A l’Elysée, il y a des petites salles à manger partout. Les déjeuners de travail sont ainsi facilités. Les déjeuners les plus habituels étaient ceux donnés par le Médiateur, Paul Legatte, et les “déjeuners Charasse”, bizarrement appelés “déjeuners des marquis” dans la presse. Et puis probablement d’autres dont je n’avais pas connaissance.
Le Médiateur, le très courtois et souriant Paul Legatte, invitait parfois diverses personnalités. Une personne travaillant à l’Elysée était chargée de faire l’hôtesse, pour entretenir la conversation pendant le déjeuner, et pour la photo. Un jour, j’ai été pressentie pour cela par le secrétariat.
Je me suis trouvée assise à la place d’honneur au bout de la table, avec à ma droite un président de je ne sais quoi passionné par l’élevage des chevaux de course, et à ma gauche un directeur de quelque chose dans l’audiovisuel. Sujets de conversation communs : zéro.
“ Alors ? ” m’a demandé ensuite Christian Nique, le conseiller technique chargé de l’éducation. “ Bof… c’est très bon ce qu’on mange, mais on s’embête plutôt ! – Tu ne vas jamais aux repas de Charasse ? C’est très animé, c’est intéressant. J’y vais souvent. Demande donc à être invitée ! »
Je n’allais pas réclamer une invitation, comme ça, mais quelques semaines plus tard, lorsqu’un autre conseiller m’a dit : « Tout à l’heure j’ai un déjeuner avec Charasse », j’ai compris de quoi il s’agissait. “ Ces repas de Charasse, qui donc y est invité ? – Mais, beaucoup de conseillers. On est entre nous, c’est sympathique. Ecris-lui, il t’invitera certainement. ”
J’ai écrit. Je n’ai pas encore eu l’occasion d’un contact ou d’un entretien avec Michel Charasse, mais pourquoi ne pas oser ? A cette époque il est ministre du budget, mais garde ses contacts à l’Elysée. Il a un rude franc-parler qui ne ménage rien, un bon sens profond qui sait traduire les aspirations des gens, des petites gens, de ceux qu’on ne rencontre jamais le long du Faubourg-Saint-Honoré.
Il m’a fait inscrire sur la liste et voilà : ces déjeuners n’ont plus de secrets pour moi. Pourquoi la presse les a-t-elle désignés par l’expression ironique “déjeuners des marquis” ? Les “marquis”, ce seraient les conseillers du Président ? Pourquoi les appeler ainsi ? est-ce que je suis une marquise, moi, militante socialiste depuis plus de vingt ans ? Très drôle ! Quels cons, ces journalistes qui imaginent des mystères à propos de déjeuners auxquels ils n’ont jamais assisté.
Dans la petite salle à manger de l’aile ouest, on vient surtout pour la détente, pour sortir de ses rapports et de ses notes de synthèse pendant une heure ou deux, rencontrer le collègue qui bosse vingt mètres plus loin derrière sa porte capitonnée et qu’on n’apercevrait jamais autrement, entendre les commentaires de l’actualité à la manière charassienne.
D’après les journalistes bien informés, c’est lors de ces déjeuners-là qu’on pourvoit les principaux postes de l’Etat. Tout le monde sait que Michel Charasse est consulté par le Président sur les nominations au Conseil d’Etat ou à la Cour des Comptes. De là à imaginer ce qui peut se dire là, il n’y a qu’un pas, par exemple : « Michel, tu sais mon ami X., s’il n’a pas une présidence d’entreprise nationale tu le cases à la Cour des Comptes ? Michel, Y. ne convient pas du tout pour remplacer Z. au Conseil d’Etat mais j’ai quelqu’un qui… » L’imagination s’envole, la presse phosphore, tout ceci a peut-être été dit en un jour et un lieu inconnus, ou peut-être pas, mais en tout cas pas dans cette petite salle à manger.
Certes il peut être question de nominations au cours de ces déjeuners, comme de tout le reste : si la presse est tellement intéressée, pourquoi les conseillers ne le seraient-ils pas ? Mais s’il y a eu des pourparlers, ce n’est pas le lieu où ils se tiennent. Les propos tenus dans cette salle à manger restent dans le registre du café du Commerce. Dans ces déjeuners, par un accord tacite, on se parle de tout ce qu’on veut, pourvu que cela ne sorte pas du Palais 1 . Et cela n’en sort pas. Jamais je n’ai vu une fuite nulle part, que ce soit dans les brèves du Canard Enchaîné ou ailleurs. Nous sommes des gens loyaux, nous respectons les règles tacites entre nous. Ce n’est pas qu’on n’évoque pas les personnes, certes : chacun peut donner son opinion sur les futures ou passées nominations au Conseil d’Etat, ou sur les prochains candidats du Parti socialiste lors des élections à venir. Les réseaux sociaux, cela n’existe pas encore : nos discussions en toute gentillesse, pas forcément gentilles au sujet des personnes en question, n’ont rien de commun avec les ignominies qui se répandront plus tard, mais cela on n’en connaît rien encore, sur les smartphones.
Nous sommes une quinzaine, prévenus la veille ou le matin ; Michel Charasse tire sur son gros cigare, la mine heureuse. Le vin est bon et en général – et pourquoi pas à cause de cela ! -, nous sommes tous heureux, même ceux qui ne l’étaient pas l’heure d’avant.
On parle de tout et de n’importe quoi, sauf de nos propres dossiers : la décentralisation vue par les maires, les dessous épiques du dernier voyage du Président, les malheurs de l’audiovisuel. Jean-Louis Bianco raconte ses découvertes de nouveau ministre, Hubert Védrine vient rarement et écoute surtout, presque tous les conseillers passent là un jour ou l’autre. Et on dit du mal des gens, bien sûr ! Ici, c’est le seul endroit où un conseiller technique peut dire du mal de qui il veut sans que cela soit rapporté, et c’est fou ce que ça fait du bien, parfois ! Même s’ils n’avaient que cet intérêt là, ces repas seraient une nécessité thérapeutique absolue.
Le ton monte, c’est peut-être le vin, la fatigue, de quoi parlent-ils ? Je ne suivais pas bien la conversation. Ils discutaient de ce qu’il fallait faire, à leur avis, pour faire lever les barrages des routiers : on pourrait mettre les propos en bande dessinée. Un conseiller aux affaires africaines raconte les détails de la visite mouvementée d’un prince saoudien quelques années auparavant, et à mon immense regret je n’ai pas noté ses propos plus tard : les employés des douanes arrêtant un “Monsieur… heu, Sultan” à la frontière suisse, des armes dans sa voiture, le ministère des affaires étrangères très très embarrassé, et le conseiller racontant comment il s’est débrouillé. Même rompus aux attaires politiques, nous avons écouté, entre rires et stupeur : une grande péripétie dont les historiens ne sauront rien ! Puis les convives en sont venus, sans transition évidente, au sujet de la taxe d’habitation : il y a deux clans, deux points de vue opposés. Charasse ne décolère pas sur le sujet. Ils ne s’écoutent pas entre eux, ils ne vont pas se taper dessus ? Mais non, ce n’était que du défoulement entre copains ! Quelqu’un propose une diversion : « Et la Corse, Michel ? Parle-nous donc de la Corse ! En Corse il se passe toujours quelque chose. » Mais Charasse en a une meilleure à nous dire aujourd’hui, l’histoire de la dame qui voulait obtenir un bureau de poste dans son village natal et qui lui a apporté un poulet à sa permanence, et qui tous les ans… Il tient un quart d’heure là-dessus.
Un jeune conseiller technique chargé d’affaires économiques austères, propose son histoire drôle, ça se passe dans un petit village du Midi, deux Gitans et leur ours sont assis sur un banc, il fait chaud, chaud, et brusquement les volets de la petite maison blanche en face s’ouvrent… CENSURE.
Christian Nique se lève : “ Je dois filer à Matignon, je vous laisse. ” Jean Lévy, conseiller diplomatique : “ Je pars avec toi, j’ai un ambassadeur à recevoir dans mon bureau ! ” On finit les tasses de café, il est quinze heures, maintenant il faut être sérieux. Merci, Michel, à bientôt !
Ainsi les heureux convives se séparent, s’étant partagé entre eux, selon les éditorialistes bien informés, les plus gros fromages de l’Etat. “ Degré zéro de la politique ! ” grommelle quelqu’un. Il n’a pas tort, mais il reviendra lorsqu’on l’invitera : car ce n’est pas de la politique qu’on cherche ici, on en aura ailleurs. Ici, on se repose, conviviaux et fraternels. Il faut le prendre comme ça.
Je retourne tout au bout de la rue de l’Elysée, accompagnée par les Africains lorsqu’ils sont là : c’est à dire les conseillers chargés de la cellule africaine, Georges Serre, Dominique Pin ou Bruno Delaye. Dans le grand bureau, mes deux assistants Mireille et François sont installés devant leurs ordinateurs. Ils bavardent tout en tapant des fiches. J’arrive en coup de vent, complètement stressée parce qu’il est déjà trois heures, trois heures et demie, avec tout ce qui m’attend comme dossiers en panne, chronologies à mettre au propre, revue de presse à parcourir… et le vin que j’ai bu, ça ne va pas aider.
« C’était bon, ce repas ? » demande Mireille. Et François, plus direct, va droit au but : « Ils ont raconté des histoires drôles ?
– Oui, oui, elle était très bonne ! Je me la suis répétée tout le long de la rue pour ne pas l’oublier trop vite ! Bon, voilà : c’est dans un petit village du Midi, deux Gitans avec leur singe savant, non, leur ours savant, sont assis sur un banc et…
– Oh ! fait Mireille. Mais je n’oserai pas la redire chez moi ! »
On ne me croira pas. Pourtant, les “ déjeuners Charasse ”, c’était cela !