Henri Mendras est décédé en novembre 2003. Son dernier ouvrage, Français comme vous avez changé, est donc la dernière synthèse magistrale de ses travaux consacrés aux mutations de la société française depuis 1945.
Peu connu du grand public – surtout si on le compare au tonitruant Pierre Bourdieu -, Henri Mendras est pourtant l’un des maîtres de la sociologie française contemporaine. Né à la fin des années vingt, il ne tarde pas à se tourner vers la sociologie, discipline alors balbutiante. Il part d’ailleurs aux États-Unis pour achever ses études et s’initier aux méthodes les plus modernes de l’enquête de terrain. De retour en France, il se consacre à l’étude du monde rural français. En 1967, il publie son premier ouvrage, à l’époque très contesté, La fin des paysans, innovations et changement dans l’agriculture française (réédité en 1992 chez Actes Sud). Ce livre illustre parfaitement le goût du paradoxe et du complexe de l’auteur puisqu’il y décrit le changement et la modernité d’une société traditionnelle. Reste que son analyse se révéla exacte et il fut l’un des premiers à diagnostiquer et à annoncer la disparition de la société paysanne française.
Henri Mendras n’allait pourtant pas se cantonner aux paysans. Il ne tarda pas à élargir son champ de recherche et à appliquer ses méthodes à l’ensemble de la société française. De Nanterre à Science-Po – en passant par la Sorbonne – du CNRS aux grandes équipes de recherche européennes et, surtout, au sein du groupe “Louis Dirn” de l’OFCE (anagramme de lundi soir, jour des réunions de travail), il mit en chantier un impressionnant travail de recoupements statistiques et d’enquêtes sur le terrain avec pour objectif d’appréhender les structures complexes des sociétés modernes. Les résultats de ces travaux furent publiés en 1988 dans un ouvrage important : La Seconde révolution française : 1965-1984 (ouvrage réédité chez Gallimard en 1994 et déjà rédigé avec la collaboration de Laurence Duboys Fresney). Un an avant la célébration du bicentenaire de la révolution française, Henri Mendras décrivait avec beaucoup de minutie les transformations intervenues dans notre pays depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, défendant l’idée qu’elles étaient aussi fondamentales que celles intervenues deux siècles plus tôt. Sa conclusion était simple : en vingt ans, une autre France était née. Encore fallait-il que la France digère et dépasse ces grands bouleversements. C’est là, précisément, que le dernier ouvrage d’Henri Mendras prend son importance pour ceux qui s’intéressent aux années Mitterrand.
Reprenant les principales thèses de la Seconde révolution française, Henri Mendras et Laurence Duboys Fresney rappellent dans Français, comme vous avez changé ces grandes transformations intervenues depuis 1945 : modernisation et disparition de la paysannerie, l’adieu à la classe ouvrière, le triomphe du cadre et de la classe moyenne, la fin du politique et le retour du moral, l’incroyable émergence des femmes, l’éclatement de la société française en triade des âges, les changements au sein de la République, de ses représentants – élus et fonctionnaires -, de son armée, de son École, la déshérence du religieux, le bouleversement des moeurs. Toutefois, les deux auteurs n’arrêtent pas leurs réflexions au milieu des années quatre-vingt comme ils l’avaient fait jusqu’alors et la poursuivent jusqu’au début du nouveau millénaire. Ils dressent un portrait très complet de la population française telle qu’elle existe aujourd’hui. Que sont devenus les Français depuis le milieu des années soixante ? Qui sont-ils ? Que font-ils ? Quels sont leurs modes de vie ? À quelles valeurs adhèrent-ils ? Quels sont leurs engagements et leurs passions ? Comment se comportent-ils dans les sphères publique, professionnelle, privée ? Autant de questions auxquelles ce livre répond.
À l’intérieur de cette vaste fresque sociologique, l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 est décrite non pas comme une rupture mais plutôt comme la confirmation d’un mouvement débuté vingt ans plus tôt. La gauche française se retrouvait ainsi devant une tâche difficile et à laquelle elle ne s’était finalement pas préparée : plutôt que de transformer le pays, il lui fallait incarner – juridiquement, politiquement, culturellement – une révolution sociale qui s’était déjà produite. C’est cette tâche qui fut accomplie de 1981 à 1985 autour des grandes lois sociales – abolition de la peine de mort, décentralisation, loi Auroux, diminution du temps de travail, renforcement de l’état providence, etc. -, de la consolidation des institutions de la Ve – que la gauche ne modifia pas -, de la prise en compte des impératifs économiques, de l’inscription définitive du pays dans l’avenir européen. Une tâche qui, une fois achevée, marque pour les deux auteurs la fin de cette seconde révolution. Lors de son discours d’investiture, le 21 mai 1981, François Mitterrand déclarait : « la majorité politique des Français démocratiquement exprimée vient de s’identifier à sa majorité sociale. » Le livre d’Henri Mendras confirme avec éclat l’intuition du Président.
« Les année Mitterrand allaient dès lors se caractériser par une sorte de calme général, comme si les Français avaient senti le besoin de faire une halte, de déposer leur sac, de se reposer après avoir accompli l’effort surhumain du baby-boom, des Trente glorieuses et de la Révolution sociale. L’affiche électorale de François Mitterrand en 1981 avait d’ailleurs parfaitement exprimé ce sentiment général : un tête de grand-père sur un fond de village paisible avec son clocher et comme slogan, guère exaltant : “la force tranquille”. »
Ce voyage en France qu’offre Mendras est une lecture indispensable pour mieux comprendre les grands enjeux des années quatre-vingt et les grands mouvements qui traversent notre société. Ajoutons à cela le plaisir de se laisser surprendre. En effet, sociologue attentif, n’ignorant rien de la statistique, l’associant systématiquement à l’enquête de terrain, Henri Mendras n’hésite pas à prendre le contre-pied d’un grand nombre d’idées reçues. Fracture sociale, insécurité, divorce entre le citoyen et le politique, baisse du niveau scolaire, etc., Mendras remet quelques pendules à l’heure. Nous ne prendrons qu’un seul exemple : l’idée assez répandue que les Français lisent de moins en moins. Les auteurs nous rappellent que dans l’entre-deux guerres, la lecture est encore une activité déconsidérée dans nombre de classes sociales : on interdit Gide aux jeunes filles de bonne famille ; on redoute les ouvrages qui peuvent tourner les esprits de classes populaires toujours promptes à se révolter. Le discours se renverse dans les années soixante. Le « ils lisent trop » devient « ils ne lisent plus. » Toutefois, contrairement aux idées reçues, les Français ne sont pas moins nombreux à lire aujourd’hui qu’hier. Certes, un quart des Français n’a lu qu’un seul livre en 1997 – ce qui est peu – mais ce chiffre est le même qu’en 1973, y compris chez les jeunes. Dans le même temps, la fréquentation des bibliothèques municipales n’a cessé d’augmenter. En revanche, ce qui a changé, c’est la proportion de “gros” lecteurs. « Pour résumer, plus de petits lecteurs et moins de gros lecteurs, plus de filles et de femmes que de garçons et d’hommes, les plus diplômés davantage que les moins diplômés. » Si l’on peut souhaiter que les Français lisent plus, il est donc erroné de se plaindre d’une quelconque “hémorragie” de lecteurs. Voilà un exemple, parmi tant d’autres, de la redoutable acuité de ce livre.