François Mitterrand avait réussi, en juin 1984, au sommet de Fontainebleau à « désembourber l’Europe ». Il avait, avec l’appui d’Helmut Kohl, résolu 17 contentieux, dont l’épineuse question de la contribution britannique, et mis en place deux commissions, l’une sur l’Europe des citoyens, l’autre sur la réforme des institutions, confiée à Maurice Faure, dont les propositions allaient largement inspirer l’acte unique de 1986.
De Fontainebleau à Maastricht, François Mitterrand sut déplacer, avec Helmut Kohl et Jacques Delors, des montagnes de scepticisme, d’inertie et d’égoïsmes. Dès sa réélection en mai 1988, il voulut relancer trois grands chantiers européens : la monnaie unique, l’harmonisation sociale et l’harmonisation fiscale. Il allait utiliser sa seconde Présidence de la Communauté durant le deuxième semestre 1989, pour impulser une dynamique qui conduisit au traité de Maastricht. Il allait réussir sur la monnaie unique et le protocole social. Mais l’harmonisation fiscale dut être ajournée, la France s’étant retrouvée seule à la défendre.
La monnaie unique, évidence aujourd’hui, fut le fruit d’un intense combat politique. François Mitterrand porta avec Jacques Delors ce projet, resté longtemps une utopie. Le chancelier Kohl qui, le 3 juin 1988 à Evian, avait donné à François Mitterrand son accord pour la monnaie unique, était de plus en plus réticent au fur à et à mesure que le calendrier se précisait. Pour le convaincre, François Mitterrand décida, en juillet 1989, la création d’un groupe de travail composé de représentants de haut niveau des ministres des finances et des affaires étrangères des douze Etats membres, pour la France Jean-Claude Trichet, Directeur du Trésor, et Pierre de Boissieu, Directeur des affaires européennes. Il me confia la présidence de ce groupe qui fut chargé des travaux préparatoires à l’ouverture d’une conférence intergouvernementale (CIG) sur l’Union économique et monétaire (UEM). Le groupe « Guigou » présenta son rapport aux conseils des ministres des finances et des affaires étrangères en novembre 1989 et, en décembre, le Conseil européen des chefs d’Etat et de gouvernement de Strasbourg décida de la convocation d’une CIG à partir de décembre 1990. La délégation française, dont j’étais membre et qui était menée par Pierre Bérégovoy, s’y battit constamment pour faire exister l’union économique à côté de l’union monétaire, en contrepartie de l’indépendance de la future Banque centrale européenne. Ainsi, en décembre 1991 à Maastricht, étaient adoptées non seulement la création de l’euro mais aussi, sur proposition personnelle de François Mitterrand, une date butoir pour sa naissance : au plus tard en 1999.
Mais Maastricht fut aussi une grande avancée vers l’union politique. Dès janvier 1990, le Président demanda à Roland Dumas, Hubert Védrine et moi-même d’explorer avec les responsables allemands comment avancer sur l’Union politique. En avril 1990, parallèlement à la CIG économique et monétaire, François Mitterrand et Helmut Kohl proposèrent à leurs partenaires une CIG « politique » pour renforcer la citoyenneté européenne et la légitimité démocratique de la Communauté et développer de nouvelles politiques communes : politiques sociales, politique étrangère, justice et sécurité intérieure.
Cette CIG, où Roland Dumas et moi-même représentions la France, adopta plusieurs nouvelles dispositions importantes sur les institutions. Pour une Union européenne plus démocratique, une nouvelle procédure d’adoption des textes communautaires fut créée : la « codécision » qui donne le dernier mot au Parlement européen. Celui-ci gagna également le pouvoir d’investir, par un avis conforme, la Commission européenne et son Président. Le Parlement européen devenait enfin un acteur politique de poids au sein de l’Union. Le vote à la majorité au sein du Conseil fut largement étendu.
Sur les politiques communes, le principal débat nous opposa au Royaume-Uni qui refusait obstinément l’intégration au traité de Maastricht de la Charte sociale européenne. Un « protocole social », annexé au Traité, permit tout de même de développer le dialogue social entre patronats et syndicats européens et des normes européennes en matière de conditions de travail, d’information et de consultation des travailleurs, d’égalité homme/femmes, de lutte contre l’exclusion. Le traité étendait par ailleurs les compétences communautaires aux programmes éducatifs et de formation professionnelle, la santé, l’aide aux pays en développement, la protection des consommateurs… François Mitterrand tenait tout particulièrement à une politique industrielle et de recherche européenne. Il n’avait pas ménagé ses efforts en faisant adopter, au cours des années précédentes, les programmes Eurêka et Esprit. Malgré l’opposition des libéraux, il obtînt des dispositions dans le traité sur l’industrie. Il eu fallut un engagement fort des gouvernements pour obtenir des avancées concrètes. Mais, à partir de 1993, le gouvernement Balladur se désintéressa de ce sujet.
Enfin et surtout, deux champs d’action entièrement neufs étaient ouverts à l’Union grâce au traité de Maastricht : la politique étrangère et de sécurité commune (la PESC) et la justice et sécurité intérieure. Créer des actions communes dans ces champs de compétences régaliennes des Etats était un véritable défi. Dès 1992, l’unité diplomatique européenne ambitionnée par le traité de Maastricht fut mise à mal par l’éclatement de l’ex-Yougoslavie. Confrontée à une guerre sur son propre sol, l’Europe se révéla divisée et impuissante. La politique européenne de justice et de sécurité intérieure progressa davantage. L’objectif fixé par Maastricht était double : 1) harmoniser les procédures judiciaires pour que les citoyens européens puissent bénéficier partout en Europe des mêmes protections et ne pâtissent pas des différences de législations ; 2) mettre en place des politiques communes pour faire face aux menaces et aux défis venus de l’extérieur. Le traité d’Amsterdam, en 1997, permit d’élargir le champs des décisions prises à la majorité qualifiée. S’engagea dès lors un immense chantier d’harmonisation des politiques nationales en matière d’asile, d’immigration, de lutte contre la criminalité internationale, de justice civile, de justice pénale, de coopération douanière et policière. Et le Conseil européen de Tampere en 1999, entièrement consacré à ces questions, fit progresser la reconnaissance mutuelle des décisions judiciaires, créa Eurojust, réseau de liaison opérationnelle entre les juges européens, et fixa l’objectif du mandat d’arrêt européen.
Le traité de Maastricht signait la fin d’une époque, celle où l’Europe de l’Ouest, abritée derrière le rideau de fer, développait une intégration économique qui rendait impossible la guerre entre pays membres de la Communauté. Une fois domptés les démons européens, le nationalisme et la guerre, de nouveaux défis surgissaient, non plus intérieurs mais extérieurs à l’Europe, produits des dérives de la mondialisation et de la montée de l’hyperpuissance américaine. Maastricht esquissait des réponses, certes inachevées, à ces nouveaux enjeux, en mettant en commun le coeur même de la souveraineté de nos Etats : la monnaie, la défense, la diplomatie, la police et la justice.
Après la difficile négociation de ce traité, François Mitterrand décida de le faire ratifier par référendum. Il considérait que l’importance des partages de souveraineté contenus dans le traité justifiait une validation populaire directe. François Mitterrand jeta tout son poids dans la bataille au début de septembre 1992. Malade, souffrant physiquement, il plaida ardemment pour « une France forte dans une Europe forte capable de résister aux agressions extérieures ». Il ajoutait que « L’Europe cristallise à tort beaucoup de peurs : peur du changement, peur de la modernisation, de l’ouverture au monde et aux autres. C’est un paradoxe. On projette sur l’Europe des menaces imaginaires, alors qu’elle nous protège de risques bien réels ». Le référendum recueillit 51,4 % de voix favorables. La construction européenne était assise pour la première fois sur une base démocratique. Ce fut la dernière grande victoire politique de François Mitterrand. Àmes yeux, la plus belle.
François Mitterrand avait déployé toutes les facettes de son talent, sa vision de l’avenir, son savoir-faire tactique, sa pugnacité, sa force de conviction, sa crédibilité auprès de ses homologues européens, pour entraîner les socialistes, les autres dirigeants européens puis l’ensemble des Français, dans cette nouvelle étape de la grande aventure européenne