Circonstance : Voyage officiel en Bulgarie les 18 et 19 janvier 1989.
Monsieur le Recteur,
– Monsieur le doyen,
– Je vous remercie pour l’amabilité de vos propos. J’y suis très sensible. Je vous remercie, monsieur le recteur, pour l’honneur que vous me rendez. Je me plais à penser qu’à travers ma personne, c’est mon pays, la France, que vous honorez et aussi la qualité particulière des relations, relations culturelles surtout, entre la Bulgarie et la France.
– En franchissant le seuil de l’université de Sofia, j’ai éprouvé le sentiment de me trouver dans un lieu familier, peut-être parce qu’un Français, l’architecte Bréanson, en conçut naguère le plan et qu’on y respire un peu l’air de la Sorbonne. Surtout parce que, dans vos diverses facultés, vous défendez et illustrez hautement la langue française.
– Et puis il y a notre histoire commune, plus commune qu’on ne le sait et qu’on ne le pense généralement. Evoquerai-je Villehardouin, notre chroniqueur historien, sous les remparts de Veliko Tarnovo ? On m’a même cité un ancêtre de notre grand poète Ronsard qui s’est fixé dans la Vallée des roses, sur la route des croisades. Lamartine et Victor Hugo, c’est dans toutes les mémoires. Ils ont embrassé votre cause nationale, avec quel éclat et quelle passion. Je pense à la figure de votre grand poète, Ivan Vasov, sur la tombe duquel je me suis recueilli hier soir et qui pratiquait avec une grande ferveur la langue française. Je pourrais citer beaucoup d’autres cas, y compris tout à fait contemporains, d’échanges intellectuels d’hommes et de femmes d’origine bulgare ou de Français qui ont fait se communiquer deux cultures et deux langues et entretenu la flamme qu’il s’agit aujourd’hui d’accroître de telle sorte qu’elle illumine davantage l’Europe que nous tentons de construire.
– Bref, il s’est constitué un humus très riche de fidélités, d’amitiés, de connivences intellectuelles, d’affinités morales qui font que nous appartenons, en dépit des accidents et des séparations de l’histoire, à une civilisation, celle de l’Europe.
Déjà de toutes parts, de part et d’autre des lignes de séparation, s’élèvent des voix qui parlent d’Europe unie ou de maison commune. Je le rappelais il y a un moment : M. Gorbatchev m’en entretenait, voici moins de deux mois à Moscou et je lui disais : « l’expression est belle et l’idée est noble. Mais que vaudrait une maison sans meubles et dans laquelle les uns occuperaient les pièces où pénétre la lumière tandis que d’autres seraient à la cave ou au grenier » ? Bref, il faut construire l’Europe sur des bases qui sont dans l’esprit, j’en suis sûr, de M. Gorbatchev, mais qui doivent trouver, dans la vie concrète d’aujourd’hui toute leur signification. L’université de Sofia renoue avec une tradition séculaire, celle de l’Europe des universités. Qui ne s’en réjouirait ? Je ne puis, pour ma part, me résigner à admettre que ce qui allait de soi au Moyen-Age – la circulation des étudiants, des savants, des professeurs, des idées, de Cracovie à Salamanque, de Bologne à la Sorbonne – soit aujourd’hui inaccessible. Enfin, cela n’a pas été inaccessible, grâce à vous, pour moi. Mais cela ne suffit pas, chacun en conviendra. C’est une sorte de rêve pour l’avenir, nourri par le passé, de ces universités qui naissaient un peu partout dans notre Europe ; la première, je crois, à Bologne, d’autres à Heidelberg ou bien dans la vieille Angleterre et puis chez vous, car je n’oublie pas que la Bulgarie qui connut tant d’épreuves, qui perdit son indépendance, a su, à travers les temps, préserver son identité. Ce fut pour beaucoup, je crois, grâce à l’enseignement, à la fidélité, à une forme de culture qui est la marque essentielle de l’unité d’un peuple, laquelle culture elle-même, pour se développer, ne peut pas connaître de frontières.
– Les rapprochements récemment observés entre l’Est et l’Ouest de l’Europe, définitions un peu trop simples que j’emploie seulement parce qu’elles sont entrées dans le langage commun : l’Europe de l’Est, l’Europe de l’Ouest. Il y a une partie de l’Europe de l’Est qui est à l’Ouest et une partie de l’Europe de l’Ouest qui est à l’Est. On ne parle pas de l’Europe centrale alors qu’elle fait le gros de tout cela. Tant pis pour la géographie, mais admettons que, dans une université, on peut chercher à être plus précis. Europe de l’Est, Europe de l’Ouest, c’est un langage politique. Enfin vous chercherez à vous y reconnaître… les rapprochements que je souhaite, que la France encourage, les volontés réformatrices, rénovatrices qui s’affirment ici et là apportent une note d’espoir.
On ne peut pas rester immobile. L’histoire ne se fige pas soudain. Le cours des générations passe et les idées aussi. Je disais tout à l’heure à l’Académie des Sciences : « la recherche ne connaît ni frontière ni halte ». Eh bien ! c’est le propre de l’esprit. Observons donc le présent en sachant que l’avenir sans doute assez proche nous offre des critères et des perspectives très différentes de ceux que nous connaissons. J’engage très vivement les universités françaises – avec lesquelles vous coopérez déjà – à développer les échanges de professeurs et d’étudiants. Je le remarquais à l’Académie des Sciences, les projets de coopération ne manquent pas. Les crédits sont plus rares que l’imagination mais on peut faire que les uns et les autres se rejoignent. Enfin ils ne peuvent jamais se rejoindre mais ils se rapprochent…
– Faisons aboutir ces projets. En France, vos écrivains, vos créateurs sont méconnus. J’ai déjà demandé, j’insisterai pour que soient traduits davantage d’ouvrages bulgares en français car je ne me plains pas, en sens contraire, de la manière dont les Bulgares reçoivent, traduisent, étudient les ouvrages français y compris contemporains. C’est vous qui, dans ce domaine, nous donnez une leçon ; il faut que nous la retenions.
– Nos efforts, vous le savez bien, ne porteront leurs fruits que si l’on accepte de part et d’autre plus de confiance, emploierai-je le mot à la mode en disant plus de « transparence » ? Elle a encore besoin d’une définition, je n’ai pas consulté le dictionnaire mais je crois savoir que transparence cela veut dire quelque chose de très précis : on voit de l’autre côté, la lumière passe. Ce n’est pas toujours facile vis-à-vis de soi-même, ce n’est pas commode non plus à l’égard des autres. Et puis encore quand il y a des frontières, des systèmes, des théories, des philosophies, tout cela il faut le vaincre pour qu’il y ait, comment dites-vous ? transparence. Comment traduisez-vous « transparence » ? Il semblait qu’il y avait d’autres mots.. Non ? Peu importe !
– La libre circulation des personnes, le libre débat des idées, en tout cas nous y sommes disposés. Nous ne donnons pas de leçon, nous n’avons pas à en recevoir.
Je m’adresserai dans quelques instants à certains de vos étudiants, j’essaierai de répondre à leurs questions s’ils m’en posent et, dès maintenant, je veux vous dire aussi simplement, avec la même ferveur, comme je l’ai dit à d’autres jeunes Européens, à Paris bien entendu, récemment encore à Aix-la-Chapelle en Allemagne fédérale, à Bratislava en Tchécoslovaquie, dans beaucoup d’autres villes encore : votre horizon, désormais, c’est l’Europe, non pas isolée du reste du monde, mais comme histoire et comme base de notre propre avenir commun. La meilleure garantie de votre identité nationale et de vos droits personnels c’est à mon sens, l’Europe. Pour cela, il conviendra d’abattre les murs de méfiance, les querelles dogmatiques qui survivent quarante ans après les causes qui les ont engendrées. Ne me faites pas dire ce que je ne veux pas dire : il faut aussi des conceptions, des ambitions, des théories ; encore faut-il qu’elles puissent trouver le moyen de correspondre. Je recommanderai bien entendu aux plus jeunes, les autres ont leur expérience : de plus en plus, agissez et pensez en Européens.
– Puisqu’à l’aube de cette année 1989 la Bulgarie et, plus précisément, l’université de Sofia, s’apprête à célébrer le Bicentenaire de la Révolution française, je souhaite que l’esprit qui a présidé à cette Révolution, les grands principes de liberté, égalité, fraternité, des droits de l’homme et des citoyens, la souveraineté populaire, parmi bien d’autres données fondamentales, je souhaite que ces principes animent la commémoration des événements d’il y a deux cents ans pour en faire partout une nouvelle fête de l’espoir.