Jean-François Huchet : Vous faites vos premiers pas dans la politique européenne au moment où se met en place un Conseil des ministres traitant du Marché intérieur. Puis vous devenez, quelques mois plus tard, Secrétaire d’Etat aux Affaires européennes, à un moment crucial puisqu’on met la dernière main au traité d’adhésion de l’Espagne et du Portugal. Comment se présentait ce dossier le jour où vous vous en saisissez ?
Catherine Lalumière : J’ai fait mes premiers pas sur les dossiers européens au moment où se mettait en place, à la demande du gouvernement allemand, un conseil des ministres traitant des questions en suspens concernant le Marché intérieur. J’étais alors à la Consommation, rattachée au ministre de l’économie et des finances. Lors de la présidence française, au premier semestre 1984, j’ai présidé ce conseil « Marché intérieur ». Sans doute cette expérience futelle assez concluante pour qu’à la fin de cette même année, Roland Dumas devenu Ministre des Relations extérieures me proposa au Président Mitterrand pour être Secrétaire d’Etat aux Affaires européennes.
Quand je prends mes fonctions, nous entrons dans la phase finale des négociations pour l’entrée de l’Espagne et du Portugal. Du côté français, les dossiers sont parfaitement cadrés et maîtrisés. Il n’y a sur cette question qu’un patron et un seul, François Mitterrand. Il a clairement fixé l’objectif : ces deux pays doivent nous rejoindre, quelles que soient les critiques, les craintes et les arguties de ceux qui refusent cette perspective. Il faut se souvenir qu’à ce moment-là, une bonne partie des départements français était en ébullition, en particulier ceux pour lesquels la culture des fruits et légumes et la viticulture représentent des activités importantes. Mais il fallait aussi compter avec tous ceux de la façade Atlantique, de la côte basque au littoral breton, pour lesquels la pêche représentait une part significative de l’économie régionale. Nous pourrions ajouter à ces dossiers sensibles, celui des aciéries espagnoles. Nous venions en effet de traiter le problème très difficile de l’acier français, quand se profile à l’horizon la menace d’une concurrence de la production des Asturies. Cette ébullition était relayée par une bonne partie de la classe politique mais, pour l’essentiel, l’opposition la plus claire à ce projet venait du Parti Communiste et du RPR.
J-F. H. : La France était-elle suffisamment épaulée par ses partenaires pour que se règlent ces problèmes ?
Catherine Lalumière : Les Allemands et, avec eux, nos partenaires d’Europe du Nord, avaient conscience que sur ces questions de la pêche et de l’agriculture, la France était la plus directement concernée. Ils nous ont donc laissé une grande latitude pour traiter ces problèmes par des discussions bilatérales.
Pour ménager les intérêts des uns et des autres, il nous fallait peser de façon aussi juste que possible les avantages et les inconvénients qui allaient se présenter à nous, des deux côtés. Pour l’essentiel, nous avons négocié sur des périodes transitoires, des calendriers permettant d’amortir les chocs inévitables pour les producteurs français en évitant d’étrangler les Espagnols et les Portugais. Nous nous sommes également appuyés sur les Programmes Intégrés Méditerranéens dont ont bénéficié les régions PACA, Languedoc-Roussillon, Midi- Pyrénées et Aquitaine. Il a fallu faire un travail important d’explication auprès des milieux socio-professionnels concernés. Au total, nous avions réussi à articuler des calendriers et des mesures de soutien et d’adaptation qui allaient permettre de franchir sans difficultés majeures le cap politique que le Président avait fixé. Il n’empêche qu’à l’Assemblée Nationale, lors du débat sur la ratification du traité d’adhésion, ceux qui s’y étaient opposés depuis le premier jour ont tenu des discours d’une violence rare. Il est intéressant de regarder qui a voté « non » et qui s’est alors abstenu. Tous sont très certainement devenus par la suite les meilleurs amis des Espagnols et des Portugais mais, à cette époque, ils étaient obsédés par le court terme. Cela a été pour moi une grande leçon. Tout au long de cette affaire, j’avais eu à comparer entre les positions, profondément réfléchies du Président, et les égoïsmes sans perspectives, les craintes exagérées, exprimées souvent de façon démagogique.
J-F. H. : Ces deux nouveaux adhérents, au-delà de leurs productions, modifiaient sensiblement le visage de l’Europe.
Catherine Lalumière : Il est exact qu’avec ces deux adhésions l’Europe devenait un peu plus latine, qu’elle s’ouvrait encore un peu plus sur le monde méditerranéen. Cette donnée apparaissait dans la toile de fond géopolitique du processus en cours. Il est clair que cette donnée explique pour une part la forte détermination de François Mitterrand dans cette affaire. A cet aspect des choses, on peut très certainement ajouter sa sympathie personnelle pour les dirigeants de ces deux pays et l’orientation générale de leurs politiques.
J-F. H. : A partir de là le film de la construction européenne s’accélère. Presque sans souffler les douze se lancent dans la discussion de ce qui deviendra l’Acte Unique.
Catherine Lalumière : Pour l’Acte Unique, mon premier point de repère important se situe au sommet de Milan. C’est là que la présidence italienne a pris l’initiative du lancement de la conférence intergouvernementale qui devait nous conduire à ce texte. Or trois pays, la Grande-Bretagne, le Danemark et la Grèce, refusaient le principe de cette conférence. Ce sommet s’est donc terminé dans une ambiance un peu grise. Il était évident que l’unanimité indispensable pour le traité auquel nous voulions aboutir était loin d’être acquise. Cependant, de retour à Paris, la consigne a été de poursuivre notre travail sur cet énorme chantier comme si le succès était directement accessible. J’en ai convaincu mes collaborateurs : nous avions, cette fois encore, une obligation de résultat. En plein accord avec Roland Dumas qui, en tant que ministre des relations extérieures, suivait de près ce dossier, j’ai eu alors la chance de jouir d’une grande liberté et nous avons réussi à progresser en dépit des réticences observées à Milan.
Au sommet de Luxembourg, en décembre 85, nous nous présentions donc avec un certain nombre d’avancées mais aussi avec des problèmes qui semblaient difficiles à surmonter. Et là, il s’est produit une sorte de miracle, grâce à l’excellente présidence luxembourgeoise. Sans doute était-elle la mieux placée pour conduire cette affaire. Personne ne pouvait en effet la suspecter d’intention hégémonique, la rejeter pour une arrogance supposée, craindre trop de tiédeur de sa part quant à la cause européenne. Elle a réussi à créer une ambiance des plus favorables ce qui a empêché que le fil des négociations se rompe. Au point que le fameux « article 100 », si souvent critiqué pour sa mauvaise rédaction, a été le fruit d’une séance de travail comme il n’y en pas souvent eu. Imaginez l’ensemble des chefs d’Etat et de gouvernement autour d’une table, le crayon à la main, rédigeant, raturant, proposant, et ce, membre de phrase par membre de phrase, au mot près. Imaginez François Mitterrand, Helmut Kohl, Margaret Thatcher et les autres à la recherche des formules que tous pourraient accepter. Ils ont réussi, mais nous avions vraiment frôlé l’échec…
J-F. H. : Parmi les critiques de ce texte faites par une partie de la gauche, le fait que le volet social y soit très mince revient très souvent. Comment expliquez-vous cette faiblesse ?
Catherine Lalumière : Ce que vous appelez faiblesse n’est que le strict reflet de l’état des forces en présence dans cette négociation. Sur ce point, la France souhaitait très explicitement et fermement des avancées sociales générales et aussi sur le droit du travail. Aussitôt cette position exprimée, nous avons rencontré des résistances très fortes. Elles venaient bien sûr des Britanniques, mais également des Allemands qui se sont montrés très fermes dans leur opposition. Une des raisons de leur obstination à faire obstacle à nos propositions est que ce domaine est, en Allemagne, de la compétence des Länder et non de l’échelon fédéral et, donc, encore moins du niveau européen. Un autre de leurs arguments était que cela touchait à la conception que le gouvernement démocrate-chrétien avait du modèle économique européen. Au final, nous n’avons pu arracher que quelques concessions concernant le droit du travail.
J-F. H. : Pour la suite, vous vous êtes trouvée à un poste qui vous a mis à une position privilégiée pour observer les évolutions de notre continent dans la période 1989-1994 et l’action de François Mitterrand. Vous prenez en effet le Secrétariat général du Conseil de l’Europe.
Catherine Lalumière : Cela me plaçait effectivement dans une position d’autant plus utile et active que les événements qui allaient suivre, quelques mois après mon arrivée à cette fonction, ont bouleversé brusquement un paysage figé depuis plus de quarante ans. Cela a d’abord été la chute du mur de Berlin, suivie peu de temps après par l’émancipation d’un certain nombre d’Etats du bloc de l’Est, puis la disparition de l’Union soviétique et enfin l’éclatement de la Fédération yougoslave. J’ai été en relation avec tous ces pays qui ont très vite pris contact avec le Conseil de l’Europe pour y faire acte de candidature.
Il est immédiatement devenu évident que cet ébranlement modifiait en profondeur la donne générale de la politique que pouvait et devait mener la France en Europe, par rapport aux Douze et par rapport à ces territoires qui retrouvaient enfin leur visage. Les voies et perspectives ouvertes jusque là par la politique européenne de François Mitterrand étaient nécessairement brouillées. Le mouvement d’approfondissement de l’Union qu’il souhaitait prolongé était ralenti pour un laps de temps dont il était difficile de deviner la durée. On pouvait craindre que l’Union européenne, et cela après un long travail dans lequel il s’était impliqué au premier chef, perde un peu de ses contours. J’ai eu le sentiment que les évènements d’Europe centrale et orientale contrariaient les priorités qu’il s’était fixées pour une intégration européenne toujours plus forte. Je crois qu’il a tenté de faire la jonction entre tous ces éléments très disparates, ceux qui étaient connus et expérimentés, ceux qu’il fallait découvrir ou mieux connaître, en lançant l’idée d’une Confédération européenne. C’était pour lui, je le suppose, une manière de dépasser les contingences immédiates de la période, de se projeter au-delà des calendriers les plus contraints et, peut-être, de dessiner le cadre d’une réflexion et d’une dynamique nouvelle. Préserver et approfondir ce qui avait été si difficilement acquis, et d’autre part ouvrir une porte sur un avenir dont bien peu auraient été capables de dire alors ce qu’il serait exactement. Mais c’était sans compter sur nombre de réticences, en particulier celles venant des dirigeants de ces Etats qui venaient de retrouver leur liberté d’action et n’étaient pas prêts à s’engager sans avoir mieux fait un inventaire bien documenté des chances qui s’offraient alors à eux.
Cette proposition de Confédération européenne a été, en ce domaine, une des dernières initiatives d’un homme profondément acquis à la cause européenne, mais elle n’a pas été reçue et l’histoire a choisi d’autres voies.