Au sortir de la Seconde guerre mondiale et alors que les consciences étaient encore profondément marquées par les terribles drames du conflit, une génération de femmes et d’hommes décide de surmonter les antagonismes historiques du continent et de travailler à l’édification des États-Unis d’Europe.
Certes, ce projet n’était pas nouveau : dans les années vingt, de nombreux intellectuels, de nombreux mouvements, quelques hommes politiques – faut-il rappeler le projet de communauté économique européenne d’Aristide Briand – s’étaient déjà engagés dans cette voie. Mais devant la ruine matérielle et morale des nations européennes en 1945, cette entreprise devenait une impérieuse nécessité.
De grandes personnalités accordèrent alors leur soutien à cet effort : Pie XII devait déclarer qu’« il n’y a[vait] pas de temps à perdre » pour faire l’Union européenne ; il entraînera avec lui la jeune Démocratie chrétienne. Les Socialistes européens réactualisèrent quant à eux les projets d’avant-guerre ; de nombreux libéraux agirent dans le même sens.
Ces différentes obédiences se regroupèrent alors au sein d’associations, de ligues et de mouvements : les Nouvelles équipes internationales, chrétiennes ; le Mouvement socialiste français pour les États-Unis d’Europe ; la Ligue européenne de coopération économique, d’inspiration libérale ; enfin – et peutêtre surtout -, l’Union européenne des fédéralistes (UEF), créée en décembre 1946, qui regroupe alors près d’une cinquantaine de mouvements fédéralistes nationaux aquis à l’idée d’intégration européenne, soit près de 100 000 membres. Henry Frenay – que François Mitterrand a connu pendant la guerre – en est l’un de ses membres les plus éminents à côté de hautes personnalités telles qu’Eugen Kogon, Henry Brugmans, Alexandre Marc et Altiero Spinelli. L’UEF tient justement l’un de ses plus importants Congrès à Rome, en novembre 1948. François Mitterrand y représente alors le gouvernement français (Cf photographie). Il fait le récit de cette rencontre, quelques jours plus tard dans la revue Fédération, très engagée dans l’action en faveur de l’intégration européenne et s’y déclare favorable au rassemblement de l’ensemble des mouvements européens au sein d’une même organisation. Ce sera, quelques mois plus tard, la création du Mouvement européen. L’UEF y est versée et François Mitterrand s’y trouve ainsi affilié.
Fin 1948, début 1949, François Mitterrand fait donc preuve d’un engagement réel pour l’unité européenne. Engagement qui le conduira à exercer, en 1953, dans le gouvernement Lainiel, le poste de ministre délégué à l’Europe. D’où vient cet intérêt ? Au sortir de la guerre, dans l’entourage d’Henri Fresnay, on peut penser que François Mitterrand approche les mouvements européens qui se réorganisent. C’est sans doute à leur contact qu’au printemps de l’année 1948, il se converti à la foi européenne. Conversion que l’on peut peut-être dater des 7 et 10 mai 1948 lorsque se tient, à La Haye, ce qui deviendra pour beaucoup l’acte de naissance de la construction européenne moderne : le « grand Congrès international de l’Europe. » Le président d’honneur n’est autre que Winston Churchill qui, quelques mois auparavant, avait lancé un vibrant appel en faveur des États-Unis d’Europe. À La Haye, à l’invitation du Comité international de coordination des mouvements pour l’unité européenne, se trouvent ainsi réunis tout ce que l’Europe compte comme partisans, soit près de 800 personnalités de tous les pays, parlementaires, ministres, dirigeants patronaux et syndicaux, journalistes, intellectuels, etc. François Mitterrand est l’un d’eux. Président de la République, il rappellera à de très nombreuses reprises son passage à La Haye, et notamment lors d’un voyage aux Pays-Bas :
« Voici près de trente six ans, les 7 et 10 mai 1948, ici même, et très précisément dans cette salle des Chevaliers où j’ai l’honneur de m’adresser à vous aujourd’hui, j’ai vu naître un grand dessein. Sous la présidence de Winston Churchill, en présence de la Princesse Juliana, huit cents délégués venus de vingt cinq pays, s’étaient rassemblés en congrès de l’Europe. À peine sortis d’une guerre qui laissait l’Europe pantelante, comme frappée à mort, vingt ans après une autre guerre qui avait tué la jeunesse et l’espoir du siècle, pour la première fois des hommes et des femmes encore meurtris et déchirés, enveloppés de deuil et du sang des combats de la veille, juraient de reconstruire ensemble, mieux encore, d’inventer l’Europe réconciliée. Oui, j’étais l’un de ceux-là. Avec ce beau printemps, la vie recommençait. »
L’Europe et la vie ! Deux termes intimement liés dans l’esprit du Président.
Régulièrement il rappelle ce rendez-vous de La Haye et les circonstances de ce rassemblement.
« Jeune parlementaire, j’assistais à cet événement. Je me souviens de mon propre enthousiasme. Là se trouvaient tous les fondateurs de l’Europe, de cette génération-là, de Robert Schuman à De Gasperi. Là se trouvaient beaucoup de parlementaires et d’organisations que personne n’avait mandatés, qui venaient simplement offrir au monde, en tout cas à l’Europe, une réponse à ses maux. Une Europe ravagée, vous l’imaginez bien, déchirée par les pires épreuves. On ne comptait plus les ravages, les morts, que l’on ne pouvait même plus estimer, des millions et des millions, les désastres matériels, qui ne sont pas encore réparés ou guéris. Je vous imagine vous-même, à cet âge là et dans ces circonstances. Comment auriez-vous réagi ? Va-t-on déjà préparer la troisième guerre mondiale ? L’Europe va-t-elle continuer de s’autodétruire, comme en un suicide collectif ? Et pourquoi ? D’abord pour des intérêts, c’était le cas de 1914, ensuite pour des idéologies simplistes et violentes, c’était le cas de 1939. Alors, ne faut-il pas se dresser – pas simplement protester : se dresser -, s’organiser, inventer une autre forme d’organisation de notre continent. »
Etre enthousiaste ; se dresser ; inventer : voilà la thématique européenne bien ancrée. « J’y étais, j’y croyais », précise-t-il encore devant le Parlement de Strasbourg, en mai 1984.
Mais quelle Europe ? À la fin des années quarante, début des années cinquante, la bataille fait rage entre maximalistes et minimalistes – entre juristes et empirique pour reprendre la terminologie qu’employait à l’époque François Mitterrand – de la cause européenne. Au Parti socialiste comme à l’Élysée, François Mitterrand sera quant à lui toujours très prudent sur cette question des institutions et de la finalité de l’intégration européenne. Toutefois, jeune député, il ne nourrissait pas ces craintes, comme en témoigne l’interview qu’il donne au journal l’Européen en 1949 et que nous reproduisons.
L’idée d’Europe – d’une Europe organisée – est donc ancienne chez François Mitterrand. Au sortir de la Seconde guerre mondiale, il fait parti de cette génération pour qui sa réalisation apparaît comme une solution aux maux du vieux continents. Cette idée – couplée dans les années cinquante, il est vrai, à celle de l’Union française – ne le quittera plus.