont accompli les hommes de l’opération « Overlord », l’acte de décision ordonné par leurs chefs, l’acte majeur à partir duquel a basculé le sort de la deuxième guerre mondiale.
L’opération, on le sait, avait failli être remise. Les conditions météorologiques du début juin avaient été désastreuses. Elles n’étaient pas tellement meilleures lorsqu’à l’aube du 5, le Général Eisenhower, laissa tomber son célèbre, « let’s go », (allons-y), en ajoutant, « je n’aime pas cela, mais je ne vois pas comment nous pourrions faire autrement ».
Le lendemain matin, à 5 h 30, les premiers groupes d’attaque atteignaient le rivage, les parachutistes sautaient par milliers ; ce fut partout, mais plus spécialement ici même dans l’enfer d’Omaha Beach une terrible épreuve. Le Général Bradley, commandant la première armée américaine, l’a plus tard relaté dans ces termes que je cite « des messages reçus, nous ne pouvions tirer qu’un incohérent assemblage de naufrages, de feux ennemis très durs, de chaos sur les plages, la bataille appartenait ce matin à la mince ligne en kaki détrempée qui se traînait sur la côte française ».
C’est sur cette « mince ligne en kaki » qu’a reposé le destin du monde. La guerre faisait rage sur la terre entière, mais tout se jouait sur cette étroite bande du littoral normand qui va de la baie d’Isigny à l’estuaire de l’Orne. Et le soir, au prix d’énormes pertes, plus de 10.000 hommes dont 3.000 tués, les alliés occupaient les cinq plages. Ils n’avaient pas encore atteint les objectifs qui leur avaient été assignés Caen, Bayeux, Cabourg, mais ils tenaient. Telle fut cette journée dramatique et fameuse entre toutes, suivie de combats qui ne s’achevèrent en Normandie qu’à la fin du mois de juillet, faisant encore 30.000 morts et 200.000 blessés.
L’événement, que l’on peut, sans forcer les mots, ranger parmi les seuils de l’histoire a été si souvent raconté ; il s’est inscrit dans nos esprits par tant de souvenirs, tant de livres et tant d’images, il a marqué si profondément notre jeunesse, il commandera si longtemps, même sans qu’elle sache pourquoi, la façon d’être des générations à venir, que je me bornerai maintenant à rappeler que c’est ici, à l’endroit exact où nous nous trouvons, qu’une certaine manière de vivre, de croire et d’espérer l’a emporté, sur le seul, sur le véritable ennemi : le nazisme, ce qui y ressemble et ceux qui s’en inspirent, ceux qui nient, qui bafouent et qui traquent le droit des gens, les Droits de l’Homme, les libertés et qui, pour plus de sûreté, en bâillonnent ou en tuent les ultimes défenseurs.
Ce combat n’a pas cessé avec la victoire de 1945. Après le débarquement, la guerre a duré onze mois encore, incendiant, détruisant, meurtrissant, laissant derrière elle d’immenses champs de ruines. Et d’autres régimes du même type ont continué et continuent de s’édifier sur la peine et sur la douleur, sur l’anéantissement de ce que l’enfance imagine immortel : la beauté, l’amitié, l’amour de la vie et le respect des autres. Les camps de concentration, les tortures, les censures de toutes sortes, ces lentes morts, pires que la mort, ont continué et continuent, ici ou là, de servir d’instrument à des pouvoirs sans âme qui ne connaissent qu’un ordre vidé de toute autre substance : ordre sans justice, ordre sans pitié et qui n’attend pour s’imposer que notre indifférence.
Mais, du 6 juin 1944, date un signal. Il a été lancé comme on allume ces feux dans nos campagnes françaises, de colline en colline, à l’entrée de l’été, pour fêter les jours les plus longs et les nuits les plus courtes, pour transmettre d’un horizon à l’autre les messages d’espérance. Il veut dire, ce signal, que rien n’est jamais gagné mais que tout est toujours possible. Et que ce qui a été gagné, ce jour-là, sur les plages normandes, c’était notre liberté d’aujourd’hui.
Nous sommes rassemblés en ce lieu pour célébrer la gloire des soldats du 6 juin, parmi lesquels ces vétérans que je salue, venus de si loin rejoindre leur passé, eux qui ont fait notre avenir. Mais l’hommage qui leur est dû pour avoir porté le coup décisif n’est pas séparable de celui que l’on doit à ceux qui l’ont rendu possible : les peuples britanniques qui ont affronté, seuls, pendant une longue année, des assauts de l’ennemi et qui, dans le ciel de Londres, lui ont infligé sa première défaite ; la formidable organisation des Etats-Unis d’Amérique et la vaillance de leurs fils, les Canadiens sans cesse à la pointe de l’action, et les Belges, les Hollandais, les Norvégiens, les Grecs, les Polonais, les Tchèques, les Slovaques, les Luxembourgeois, engagés volontaires dans les armées alliées.
Ailleurs, ce fut l’héroïsme du peuple russe qui neutralisa, avant de les vaincre, cent cinquante divisions allemandes. Ce furent les fronts d’Italie, d’Afrique, du Pacifique, ce furent les résistants des pays occupés ; ce furent les forces de la France libre et de notre Résistance intérieure mobilisées pour l’honneur et pour la Patrie.
Ce furent, enfin, les opposants allemands auxquels il ne restait, dans la nuit qui était devenue leur jour, qu’un seul point de repère : l’Allemagne dont ils rêvaient, où s’était exprimée la plus haute culture, d’où s’étaient répandues les plus hautes pensées.
Tirons-en la leçon ! Et d’abord, pour nous-mêmes, l’Europe sauvée ne pouvait être qu’une autre Europe. Trois cent quarante millions d’Européens, en attendant les autres, se sont dotés de lois communes. Un conflit armé est devenu entre eux inconcevable. Réconciliés, les adversaires de la bataille de Normandie marchent désormais du même pas.
Puissent, de même, s’apaiser les déchirements qui, près de nous, – dans l’ancienne Yougoslavie -, plus loin de nous, – en Afrique noire -, et dans combien d’endroits du monde, ne profitent qu’à la mort !
Puisse s’organiser partout le dialogue pour la paix des pays du monde, des peuples, sous l’égide de nos Nations unies, elles-mêmes nées de notre victoire! Cela exigera, encore, beaucoup de courage, peut-être de patience ! Mais oui, « let’s go » ! Allons-y ! Et je remercie, au nom de la France, les peuples alliés et leurs soldats qui ont contribué à la libération de mon pays.
A vous, qui les représentez, j’exprime notre reconnaissance et, puisqu’il m’est donné de parler au nom de tous, en cet instant, je vous remercie pour la liberté du monde qui vous doit tant !