A l’occasion de la parution du livre de Jack Lang « Un nouveau régime politique pour la France », dans lequel il défend ses thèses en faveur d’une révision constitutionnelle, nous reproduisons ci-après de larges extraits de la lettre que Michel Charasse lui a adressée sur ces questions particulièrement débattues en cette rentrée.
Dans le prochain numéro, nous accueillerons la réponse de Jack Lang.
« Mon Cher Jack,
Je te remercie vivement d’avoir eu la gentillesse de m’adresser ton livre accompagné d’une délicate pensée.
Naturellement, j’ai pris le temps de te lire de la première à la dernière ligne, aussitôt ton ouvrage arrivé.
Permets-moi d’abord de te féliciter : c’est un ouvrage très bien documenté, qui ne comporte aucune erreur, ni de dates, ni de faits, ni de droit, ce qui mérite d’être souligné. Car c’est assez rare : même les ouvrages écrits par les meilleurs spécialistes du droit constitutionnel comportent trop souvent des erreurs regrettables.
Sur le fond, je suis en accord avec beaucoup de tes analyses. Mais je suis cependant plus réservé sur certaines autres et je ne suis pas convaincu par ta brillante démonstration sur la nécessité du régime présidentiel. Comme François Mitterrand, je pense que c’est un système qui ne peut fonctionner que dans des états fédéraux ou dans des états qui n’ont pas une multitude de partis politiques et où la frontière « droite/gauche » est nettement tracée et infranchissable.
Ce que tu écris page 17 sur le gouvernement d’union nationale qui aurait pu suivre l’élection présidentielle, m’amuse beaucoup car tu sais bien comme moi que le Parti Socialiste aurait été le premier à le refuser. D’une façon générale, je ne suis pas en accord avec ta critique systématique des institutions françaises actuelles qui seraient responsables de tous nos maux et en particulier du désintéressement des citoyens, de l’abstention et de leur méfiance à l’égard des hommes politiques. […]
Permets-moi de relever quelques points glanés ici et là.
Sur le Parlement, dont tu soulignes l’abaissement sous la Vème République, j’ai du mal à te suivre sur tout.
La Vème République, tu le soulignes, a voulu rompre avec le régime d’assemblée des IIIème et lVème République que François Mitterrand n’a pas cessé de déplorer et de dénoncer jusqu’en 1958. La Vème République a donc institué le parlementarisme dit « rationalisé ». Or, si le Parlement a perdu une partie des pouvoirs législatifs dont il s’était emparé sous la IVème République mais que la Constitution de 1946 ne lui avait pas donnés, il n’a pas cessé de réclamer et d’obtenir depuis 1958 des pouvoirs de contrôle qui sont aujourd’hui particulièrement larges et qui dépassent parfois de beaucoup ceux qui existent dans des parlements étrangers.
Mais à qui la faute, si les parlementaires ne s’en servent pas ? Par exemple, les rapporteurs budgétaires disposent d’un pouvoir permanent de contrôle sur place et sur pièces en ce qui concerne l’emploi des crédits inscrits dans la Loi de Finances. A la Commission des Finances du Sénat, nous sommes une trentaine de rapporteurs spéciaux et j’ai la charge moimême depuis 1992 de l’aide au développement. Depuis 1992, j’ai effectué des dizaines et des dizaines de missions de contrôle dans les pays bénéficiant de notre aide qui ont donné lieu à des rapports très techniques et très critiques. Dans les 2/3 des cas, les divers gouvernements ont suivi mes suggestions et ont redressé les situations que je dénonçais. […]
Mais au sein de ma commission, les contrôles ne sont pas assez nombreux et je sais que c’est pareil à la Commission des Finances de l’Assemblée nationale. Or, pour faire ce type de contrôle, il faut accepter pendant plusieurs jours, voire plusieurs semaines, de se plonger à l’intérieur des ministères et des services, de se faire ouvrir des tonnes de dossiers, de consulter des milliers de documents, et de faire ensuite la synthèse, ce qui personnellement me demande chaque fois, deux bons mois de travail avec l’administrateur qui m’est affecté.
Tu dénonces page 106 le petit nombre de questions écrites posées chez nous comparativement à d’autres parlementaires étrangers. Mais qui empêche les parlementaires de poser des questions écrites en France ? Personne et s’il ne le font pas, c’est soit parce qu’ils se désintéressent des choses, soit parce que leurs collaborateurs ne sont pas très actifs ou compétents, surtout s’ils ont choisi de recruter des assistants peu qualifiés pour faire plaisir à tel ou tel, ce qui est trop souvent le cas.
Tu dénonces page 105 l’insuffisance des moyens publics et matériels des parlementaires. Mais quelle insuffisance ? Les services des assemblées ont été particulièrement étoffés et lorsqu’un parlementaire veut travailler sur un sujet précis, il peut toujours disposer de l’aide nécessaire de la part des administrateurs de l’assemblée, des services d’études, de la bibliothèque, etc… N’es-tu pas frappé comme moi par le fait que l’endroit le plus calme de nos assemblées, est toujours la bibliothèque, où personne ne va jamais, ou rarement ?
Tu ne peux tout de même pas soutenir que tout ceci vient des institutions. […]
Tu évoques page 112 les capacités d’expertise du Parlement et l’Office des Politiques Publiques créé par Seguin. Parlons-en.
Nos assemblées disposent d’un personnel particulièrement qualifié et compétent, tout à fait apte à effectuer des expertises. A cet égard, les rapports parlementaires, budgétaires ou non, sont souvent remarquables et fourmillent d’informations. Qui les lit? Lorsque nous faisons appel à des organismes extérieurs, le résultat est souvent décevant.
La Cour des Comptes peut certes faire les enquêtes que lui demandent les commissions des finances. Mais chaque fois qu’on la saisit, la Cour nous explique qu’elle est surchargée et elle invite les présidents de commissions à modérer leurs demandes. En outre, lorsque sortent ces enquêtes, on s’aperçoit que la Cour a découvert un certain nombre d’horreurs que les parlementaires ne souhaitent pas voir apparaître, ainsi que des anomalies qui mettent en cause tellement de confort et de situations acquises, qu’on s’empresse d’enterrer le rapport. Et si par hasard le Gouvernement prétend y donner suite, il se fait insulter de toute part.
J’ai siégé constamment depuis sa création au sein de l’Office d’Evaluation des Politiques Publiques dont j’ai même été vice-président. Il fallait d’abord à l’Office s’entendre sur les sujets abordés: ceux-ci ne devaient ni gêner la majorité […] ni vexer l’opposition. Conclusion: les sujets retenus étaient intéressants mais mineurs et très peu « grand public ». L’Office a fait appel, à de nombreuses reprises, à des cabinets de conseils privés extérieurs. Ils nous réclamaient des sommes astronomiques pour nous remettre des rapports qui constituaient à 90 % la compilation de tout ce que nous savions déjà et qui traîne partout dans des rapports officiels, dont nous avons la libre disposition. Quant aux 10 % restants, les propositions du cabinet d’expertise étaient souvent sans intérêt, voire inapplicables, car l’Etat et la nation ne se dirigent pas comme une entreprise privée.
Quant aux commissions d’enquêtes, tu es bien placé pour savoir qu’elles sont généralement demandées par l’opposition pour embêter la majorité, mais que si on aborde un sujet susceptible de mettre en cause la gestion de l’opposition, celle-ci hurle, s’abstient parfois de participer aux travaux de la commission d’enquête, et en tout cas vote toujours contre le rapport.
Je trouve curieux que tu écrives page 101 que la crédibilité du travail parlementaire, du fait du manque de moyens et de pouvoirs, repose intégralement sur la compétence et le dévouement des élus. Mais sur quoi doit-elle reposer à ton avis si les élus sont incompétents et ne travaillent pas ?
Enfin, je te signale que depuis trois ans, le Sénat a inscrit à son budget des crédits d’études de plusieurs centaines de milliers d’euros au bénéfice des commissions permanentes qui en ont le libre emploi. Or, le taux de consommation de ces crédits est tellement faible que les Questeurs ont dû les annuler en fin d’exercice.
Quant à l’examen des propositions de loi d’origine parlementaire, c’est une vue de l’esprit que d’imaginer qu’elles pourraient être votées par la majorité lorsqu’elles émanent de l’opposition surtout lorsqu’elles ont sciemment un côté provocateur pour la majorité. Lorsque nous étions majoritaires, nous avons impitoyablement repoussé les propositions de l’opposition, et celle-ci fait la même chose aujourd’hui, sauf sur des questions purement techniques qui généralement n’attirent pas beaucoup les parlementaires et dont les groupes demandent rarement l’inscription à l’ordre du jour.
S’agissant du quinquennat, il est quasiment prouvé aujourd’hui que si le Président Pompidou l’a proposé, c’est parce qu’il se savait malade et qu’il souhaitait se l’appliquer à lui-même par honnêteté vis-à-vis du pays. En outre, le quinquennat n’est pas passé à l’époque puisque le Parti Socialiste, notamment François Mitterrand, était contre.
En ce qui concerne les cumuls, point trop n’en faut sans doute, si l’on veut exercer correctement chaque mandat. Mais on ne peut pas comparer la situation française à celle des autres démocraties. Car chez nous, le poids de la technocratie est trop fort à cause des statuts de la fonction publique qui font que les mêmes restent toujours plus ou moins en place malgré les changements de majorité. Tu sais comme moi que la richesse des travaux parlementaires sur des sujets souvent très techniques, vient de l’expérience acquise sur le terrain et notamment dans les mairies.
Quant à raccourcir les mandats locaux, je pense que ce n’est pas une bonne idée. Car aujourd’hui les choses sont beaucoup plus compliquées qu’autrefois, et s’il est facile de mettre en place rapidement des actions ponctuelles, sociales, culturelles ou autres, il est beaucoup plus difficile de réaliser très vite des très gros projets d’équipement qui demandent parfois deux ou trois ans pour être mis au point tant les réglementations (environnement, sécurité, etc…) sont complexes. Il faut ensuite encore deux ou trois ans pour conduire l’affaire à bon terme. Disant cela, je pense surtout aux communes et aux groupements intercommunaux.
Je te trouve injuste quand tu parles du conservatisme constitutionnel de François Mitterrand. En fait, il était pour le régime parlementaire et pas pour un autre, et il cherchait le moyen d’avoir un vrai Parlement qui ne tombe pas dans les excès du régime d’assemblée dont il avait souffert et dont il avait éprouvé les défauts. En outre, il n’a jamais eu de majorité au Parlement pour faire une vraie réforme constitutionnelle.
Enfin, sur la justice, je suis plus que réservé sur l’indépendance du Parquet. Dans sa dernière intervention en Conseil des Ministres quelques jours avant l’arrivée du Président Chirac, et devant le Gouvernement Balladur, François Mitterrand a délivré un testament très émouvant en consacrant une grande partie de son intervention aux juges et à la justice. Parlant du Parquet indépendant, il a dit: « si vous aimez la République, ne donnez jamais le pouvoir aux juges ». Il faut dire qu’il se souvenait de Vichy… Or dans la République, le Parquet est l’instrument de la mise en oeuvre de la politique judiciaire et pénale. Il doit donc être aux ordres du pouvoir exécutif. Et si l’on peut admettre qu’il ne doit pas intervenir pour contrarier une procédure judiciaire comme cela s’est fait dans le passé, il faut admettre qu’il doit pouvoir recevoir des ordres de la part du Garde des Sceaux, même sur des affaires individuelles. J’ai quelques souvenirs de situations dramatiques liées à des prises d’otages et autres, qui justifient que le Parquet soit aux ordres, étant entendu qu’il est toujours libre à l’audience de développer ce qu’il a envie de développer.
Un mot enfin sur une partie qui m’a un peu amusé : le débat d’orientation budgétaire. C’est moi qui l’ai créé sur l’insistance de Louis Mermaz, alors Président de l’Assemblée. Cette décision a été longue à venir car Michel Rocard et Pierre Bérégovoy n’y étaient pas favorables, alors que je n’y voyais personnellement aucun inconvénient. Car connaissant bien les assemblées, je savais que ce débat de pures parlotes n’intéresserait personne et se déroulerait devant des banquettes vides. Pour le premier débat d’orientation budgétaire, arraché de haute lutte par Mermaz et notre groupe socialiste de l’Assemblée, nous étions trois en séance, moi compris, à la fin du débat. Et je pourrais t’en raconter bien d’autres, lorsque tu évoques Bruxelles : sur les négociations en matière de TVA, lorsque le groupe socialiste a exigé publiquement que je rende compte à la délégation parlementaire pour les affaires européennes à l’Assemblée, je m’y suis retrouvé tout seul, sans aucun député, la première fois, et avec seulement deux députés la seconde fois, et pourtant j’avais quasiment été requis pour venir m’expliquer : comediante, tragediante…
Il faudrait analyser aussi les conséquences du mode de scrutin sur l’activité du Parlement et des parlementaires : sans le système majoritaire, pas de majorité possible; avec la proportionnelle on sait ce qu’il en est des combinaisons nécessaires.
En tout cas, tant que les députés et sénateurs trouveront plus intéressant pour eux d’être sur le terrain plutôt qu’à l’Assemblée ou au Sénat, le Parlement sera conduit à vivoter avec les cinquante députés ou sénateurs qui travaillent et qui négligent parfois leur circonscription au point d’être battus aux élections suivantes.
J’aurais encore bien d’autres choses à te dire mais je suis déjà trop long. Pardonne-moi.
Et crois, mon cher Jack, à mes très fidèles pensées. »