Peu de temps après mon arrivée à l’Élysée comme jeune conseiller fin 1990, ma secrétaire m’annonça que j’étais convié au « déjeuner Charasse ». Devant mon air perplexe, elle m’expliqua qu’après chaque conseil des ministres, Michel Charasse, alors ministre du Budget, invitait quelques conseillers dans une petite salle à manger du palais pour un déjeuner informel.
Ce fut pour moi la découverte d’une institution, et le premier d’une longue série de ces déjeuners, pendant les presque 5 ans que je passais à conseiller François Mitterrand, et le début d’une amitié distante mais réelle avec l’amphitryon. Même si tous l’entourage était invité à tour de rôle, nous étions quelques-uns à être des quasis permanents : Anne Lauvergeon, Christiane Dufour, Jean Lévy, moi.
Ces agapes avaient la réputation d’être un lieu où se faisaient et défaisaient les carrières, les nominations aux postes les plus prestigieux.
En fait, ça parlait un peu de politique, mais surtout ça racontait beaucoup d’histoires drôles. Michel était un comique accompli, sur les traces de son copain Coluche. Nous étions peu à essayer de rivaliser avec lui, mais il n’est pas toujours besoin d’espérer pour entreprendre.
Je me souviens d’un jour en particulier où j’avais raconté une histoire excellente qui avait fait rire toute la table, et qui n’avait qu’un défaut, celui de se moquer de notre Président (pour ceux qui s’en souviennent, comment fait-on pour choisir des ministres intelligents…).
La semaine suivante, cette histoire s’étalait en haut de la page 2 du Canard Enchaîné, sous le titre « l’histoire qu’on raconte à l’Élysée ». Michel, je t’ai maudit ! Il n’y a eu aucune suite, mais je fus dans mes petits souliers pendant plusieurs jours.
Plus tard, nous sommes restés en contact, déjeunant de temps en temps, en général dans des endroits où il allait autrefois avec le Président. Puis voilà deux ans, la maladie l’a éloigné, et ce fut des échanges de textos par ci par là, le dernier deux jours avant sa mort.
Michel fut un personnage complexe, voire compliqué, ses amitiés ou ses admirations n’étaient pas toujours les miennes. Mais c’était aussi un ami fidèle, une intelligence acérée, et une truculence inimitable.
Il nous manque.
Serge Lafont