Jean-François Huchet : En tant que membre de la Haute Autorité, vous vous êtes tout particulièrement attaché à la question des nouvelles radios privées. Comment se présentait alors ce dossier ?
Stéphane Hessel : L’idée de liberté était forte. Le Parti Socialiste avait milité avant l’élection présidentielle pour que les radios puisent devenir une source plus grande de liberté de communication. Il s’agissait de désenfermer la radio et la télévision du carcan de l’Etat. Nous avions en tête l’exemple de Peyrefitte comme étant le contraire de ce qu’il fallait accomplir. Parmi les tâches qui nous incombaient, il y avait bien sûr la désignation des responsables des chaînes publiques, ce qui était bien sûr délicat, mais plus largement la distribution des fréquences aux radios locales privées. Il y avait alors près de cinq fois plus de demandes que de fréquences disponibles. Il a fallu en écarter un certain nombre, essayer de marier quelques autres. Un de nos soucis était de faire en sorte qu’aient accès aux ondes ceux qui n’avaient généralement pas accès à la radio, par exemple, les associations d’immigrés. C’est ce travail que nous avons fait, avec plus ou moins de succès. Je pense malgré tout que le développement de ces radios locales privées a été l’une des dimensions importantes de ces années-là.
Disposiez-vous vraiment des moyens juridiques pour opérer ces choix d’attributions ?
Nous disposions des moyens d’arbitrage et de contraintes nécessaires. Mais nombreux étaient ceux qui, après avoir obtenu une fréquence, commençaient à se plaindre du fait qu’on ne leur autorisait pas une puissance suffisante pour se développer comme ils le souhaitaient. Cela donnait lieu à des bagarres dont l’une des plus marquantes a été celle qui nous a opposés aux responsables de NRJ. Mais les protestations étaient de natures multiples et variées. Pour donner un exemple, l’une d’entre elle m’est venue de Claude Lévi-Strauss qui était très attaché à cette excellente radio qu’est Radio Classique que j’avais été obligé de marier avec Radio Latina, ce qui ne lui plaisait pas du tout. D’autres enfin nous accusaient de donner les autorisations selon des critères et des objectifs politiques, « soviétiques » disaient même certains, alors que nous nous efforcions précisément d’installer des équilibres réels.
En dépit de tous ces efforts, quelques années plus tard, le paysage n’était plus tout à fait celui auquel vous aviez travaillé.
Le combat principal que nous avons eu à mener était de maintenir les chaînes dans le domaine public. Après les élections de 1986, le nouveau gouvernement a décidé non seulement de remplacer la Haute Autorité par la CNCL mais aussi de privatiser la Première chaîne. Nous avons considéré cela comme une dérive regrettable et nous aurions souhaité que le pouvoir politique mette plus d’énergie à combattre cette dérive qui avait déjà commencé avec « Canal Plus ». Au moment où cette initiative a été lancée, la Haute Autorité avait pour André Rousselet une sympathie mêlée d’aigreurs. Mais, au total, je considère que le travail très collégial accompli au sein de cette institution nouvelle, tout en essuyant les plâtres, a été satisfaisant.
Comment expliquez-vous le fait qu’un certain nombre de radios locales nées dans cette première vague d’attributions et plus particulièrement les radios « citoyennes » n’aient pas survécu ?
Nous avons d’abord pensé qu’il n’y aurait pas de radios commerciales. Puis, quand celles-ci ont été autorisées, nous aurions souhaité limiter le nombre des fréquences qui allait leur être attribuées. Dans le même temps, nous voulions que les radios associatives soient mieux protégées et que soit prélevée une part des bénéfices des émetteurs locaux du secteur marchand pour les soutenir, ce qui n’a pas été retenu. Et puis, à mesure que les radios commerciales se donnaient des moyens, elles ont commencé à passer outre à la limitation de puissance qui leur avait été autorisée. Il aurait fallu en ce domaine une régulation plus rigoureuse de France Télécom qui en avait les moyens. Je regrette que le résultat final n’ait pas été tout à fait celui que nous avions envisagé au départ.
Vous avez exercé le mandat qui vous avait été confié en faisant preuve d’un certain libéralisme, non pas au sens économique de l’expression, mais en prenant en compte les aspirations de la société. Tout ce qui a été alors accompli, est-ce que la droite n’aurait pas pu le faire, elle aussi, compte tenu en particulier des évolutions techniques de la période ?
Non. Il y avait une position de la droite sur l’audiovisuel très différente de celle de la gauche. Celle-ci l’a d’ailleurs démontré après les élections de 1986, par exemple, en privatisant la Première chaîne. Elle n’a pourtant pas pu effacer ou inverser complètement le mouvement initié par la gauche. La libération mise en oeuvre par la gauche, prenant le contre-pied de la droite autoritaire qui l’avait précédée, n’a pas pu être remise en cause dans nombre de ses aspects parmi les plus positifs.