Mesdames et messieurs,
– Au terme de ce voyage en République démocratique allemande, je me retrouve devant vous, comme nous avons coutume de le faire dans des circonstances comparables. Une multitude de questions s’impose à l’esprit, je suis là naturellement pour tenter d’y répondre.
– Je pense que ce sont vos questions qui guideront mes réponses sur les sujets qui vous importent. Je me contenterai de dire que l’hospitalité qui nous a été réservée a été excellente, que j’ai pu voir non pas toutes mais la plupart des familles politiques traditionnelles naissantes ou renaissantes de ce pays et que de ce fait tous les aspects des problèmes qui se posent ont été approchés, soit sur le plan national, soit sur le plan allemand, soit sur le plan européen, et je reste à votre disposition maintenant pour engager ce dialogue.
QUESTION.- Quel rôle peut jouer la RDA, ou pour être un peu plus précis, l’économie de la RDA dans le cadre du marché intérieur de la CEE qui va être créé en 1993 et quel est le résultat le plus important de votre visite en RDA ?
– LE PRESIDENT.- A votre première question je répondrai que cette place devrait être grandissante dans les relations de votre pays et de la Communauté économique européenne. Inutile de retracer l’histoire, mais nous avons vécu dans deux systèmes étrangers l’un à l’autre. Depuis quelques mois, une ouverture considérable se produit. Et il faut naturellement que nos démarches économiques épousent nos démarches politiques.
– Vous avez pu remarquer qu’à Strasbourg l’une des décisions prises a été précisément de faciliter la signature de conventions d’ordre économique entre la Communauté et votre pays. Il avait été décidé que cette négociation devrait avoir lieu dans les six mois qui viennent nous sommes allés plus vite que prévu puisque le Conseil des affaires générales, c’est-à-dire le Conseil des ministres des affaires étrangères présidé par le ministre français a décidé la veille de mon départ pour Berlin que mandat était donné dès maintenant pour engager sans délai la négociation. On peut donc espérer que, dans les tous premiers mois de l’année, et si on travaille bien dans les premières semaines, nous aurons déjà des éléments importants d’accords sur le plan économique.
– Ce qui est tout à fait souhaitable car il semble bien que la volonté que mettent les Allemands de l’Est à assurer le redressement de leur économie par eux-mêmes ne peut pas non plus se passer de la contribution et de l’aide de leurs voisins. C’est ce que nous sommes en train de faire.
– Deuxième point : quel est le fait le plus marquant ? C’est assez difficile à dire. Ce que j’en ai tiré m’importe beaucoup. Rien ne remplace, j’ai coutume de le dire, le contact direct, l’expérience vécue, et je ne suis jamais venu en RDA si on excepte les événements purement personnels et déjà très anciens qui ont marqué certains moments de ma jeunesse. J’avais donc à ouvrir plus grand les yeux et les oreilles. J’ai donc pu rencontrer non seulement les responsables actuels mais aussi, comme je l’ai déjà dit, toutes les nuances de l’opinion : les partis ou formations d’opposition et celles qui participent au gouvernement.
– C’est un chantier en formation. J’avais donc surtout à écouter et en même temps à préciser mes points de vue sur les quelques problèmes brûlants qui se posent dans cette partie de l’Europe. Enfin tout de même j’ai été très frappé par l’accueil des responsables et de la population.
– Je crois qu’il y a un mouvement véritable et profond, – disons que c’est ce qui m’aura le plus marqué – des Allemands de l’Est vers une ouverture sur l’Europe avec le désir d’élargir leurs relations avec l’ensemble des pays de cette Europe et particulièrement avec la France. J’ai senti un grand désir de compréhension et d’action. Et c’est cette disponibilité allemande qui m’a semblé la plus prometteuse pour l’avenir que nous avons à construire.
QUESTION.- Monsieur le Président, vous venez ici à la fin des grandes célébrations en France du Bicentenaire de la Révolution. Le chancelier Kohl m’a dit il y a deux jours à Dresde, qu’en fait on ne peut pas comparer la Révolution française avec cette révolution ici. A votre avis, ce qui se passe ici, est-ce que c’est une véritable révolution, est-ce qu’elle peut se comparer d’une manière ou d’une autre avec votre révolution d’il y a deux cents ans ?
– LE PRESIDENT.- D’une manière, certainement. C’est une victoire de la liberté et de la liberté conquise par le peuple. Il y a eu beaucoup de libérations dans l’histoire du monde. Mais rarement on a vu autant qu’en 1789 en France et en 1989 en Europe de l’Est, particulièrement en Allemagne, un peuple déterminer lui-même les conditions de sa liberté renaissante. Alors cela c’est tout à fait comparable. Je dirais même que ce sont deux événements majeurs qui curieusement se situent en écho, à deux siècles de distance. Pour le reste on a raison, il faut distinguer. Les conditions ne sont pas les mêmes, ni les mentalités, ni les institutions. On ne peut pas pousser la comparaison trop loin. Mais, et c’est fondamental, ce sont deux révolutions de la liberté et de la liberté par l’action populaire.
QUESTION.- Monsieur le Président, vous avez parlé de liberté, il serait bien de dire ici ce qu’on pense du régime de M. Dracula à Bucarest, une civilisation où la liberté est écrasée par les chars ? Hier vous avez condamné en termes extrêmement fermes, ce qui se passait dans ce pays. Depuis, les massacres se perpétuent en Roumanie. Est-ce que nous ne pouvons rien faire d’autre que d’y assister ?
– LE PRESIDENT.- Nous pouvons prendre des mesures de caractère diplomatique et économique qui accentuent l’isolement de la Roumanie. Nous devons faire attention à ne pas aggraver la misère de ce peuple, la peine qu’il subit, du fait de ses dirigeants. Le problème de la présence diplomatique se pose, les termes sont toujours assez complexes. Je me souviens d’avoir demandé que des mesures de ce type soient prises, à l’époque, à l’égard du Chili, et finalement ce sont des mouvements de résistance qui m’avaient demandé de ne pas le faire. Parce que l’ambassade de France c’était pour eux une sauvegarde. Vous voyez c’est assez compliqué. Mais je pense qu’il faut autant que cela est souhaitable, dans l’intérêt du peuple roumain, il faut couper tous les ponts. Vous me recommandez une autre action monsieur Bromberger ? Est-ce que vous avez d’autres idées en tête, pour vider notre sac ? Non ? Très bien, merci.
– QUESTION.- Est-ce qu’une intervention de qui que ce soit est envisageable ou pas ? Est-ce qu’on peut laisser simplement le massacre se laisser faire comme cela ?
– LE PRESIDENT.- J’aimerais bien que vous me donniez votre opinion. Mais vous n’avez pas oublié que la Roumanie fait partie du pacte de Varsovie. Est-ce que vous imaginez qu’une armée française, pour libérer le peuple roumain de la dictature sanglante qu’il subit, peut s’engager à ce point ? Je dis cela pour qu’on aille au fond de la question telle que vous me la suggérez. Enfin ce n’est pas concevable.
QUESTION.- Est-ce qu’après les contacts que vous avez eus ici, vous vous êtes fait une idée du rapport de force ou d’équilibre entre les partisans et les adversaires de la réunification au sein de la population Est-allemande. Est-ce que vos interlocuteurs vous ont fait part de craintes ou de doutes sur leurs possibilités de garder un processus calme jusqu’aux élections.
– LE PRESIDENT.- Non, je n’ai pas d’opinion. Parmi les responsables de la coalition gouvernementale ou de l’opposition que j’ai rencontrés, aucun d’entre eux ne m’a dit souhaiter cette réunification immédiate. Tous m’ont fait valoir que si cette unité était en soi désirable, les conditions n’en étaient pas réunies. Mais je ne peux pas ignorer ce que vous-mêmes répercutez dans vos articles, par les observations que vous faites lors de vos pérégrinations à l’intérieur des deux Allemagne. Donc j’ai le sentiment que le mouvement, que je crois puissant, en faveur de l’unification rapide, n’a pas, pour l’instant, à ma connaissance, de porte-parole. Cela n’émane pas d’un parti organisé, et ne s’est pas encore dégagé. Cela viendra sûrement. A propos, peut-être, de la préparation des élections du 6 mai, je ne sais pas, je suppose. Il ne s’est pas dégagé de leader qui soit venu exprimer cette opinion. Donc quel est l’exact rapport populaire, avec ce projet qui enthousiasme certainement beaucoup d’Allemands et qui peut apparaître à beaucoup, aussi, comme une solution de caractère économique. J’attendrai les élections du 6 mai, sauf si des événements se produisaient auparavant. Cela va si vite qu’il est difficile de tout prévoir. Je ne peux pas faire de pronostic sur l’état d’esprit de l’opinion Est-allemande.
– QUESTION.- Monsieur le Président, justement cette opinion allemande, avez-vous senti qu’elle savait où elle allait ?
– LE PRESIDENT.- Bien sûr, elle se cherche. Elle va indiscutablement vers la démocratie. Sur le plan intérieur, tout va dans ce sens. D’ailleurs, si ce mouvement n’avait pas eu la puissance qu’est la sienne, nous n’aurions pas assisté à ce qui s’est produit, en particulier le 9 novembre, le mur. Donc, c’est une aspiration formidable vers la démocratie, vers la liberté. Cela est sûr.
– Ensuite, quels sont les rapports de force entre les formations politiques, celles qui sont déjà anciennes, celles qui sont naissantes, celles qui sont à naître. Ou bien avec les forces spirituelles de l’Allemagne de l’Est qui sont à la base de l’Eglise évangélique. Tout cela n’est pas défini. Donc c’est un peuple qui se cherche à la fois. Il y a l’attraction certainement importante de l’unité allemande, mais ce n’est pas la seule question, car l’Allemagne de l’Est est en Europe.
– Et d’autre part, si l’attrait de l’Allemagne fédérale est naturellement très prometteur et à juste titre, en raison de la réussite économique de ce pays, beaucoup s’interrogent sur les conséquences immédiates qu’aurait, dans la pratique de la vie quotidienne, la confusion des systèmes et des structures, car celles de ce pays n’y sont pas préparées. Voilà les questions que l’on me pose et qui se posent et auxquelles, en même temps que vous, je réfléchis.
QUESTION.- Ma question concerne la Roumanie à nouveau. Monsieur le Président, je suppose que l’Union soviétique a plus de moyens de pression que l’Occident sur la Roumanie, puisque nous nous ne pouvons pas faire grand chose ?
– LE PRESIDENT.- « Nous ne pouvons pas faire grand chose ». C’est une phrase qui a été dite plusieurs fois. Qu’est-ce que vous voulez dire ?
– QUESTION.- Pardon, je voudrais savoir justement s’il est possible d’envisager que l’Occident ou vous, par exemple, demandiez à M. Gorbatchev de faire pression sur la Roumanie ?
– LE PRESIDENT.- Je parlerai à M. Gorbatchev. Pour l’instant, si vous voulez bien ne pas prendre cela d’une façon qui pourrait vous froisser, je le ferai sans votre intermédiaire.
QUESTION.- Monsieur le Président, est-ce que, pour la réunification des deux Allemagne vous accepteriez que l’Allemagne prenne un rôle différent dans l’Alliance atlantique, un rôle comparable à celui qu’occupe la France en ce moment ?
– LE PRESIDENT.- Cela regarde l’Allemagne. Moi, je n’entends pas du tout dicter à l’Allemagne ce que sera son statut futur. Et de quelle manière elle déterminera ses alliances et la nature de ses alliances, cela regarde l’Allemagne.
– La France a pris ses dispositions pour elle-même, elle ne fait pas d’évangélisme, elle n’a pas demandé à la Grande-Bretagne qui est une puissance nucléaire d’agir comme elle le fait. Ma réponse, c’est aux Allemands de se déterminer eux-mêmes. En présupposant bien entendu votre hypothèse de base, à savoir l’Allemagne est réunifiée, car pour l’instant il y a deux Allemagne dans deux systèmes d’alliance différents.
QUESTION.- Pour revenir aux questions précédentes et pour les poursuivre d’une autre manière, les Etats-Unis sont intervenus contre une dictature au Panama. Est-ce que vous approuvez ou vous condamnez cette intervention, et par symétrie, vraie ou fausse, est-ce que vous accepteriez ou vous condamneriez une intervention de l’armée soviétique en Roumanie ?
– LE PRESIDENT.- J’ai déjà eu l’occasion de dire mon sentiment à ce propos. Il a été exprimé au Conseil de sécurité par l’ambassadeur de France qui représente notre pays. Ce type d’intervention militaire dans un pays souverain est toujours regrettable.
– Malheureusement le chef d’Etat de ce pays s’est compromis d’une façon grave dans des affaires de drogue. Il y a une sorte de guerre latente contre les narco-trafiquants. Des incidents multiples ont eu lieu. Des assassinats de citoyens américains, des Américains qui se trouvent là en raison d’un accord passé entre le Panama et les Etats-Unis d’Amérique. On comprend que la situation soit difficilement supportable. Il y a là une distorsion entre un principe qui doit être respecté où chaque peuple doit se déterminer lui-même et une réalité dans laquelle intervient le respect de la vie. La drogue, c’est un phénomène devenu malheureusement universel. Voilà, j’ai dit ce que j’avais à dire et cela a été défendu par notre ambassadeur au Conseil de sécurité.
– Vous faites une assimilation avec la situation de la Roumanie … si l’Union soviétique décide d’intervenir, je suppose qu’elle nous en parlera. Cela mérite réflexion, le principe : je viens de le dire. La pratique : est-il supportable de voir ce peuple condamné à souffrir non pas dans notre indifférence mais dans notre non-assistance directe ? Je répète qu’une opération militaire de la part des pays de l’Occident, en tout cas de la France, n’est pas concevable, même si humainement je le regrette. En droit et en politique internationale je n’en vois pas le moyen. Mettre de l’ordre entre les pays du Pacte de Varsovie suppose une réflexion extrêmement difficile pour les pays en question qui se heurtent aux mêmes principes puisque c’est M. Gorbatchev lui-même qui a proclamé, il n’y a pas si longtemps, le principe de non-ingérence dans les affaires des pays voisins ; c’est ce qui a été dit pour la Tchécoslovaquie il n’y a pas longtemps. Il y a ici, en Allemagne de l’Est, quelques centaines de milliers de soldats soviétiques et on a rappelé qu’ils s’interdisaient de peser en quoi que ce soit sur les destinées allemandes. Cela fait partie seulement d’une alliance militaire. Donc je ne pense pas qu’il faille attendre d’une intervention extérieure une réponse aux problèmes roumains.
QUESTION.- Monsieur le Président, à Berlin vous avez exprimé l’idée que la CSCE se réunisse l’année prochaine à Paris. Pouvez-vous imaginer que cette réunion pourrait effectivement avoir lieu dans une ville comme Berlin, qui est devenue un nouveau symbole de la coopération Est-Ouest ?
– LE PRESIDENT.- Nous ne sommes pas en concurrence. J’ai proposé, pour concrétiser ma position favorable à cette réunion, j’ai employé une formule : « au besoin » ; si on décide d’aller ailleurs et notamment à Berlin, ce sera très bien. Il n’y a pas de compétition et je viendrai moi-même ou le ministre des affaires étrangères ou le Premier ministre avec beaucoup de plaisir à Berlin. Rien n’a été décidé, c’est une proposition. Berlin aura d’ailleurs certainement de nombreuses occasions de recevoir des conférences internationales car c’est une ville devenue symbole et on se précipite un peu de tous les côtés puisqu’on a même parlé des jeux olympiques.
– QUESTION.- Monsieur le Président, est-ce que vous avez envie de rester encore quelques heures à Berlin pour pouvoir assister à l’ouverture, assez symbolique, de la Porte de Brandebourg ?
– LE PRESIDENT.- Je dois dire que je ne me suis pas posé la question mais, si je me l’étais posée, j’aurais dit certainement non. C’est facile à comprendre … je vous ai répondu.
– QUESTION.- Pourquoi ?
– LE PRESIDENT.- Je lis justement une dépêche à ce sujet. Vous en prendrez connaissance quand vous voudrez, quand vous le pourrez à la fin de cette conférence. Pourquoi ? Vous pourriez me dire, si j’avais répondu oui, pourquoi ? Alors je vous dis non !
QUESTION.- Monsieur le Président, vous avez dit que c’était aux Allemands eux-mêmes de décider de leur avenir en ce qui concerne la réunification. Comment voyez-vous le processus de consultation des Allemands, étant entendu que c’est une affaire qui les concerne mais qui intéresse aussi les voisins, notamment la puissance qu’est la France à Berlin ?
– LE PRESIDENT.- Cela m’intéresse beaucoup mais le processus démocratique est ultra simple : les Allemands de l’Est et les Allemands de l’Ouest vont voter. Quand ils auront voté, ils auront des députés. Parmi ces députés, des majorités se dessineront, des gouvernements naîtront de ces majorités et ils seront porteurs de programmes, de messages. Si des deux côtés ce message c’est « unification immédiate », le problème se sera posé démocratiquement. J’ai posé comme condition, dès le point de départ, c’était début novembre avant les événements du 9 novembre, c’était le 3 novembre à Bonn à l’issue du Sommet franco-allemand. J’avais dit : « la voie démocratique et la voie pacifique ». Eh bien ! la voie démocratique serait donc remplie. Du côté de la voie pacifique, il faut la déterminer.
– Je crois qu’il faut avoir quelques idées simples. En tant que phénomène allemand touchant le peuple allemand – il n’y a qu’un peuple allemand s’il y a deux Etats, unification ou non. Unification immédiate ou unification par étapes la Communauté contractuelle dont parle M. Modrow ou les formes fédératives dont a parlé le Chancelier Kohl ? Toute l’imagination est libre.
– Tout cela relève des Allemands. Donc, les conséquences de cette réunification, soit précipitée, soit par étapes, soit non pas unification mais fédération, ou confédération, toutes les formes institutionnelles imaginables d’accords sans autre forme d’unification, union mais pas unité, tout cela dépend des Allemands. Lorsqu’il s’agit de l’Europe cela commence à regarder la France parce que la France et l’Europe y jouent un certain rôle. J’ai lu beaucoup d’articles, particulièrement des articles émanant de la presse Ouest-allemande, je ne suis pas moi de ceux qui freinent, je dis : que la volonté du peuple allemand s’exprime et qu’elle s’accomplisse.
`Suite sur la réunification de l’Allemagne`
– Parmi les éléments de la réflexion sortant du problème allemand proprement dit, qui n’est pas de mon ressort, il y a le problème de l’Europe et l’Europe, si elle doit sortir de l’ordre établi qu’elle connaît depuis quarante cinq ans doit en bâtir un nouveau. Cela ne peut pas rester en déshérence. Nous sommes aussi les garants de la paix en Europe. Nous sommes nous-même garants du statut allemand. Mais quarante-cinq ans ont passé, je ne vais quand même pas faire la leçon aux Allemands, je ne m’en reconnais pas le droit. Je n’ai pas l’intention de les mettre en tutelle, de dire à l’Allemagne : on va se comporter à votre égard comme si nous en étions au lendemain du conflit qui nous a opposés. Ce sont déjà de nouvelles générations, c’est un nouveau pan de l’Histoire, donc je refuse personnellement de considérer que l’on peut traiter les Allemands comme s’ils étaient en tutelle. Mais dès qu’il s’agit du statut de l’Europe alors cela nous regarde et nous devons veiller à ce que ne se crée pas un déséquilibre qui finalement s’achèverait dans une sorte de reconstitution de l’Europe des guerres. Non pas que je prédise une guerre, mais nous risquerions de retrouver la situation de l’Europe qui s’est précipitée avant 1914 dans un statut qui a abouti – nous l’avons vécu tragiquement – à une situation explosive et des drames immenses. C’est donc un sujet délicat qu’il faut traiter avec sérieux, il faut que les Allemands en aient une conscience claire, on ne peut pas jouer avec les frontières. A partir de là bien entendu, j’interviendrai. Mais les choses n’ayant pas été tranchées du point de vue allemand, nous attendrons que l’expression démocratique se soit exprimée.
`Suite sur la réunification de l’Allemagne`
– Les deux Etats allemands existent. Ils appartiennent à deux alliances différentes, à deux systèmes différents. Beaucoup de ces barrières tombent, heureusement, mais il y a des armées, des armées soviétiques ici et nos armées américaine, anglaise et française de l’autre côté. Ces problèmes ne sont pas réglés. Les quatre ont encore, sur le terrain international de l’équilibre européen, des choses à dire et à se dire. Alors je souhaite, à l’avenir, lorsqu’ils auront des choses à se dire, pas forcément d’une façon juridiquement contrainte, je souhaite que lorsqu’ils en discuteront, ils en discutent avec les Allemands pour que cela ne prenne jamais la couleur d’une sorte d’intervention étrangère qui voudrait perpétuer la situation d’il y a un demi siècle, même si cela existe aussi, si cela n’a pas disparu. Le jour où cela disparaîtra beaucoup d’autres conséquences en découleront. Admettons que cela mérite examen. C’est tout ce que j’ai dit. Pour ce qui est de l’unité allemande ou de toute forme structurelle que l’on peut imaginer depuis la proposition de M. Modrow, jusqu’aux propositions d’unité immédiate : que les Allemands se prononçent démocratiquement ! La France n’y fera pas obstacle. Mais, dès lors qu’il s’agit de l’Europe sur laquelle nous avons un droit de regard évident puisque nous sommes d’Europe et que nous sommes garants de l’équilibre européen, nous voudrions qu’il n’y ait pas une contradiction entre la volonté allemande et la volonté européenne, entre l’unité allemande et l’unité européenne, c’est pourquoi j’ai toujours lié ces choses.
– Quand je dis « je », c’est parce que vous vous adressez à moi et que je m’exprime au nom de mon pays. J’aurais pu dire « Nous » parce que tel est l’exact sens de la résolution adoptée à Strasbourg par l’Europe des Douze, à l’unanimité, avec la signature de l’Allemagne de l’Ouest. Déclaration affirmant que l’unité allemande est parfaitement légitime et peut-être désirable, – ce n’est pas à nous de le dire à la place des Allemands, on le dit quand même – mais que cela doit s’inscrire dans un certain nombre de règles, de principes internationaux qui ont été définis dans cette résolution notamment par référence avec Helsinki, en esquissant, in fine, une notion d’intégration européenne.
– Voilà, telle est ma position et telle est la position de la plupart des membres actifs de l’Europe de l’Ouest.
QUESTION.- Est-ce que vous appliquez la même proposition – il ne faut pas mettre les deux Allemagne en tutelle – au statut de Berlin. Est-ce que c’est aux Allemagne de régler les problèmes de la ville de Berlin, comme on va voir cet après-midi à la porte de Brandebourg ?
– LE PRESIDENT.- Pour ce qui concerne Berlin, moi je suis absolument à la disposition de mes partenaires pour déterminer ce que nous aurons à faire lorsque nous nous trouverons devant une nouvelle situation allemande, ce qui n’est pas encore le cas. Mais pour l’instant, nous avons des droits et nous avons des devoirs, nous ne devons pas y manquer. A situation nouvelle, réponse nouvelle. Pour l’instant, la situation est en évolution rapide, mais c’est la même en droit. Donc, nous avons les mêmes droits et les mêmes devoirs pour Berlin. Aucun traité n’est immuable, l’histoire multiplie les exemples. Mais pour l’instant les choses sont ainsi. C’est pourquoi les quatre puissances se sont déjà réunies, elles sont appelées à le refaire s’il le faut. Ce sera conforme au droit. Je répète que je souhaite que cela puisse être fait avec les Etats allemands.
– QUESTION.- Est-ce que vous pourriez faire en sorte que les témoignages des manifestations que la STASI avait prises ne soient pas détruits ?
– LE PRESIDENT.- Je le souhaite, c’est du ressort de la souveraineté allemande. Il faut avoir le respect des archives. Il ne faut pas avoir peur de l’histoire.
QUESTION.- Comment allez-vous intégrer la communauté contractuelle ou en tout cas le renforcement des relations tous azimuts entre les deux Allemagne dans le processus d’intégration de la Communauté européenne ?
– LE PRESIDENT.- Comment peut-on l’intégrer ? Il y a d’une part la Communauté européenne des Douze qui peut, le cas échéant, s’étoffer, s’élargir. Elle l’a déjà fait avec beaucoup de pays, puisqu’elle a commencé à six et qu’elle se trouve à douze. Il y a aussi, je crois, un effort d’imagination à faire – j’aurais l’occasion d’en parler un jour prochain – pour que nous ayons un système qui puisse prévaloir pour l’Europe tout entière de l’Est et de l’Ouest, à partir sans doute des accords d’Helsinki. Cette notion doit s’élargir pour que se crée entre tous les pays de l’Europe un type de relation organique qui permettrait précisément d’intégrer chacun à sa manière. Mais si j’ai bien compris l’interprétation donnée par son auteur, la proposition de M. Modrow laisse intacte la souveraineté des deux Etats. Donc, la communauté contractuelle ne changerait pas la nature juridique, sur le plan international, de la RDA.
QUESTION.- Monsieur le Président, le Fonds monétaire international est considéré par certains observateurs comme une sorte de SAMU pour malades en danger car cet organisme dicte aux pays assistés la politique à mener dans le domaine économique. Est-ce qu’il en sera de même pour la banque européenne pour la reconstruction et le développement des pays de l’Est ?
– LE PRESIDENT.- Non, je ne pense pas que l’on puisse comparer cela, du tout. On pourrait penser davantage à Bretton Woods. C’est une banque, elle fonctionnera selon les règles bancaires. Ce qui n’est pas le cas du Fonds monétaire international.
– Le Fonds monétaire international est une institution qui accorde son aide à des conditions bien définies, qui sont d’ailleurs souvent très rigoureuses. La Banque étudiera chaque dossier, comme le fait toute banque. Elle sera spécialisée à l’égard des pays de l’Europe de l’Est et les pays de l’Europe de l’Est qui participeront à la Banque prendront part à la décision, et ne seront pas des clients. Ils seront comme les autres membres du conseil d’administration. Donc là il y a une relation de type qui ne ressemble pas du tout à celui du Fonds monétaire international. On s’est adressé à l’Union soviétique, j’en ai parlé à M. Gorbatchev, il a dit oui, donc on peut penser que l’Union soviétique sera membre de la direction de la Banque de reconstruction et de développement pour l’Europe de l’Est. Si la RDA agit de cette manière, son statut sera le même, ou la Tchécoslovaquie ou la Pologne, etc.. Donc je ne pense pas que l’on puisse faire la confusion entre les deux systèmes.
QUESTION.- Vos interlocuteurs vous ont-ils fait part de certaines craintes, que les événements puissent prendre une tournure plus violente, et le cas échéant, est-ce que vous partagez ces craintes ?
– LE PRESIDENT.- J’avoue que je suis étonné et admiratif qu’une révolution de cette ampleur et dans tant de pays ne se soit pas déroulée dans la violence. Est-ce que cette volonté pacifique et humaine sera maintenue jusqu’au bout ? Je suis si étonné de la manière dont les choses se sont passées, que je n’ose faire le pronostic que cela ira partout jusqu’au bout de cette manière, mais je l’espère.
QUESTION.- Monsieur le Président, avez-vous parlé aux dirigeants, aux leaders de la RDA, aussi directement sur le sujet du désarmement et si oui, de quel aspect avez-vous discuté ?
– LE PRESIDENT.- Assez peu mais quand même. Les dirigeants de la RDA savent que la France a pris une position tout à fait favorable pour le désarmement. Nous avons été, je crois, le premier pays à approuver les accords de Washington sur la liquidation des armes nucléaires de moyenne portée en Europe. C’est en France que s’est tenue la Conférence internationale sur le désarmement chimique au début de cette année. Et nous avons beaucoup insisté pour qu’avant d’aborder les autres problèmes nucléaires en Europe, on puisse avancer dans le désarmement conventionnel.
– Le désarmement stratégique, c’est une affaire pour l’instant qui concerne les Américains et les Russes, en raison de l’importance de leur arsenal nucléaire, plus de 12000 charges par rapport à des pays comme la Grande-Bretagne et la France qui ont un peu au-dessous ou un peu au-dessus de 300 charges. Il faut donc que les Russes et les Américains fassent un effort considérable, avant que nos pays ne se mettent autour de la table de cette négociation. Quant au désarmement à très courte portée, étant lui aussi souhaitable, il faut d’abord que soient réalisées les conditions d’équilibre entre les forces des deux alliances en Europe. Voilà, nous avons en effet parlé de cela.
– Je vous dirai juste un mot pour terminer.
QUESTION.- Monsieur le Président, est-ce que votre opinion à l’égard de l’unité allemande a changé depuis votre rencontre avec M. Gorbatchev à Kiev ?
– LE PRESIDENT.- Je crois avoir dit aujourd’hui exactement, d’une façon simplement plus circonstanciée, ce que j’avais dit à Bonn, que j’ai rappelé tout à l’heure, tout à fait au début du mois de novembre. La voie pacifique ! J’avais dit la réunification, je ne la crains pas. Cela a été repris, par toute la presse française à l’époque. Par la voie démocratique, il faut que les peuples se prononcent, après avoir conquis des institutions démocratiques, qu’ils s’expriment dans des élections libres et secrètes. Cela regarde, à partir de là, le peuple allemand. Le peuple allemand devra prendre en considération le problème de l’Europe. Et je souhaite que ces événements, s’ils se produisent, se déroulent dans le cadre d’une avancée structurelle de l’Europe. D’abord de l’Europe de la Communauté, là je parle de l’Allemagne de l’Ouest, c’est ce qui a été décidé à Strasbourg, d’un commun accord, et d’autre part, dans un nouveau cadre européen que j’appelle de mes voeux. L’unité allemande et l’unité européenne vont de pair. Du moins dans mon esprit. Tout cela était contenu dans ma déclaration du début novembre, je n’ai donc pas changé de position mais je suis amené, grâce à vous, il faut le dire, à la préciser.
J’avais juste deux choses à vous dire. Vous êtes plusieurs à m’avoir parlé de la Roumanie et vous avez bien raison. C’est un drame et une honte pour l’Europe, surtout après tout ce que l’on vient de voir, tout ce que nous avons dit, entre nous, après combien d’autres, sur l’étonnante démarche pacifique d’un peuple en lutte pour sa liberté, de peuples – au pluriel – de multiples peuples, en marche vers leur liberté. C’est admirable, quelle maturité ! Et naturellement aussi, quels risques ! Et la Roumanie échappe, malheureusement, à cette évolution. Alors il faut être clair. Il ne s’agit pas de dire, on ne fera rien. Il faut que tous les moyens de pression efficaces soient étudiés, psychologiques, moraux, mais aussi économiques, diplomatiques auprès de vos partenaires occidentaux, mais aussi de l’Union soviétique et c’est un examen auquel je vais procéder dès mon retour. Il y a là une démarche qui peut contraindre à une évolution en Roumanie et on a pu constater une certaine fragilité du système en place. Il doit bien y avoir un écho populaire profond. Voilà, pour l’instant, de quoi il s’agit et pas d’autre chose.
– D’autre part, je le répète, il y a aussi des problèmes d’alliances. Les deux alliances, depuis qu’elles existent, ont toujours veillé avec la plus grande attention à ne pas commettre d’impair, pour ne pas mettre la paix en péril et chacun est chez soi. De même que l’Alliance atlantique a une aire géographique déterminée, la France s’est toujours refusée de prendre part à des actions qui débordaient l’aire géographique de l’Alliance atlantique (on se souvient de la position que nous avons prise sous le gouvernement de M. Chirac et d’un commun accord sur le bombardement en Lybie ; il y avait une question pratique mais il y avait aussi une question de principe). Il y a le champ des alliances militaires qui doit vous faire mesurer l’ampleur profonde de votre question lorsque vous laissez entendre que l’action militaire serait peut-être possible et lorsque vous me le demandez.
D’autre part, j’avais une information, je suppose qu’elle vaut ce qu’elle vaut, mais après que je vous ai répondu « non » à « Irez-vous à la porte de Brandebourg ? », j’ai là une dépêche qui me dit qu’elle n’a pas lieu, cette réunion, de telle sorte que j’aurais pu me dispenser de ce « non », mais c’est à vérifier … ce n’est pas une dépêche de presse, elle n’en serait pas moins exacte ! Alors je vous laisse le soin de réfléchir à ce sujet mais nous n’avons pas parlé – pardonnez-moi de prolonger cette réunion – des accords entre la RDA et la France. J’ai là une note, quand même c’est intéressant que vous le sachiez, les sujets abordés au cours des entretiens : sur le plan politique, on vient d’en parler suffisamment, je n’insiste pas. Les accords bilatéraux, accords de coopération économique pour cinq ans : cela a été signé hier. Donc, on élargit le champ de coopération à de nouveaux domaines, par exemple les télécommunications, le tourisme, etc… et on prévoit des formes de coopération nouvelle (par exemple, des sociétés mixtes). Donc un accord pour cinq ans : 1990-1995. Une convention fiscale supprimant la double imposition ; un accord sur la protection de l’environnement : des envois d’experts, des échanges d’information. L’ouverture d’un deuxième Centre culturel français à Leipzig, après celui de Berlin ; peut-être d’autres dans l’avenir. D’ailleurs, sur le plan culturel, il y a eu de nouveau des décisions sur des échanges d’expositions artistiques. Des expositions d’art contemporain de RDA à Paris et dans d’autres villes françaises ; une exposition d’art anti-fasciste au Musée de la Paix de Caen ; les tournées de l’Opéra de Paris et de l’Opéra de Berlin, en 1992 ; des programmes d’échanges de jeunes, mais je vais y revenir ; des demandes de soutien pour la création d’une fondation pour la conservation de Weimar, notamment patronnée par l’UNESCO. Enfin j’arrête là parce que la liste est beaucoup plus longue mais c’est vous dire qu’il y a eu du travail fait dans le cadre des relations bilatérales.
– Et puis, il y a eu pas mal de contrats entre industriels. J’avais d’ailleurs comme compagnons de voyage bon nombre d’industriels importants de France, de chefs d’entreprise et de banquiers. Je pense que ce sont des contacts prometteurs, c’est en tout cas ce que l’on me dit et nous sommes prêts à offrir des financements garantis par l’Etat pour la réalisation de ces projets, sans limitation particulière de montant.
– Il faut savoir aussi que ces relations économiques ne sont pas négligeables. Déjà nous sommes le troisième fournisseur industriel de ce pays, après la RFA et l’Autriche et avant les autres donc.
– J’ajoute qu’on a beaucoup insisté sur les échanges des jeunes. Vous avez pu entendre, ceux qui étaient à Leipzig, cette demande des étudiants, en particulier, leur désir de prendre part au programme Erasmus, d’aller dans des universités étrangères, etc.. Je pense qu’il faut encourager très vivement ce mouvement et, je vous le dis tout de suite parce que je n’en ai pas discuté avec la RDA, donc c’est une initiative que je prends personnellement, j’ai l’intention d’inviter l’année prochaine en 1990, 1000 jeunes de RDA, 1000 jeunes que la France invitera pour leur faire faire toute une série de circuits à l’intérieur de notre pays et leur permettre de connaître des expériences qui pourront leur montrer à quel point le destin de nos peuples est lié. Voilà. Ecoutez, mesdames et messieurs, je vous remercie. Je vois que j’ai encore une main qui se lève ?
QUESTION.- Je voudrais, s’il vous plaît, une précision sur les dernières remarques, en ce qui concerne un rendez-vous. De quel rendez-vous parliez-vous à la Porte de Brandebourg ?
– LE PRESIDENT.- Je croyais avoir été clair : j’ai là une dépêche nous disant que la cérémonie n’aurait pas lieu, mais peut-être m’égare-t-on, hein ? Dans ce cas-là, j’aurais transporté une fausse nouvelle. Mais enfin vous savez ce que c’est que les fausses nouvelles, vous me pardonnerez facilement. Mais vous savez, ce n’est pas à moi qu’il faut demander, je ne suis qu’un modeste intermédiaire.