Les deux septennats de François Mitterrand sont marqués, dans le domaine de l’audiovisuel, par un certain nombre de ruptures. Sous les coups de boutoir conjugués des innovations techniques et de l’évolution des mentalités, l’histoire paraît brusquement s’accélérer, le changement l’emporte pour donner naissance à un nouveau PAF.
L’élection de François Mitterrand à la Présidence de la République a suscité beaucoup d’espoirs chez les journalistes, producteurs, réalisateurs et auteurs qui souhaitent voir leurs médias enfin libérés des pesanteurs d’une tutelle politique trop tatillonne tandis que les animateurs des radios « pirates » piaillent d’impatience. La foule, qui le soir du 10 mai 1981, rejette la télévision giscardienne en conspuant l’une de ses figures symboliques, Jean-Pierre Elkabbach, témoigne du sentiment d’exaspération générale.
Face à ces attentes, la volonté des nouveaux dirigeants ne faillit pas. Conséquence logique de la dénonciation systématique de l’assujettissement politique de la radio-télévision et des promesses de changement faites par le candidat de la gauche, la volonté de réformer le secteur de l’audiovisuel s’inscrit aussi dans une tradition politique propre à la Ve République.
Ruptures
La première rupture concerne la fin du monopole d’Etat sur les ondes. Dogme incontesté depuis la seconde guerre mondiale, établi dans une conjoncture exceptionnelle au nom des principes démocratiques, le monopole disparaît progressivement. Le revirement de taille est à l’opposé de tous les programmes, déclarations, prises de position de la gauche en général et du parti socialiste en particulier. La loi du 29 juillet 1982 proclame fièrement que « la communication audiovisuelle est libre », même si cette nouvelle liberté est « encadrée ». De nombreuses radios locales privées sont autorisées (au total 1500 sur toute la période) mais la cacophonie qui s’installe sur la bande FM (surtout à Paris et dans certaines grandes agglomérations) et qui fait une concurrence déloyale au service public, vient quelque peu annihiler les effets bénéfiques de l’ouverture de ce nouvel espace de liberté. Cette évolution touche aussi la télévision.
Le Président de la République annonce la création d’une quatrième chaîne et confie le dossier à un opérateur « privé » et « ami ». Havas, placé sous l’emprise de l’Etat et présidé depuis juillet 1982 par André Rousselet, ancien directeur de cabinet de François Mitterrand, présente tous les avantages. Après des négociations tenues secrètes, le 6 décembre 1983, « Canal Plus » est créé, sous la forme d’une concession de service public, par convention entre l’Etat et Havas.
La seconde rupture tient à l’émergence d’un pouvoir autonome de l’audiovisuel public. Fruit de réflexions antérieures, la création de la Haute Autorité de la communication audiovisuelle est une innovation fondamentale. Sa vocation principale est de faire écran entre le pouvoir et les médias. Indépendante, elle reçoit une large part de la tutelle du service public (notamment la nomination des Présidents des sociétés de programme), et gère les nouveaux espaces de liberté (par la délivrance des autorisations aux radios locales privées). Malgré les polémiques entourant son mode de désignation et quelques affaires qui mettent en doute la réalité de son indépendance vis-à-vis du gouvernement, la nouvelle institution acquiert un statut politique. Le magistère moral qu’elle exerce sur le service public permet à celui-ci de s’émanciper d’une tutelle politique jusqu’alors pesante. La régulation autonome devient une pièce maîtresse du système audiovisuel et l’objet d’un nouveau consensus à peine troublé par quelques crises.
Cohabitation
Cette politique connaît une brusque inflexion au début de l’année 1984. Sous la pression d’une vague libérale et pour parer à toute accusation sur le thème des libertés, le gouvernement, dont le regard est désormais fixé sur les élections législatives de mars 1986, cherche à s’assurer, dans la perspective d’une cohabitation qui semble inévitable, des positions de repli dans l’audiovisuel. La machine s’emballe sans qu’aucune réflexion théorique et critique ne soit menée. La télévision commerciale se pare soudain de toutes les vertus. Le 4 janvier 1985, à la surprise générale, le Président de la République annonce la création prochaine de plusieurs chaînes de télévisions privées. Le 31 juillet, à l’issue d’un Conseil des ministres houleux, Georges Fillioud annonce le lancement prochain de deux chaînes, l’une généraliste, l’autre à dominante musicale. Puis, le 13 décembre 1985, l’Assemblée nationale vote un bref texte précisant les conditions d’attribution des télévisions hertziennes.
Après bien des vicissitudes et au terme de tractations tenues secrètes pour le choix des opérateurs, les concessions sont accordées à des entrepreneurs proches du pouvoir. Le 20 novembre, la Cinq est confiée au groupe Seydoux, Riboud, Berlusconi, alors que le réseau de chaînes aux mains de ce dernier en Italie fait pourtant figure « d’antimodèle ». La décision provoque une tempête : le choix du trio disparate déconcerte et la procédure fait scandale. Plus encore, la convention de concession et le cahier des charges, particulièrement avantageux, provoquent une levée de boucliers. Il n’empêche : le 28 janvier 1986, TV6 est concédée, dans des conditions quasi similaires, à un groupe qui réunit Publicis, NRJ et Gaumont. La révolution est complétée par un ambitieux plan câble et la réactivation des négociations sur la diffusion satellitaire.
Privatisation
La logique libérale qui prévaut avec le retour de la majorité UDF-RPR de 1986 accentue évidemment la privatisation. Une nouvelle loi (30 septembre 1986) engage tout le secteur de la communication dans la concurrence. La privatisation de TF1, l’abolition du monopole de diffusion (jusque-là confié à Télédiffusion de France) la disparition de la concession de service public puis la privatisation d’Havas (qui entraîne celle de Canal Plus, jusqu’alors contrôlée majoritairement par des capitaux publics) et abat définitivement le vieux système. La Haute Autorité est remplacée par la Commission Nationale de la Communication et des Libertés dont le mode de désignation voue cette nouvelle instance à rester à droite quelles que soient les alternances politiques. Cette dernière ré-attribue les chaînes de télévision privées dans des conditions discutables à de nouveaux opérateurs. En dépit des appels à candidature et des auditions publiques télévisées, les choix apparaissent manipulés par les cabinets ministériels. Le groupe de presse de Robert Hersant est prié de s’associer à Silvio Berlusconi et Jérôme Seydoux, anciens actionnaires de la Cinq, pour éviter au gouvernement d’avoir à indemniser l’annulation de leur concession. Pour la Sixième chaîne, la CNCL est fermement incitée à privilégier « pour des raisons diplomatiques », la candidature de la CLT associée de la Lyonnaise des eaux dirigée par un ancien secrétaire général du RPR, Jérôme Monod. Quant à TF1, le prix de vente fixé par le ministre des Finances, Edouard Balladur, suffit à éliminer la candidature commune d’Havas et d’Hachette et à faire pencher la balance en faveur du groupe de Francis Bouygues. Ainsi, la CNCL choisitelle celui-ci, le 4 avril, par huit voix contre quatre et une abstention comme premier opérateur de TF1, pour dix ans. En septembre 1987, le jugement assassin du Président de la République tombe comme un couperet : « La CNCL ne fait rien qui puisse inspirer ce sentiment qui s’appelle le respect ».
Polémiques
La réélection de François Mitterrand n’entrave pas cette évolution malgré deux réformes. Celle du 17 janvier 1989 qui prévoit la création d’une nouvelle instance de régulation pour remplacer la CNCL, le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel (CSA). On revient, non sans polémique, à la composition de la Haute Autorité. Ses pouvoirs sont renforcés : la Convention de Canal Plus est désormais de son ressort. Pour les télévisions privées, le régime de l’autorisation est remplacé par un système de conventions contractuelles censé renforcer l’autorité du Conseil sur ces chaînes. Il dispose aussi de pouvoirs de sanction élargis en cas de non-respect de la loi, des textes réglementaires et des conventions. En outre, la loi du 1er février 1994 accroît encore son champ de compétence en lui donnant un pouvoir de sanction administrative sur les sociétés nationales de programme (télévisions et radios publiques). Celle enfin du 2 août 1989 qui institue une présidence commune afin de renforcer la cohésion des deux chaînes de service public, A2 et FR3.
Néanmoins, la mutation a ouvert une nouvelle plaie : l’équilibre entre les deux secteurs est introuvable. En dépit de la présidence commune, le secteur public, concurrencé, cherche une identité. Seule la création d’ARTE en 1992 et son installation sur le réseau hertzien apparaissent comme le sursaut culturel du service public. La même année, les chaînes publiques sont rebaptisées sous la présidence commune de la société France Télévision : Antenne 2 devient France 2 et FR3, France 3. Puis, en 1995, le service public s’enrichit d’une chaîne éducative, la Cinquième qui s’installe sur le réseau hertzien laissé vacant par la disparition de la Cinq aux heures diurnes que n’occupe pas ARTE.
Avec la concurrence, le ton change. La multiplication des chaînes thématiques pour les jeunes, les amateurs de sports ou de cinéma modifient les habitudes. Même si les chaînes généralistes continuent de dominer le marché, leurs programmes sont différents évoluant d’une télévision de rendez-vous à une télévision de flux. Les vieux genres télévisuels sont bousculés. La télévision se fait d’abord divertissante à toute heure. Les dramatiques, les feuilletons sont souvent supplantés par les fictions et les séries américaines, l’information-spectacle et les reality shows qui caractérisent désormais cette nouvelle télévision.
Voix de la France
La relation audiovisuel-politique est transformée. L’autorité politique devient plus discrète, l’existence de chaînes privées accentuant sa perte d’emprise en créant un pluralisme externe de fait. Dans le même temps, le contrôle sur le secteur public se desserre. Sur ce point, tout montre le rôle central des organismes régulateurs, particulièrement de la Haute Autorité, qui ont dressé un écran protecteur et permis, grâce à l’établissement d’un corps de doctrine imparable, la rationalisation de certaines procédures et la médiation de relations passionnelles. La radio et la télévision ne sont plus « la voix de la France », et l’image du ministre de l’Information dictant « ses » ordres n’est plus qu’un mauvais souvenir appartenant à des temps révolus. Désormais les journalistes, libérés, sont davantage menacés par leur excès de connivence avec les politiques que par des interventions péremptoires.
Cependant si les pressions se sont déplacées, ni les instances de régulation, ni l’ouverture du système à l’initiative privée n’ont pu dépolitiser, dépassionner, le fonctionnement de l’audiovisuel.