François Mitterrand a-t-il nourri le dessein de bâtir une véritable politique italienne de la France ? Il ne manque pas d’indices qui accréditent une telle hypothèse. Il s’est, en tout cas, distingué sur ce point de ses prédécesseurs qu’une telle préoccupation n’a jamais effleurés.
Lorsqu’il prend ses fonctions de Président de la République, les relations franco-italiennes sont franchement calamiteuses. L’Italie souffre du peu de considération dont la gratifie la France depuis le début de la Ve République et sous le mandat de Valéry Giscard d’Estaing en particulier. Ses dirigeants ne lui ont pas pardonné d’avoir « oublié » d’inviter l’Italie au sommet des grands pays occidentaux réuni à la Guadeloupe, en janvier 1979. Ils observent avec suspicion la construction par Giscard et Schmidt d’un « axe franco-allemand » qui marginalise l’Italie en Europe. Aucun grand projet commun, si l’on excepte le creusement du tunnel du Mont-Blanc, ne mobilise les énergies. A l’inverse des frictions bilatérales qui semblent d’un autre âge (en particulier, la « guerre du vin ») empoisonnent les relations au quotidien.
Mitterrand décide de balayer résolument cette donne médiocre. Dans l’année qui suit son élection, il multiplie les gestes symboliques. Il reçoit le président du conseil, Spadolini, dès novembre 1981 et le charge d’une invitation au président Pertini. Lui-même réserve à l’Italie sa première visite d’Etat dans un pays européen, en février 1982. « Je suis venu, dira-t-il à ses hôtes, avec l’intention claire et déterminée de marquer un tournant dans la nature de nos relations ». Il lance à Rome, dans un vaste discours-programme, l’idée d’un sommet bilatéral annuel tel qu’il en existe, alors, avec l’Allemagne et l’Angleterre. Il nomme un ambassadeur politique, Gilles Martinet, fin connaisseur de la réalité transalpine, chargé de personnaliser cette volonté de relance. Il ouvre avec les dirigeants italiens un dialogue suivi sur la question des euromissiles, qui domine l’actualité stratégique du moment, et explore les terrains de convergence sur les affaires communautaires, en particulier agricoles. Il s’emploie à mettre un terme à la « guerre du vin ». Cette nouvelle approche revêt une forme spectaculaire dans le domaine culturel avec la désignation, au début de 1983, de deux Italiens, Massimo Bogianckino à la tête de l’Opéra de Paris et Giorgio Strehler à la direction du Théâtre de l’Europe, nouvellement créé pour dynamiser la création culturelle européenne.
Si François Mitterrand n’a jamais théorisé sa politique italienne, comme il a pu le faire pour sa politique allemande, on imagine aisément à quels objectifs répond cette revitalisation des liens avec la « soeur latine ». Sont en jeu, tout d’abord, des considérations de politique européenne. Pays fondateur de la Communauté, l’Italie milite pour l’approfondissement de son intégration. Si les circonstances font que l’alliance préférentielle avec l’Allemagne apparaît comme une nécessité, l’intérêt de la France est aussi de veiller au maintien de l’équilibre Nord-Sud en Europe (censé lui assurer un rôle pivot) et d’élargir le cercle des pays décidés à résister aux prétentions britanniques. A quoi s’ajoutent des considérations de politique méditerranéenne. Mitterrand estime qu’il y a une carte à jouer avec l’Italie, bien implantée et favorablement perçue sur la rive sud, pour bâtir une politique de coopération et de sécurité en Méditerranée, axée sur le resserrement des liens avec les pays de Maghreb et du Proche-Orient. C’est dans cet esprit qu’il lance, en 1983, l’idée d’une conférence des Etats de la Méditerranée occidentale qui est aussitôt soutenue par Craxi. La présence d’un socialiste à la tête du gouvernement italien, de 1983 à 1987, constitue en outre une occasion de resserrer la solidarité de la gauche européenne face à la montée de l’ultralibéralisme dont le président Reagan aux Etats-Unis et Margaret Thatcher en Europe sont les figures de proue. Enfin, des considérations d’intérêt économique incitent à développer des accords industriels avec un pays qui constitue le deuxième partenaire économique et commercial de la France.
Cette nouvelle politique a produit des résultats très positifs pour la coopération bilatérale et pour la construction européenne jusqu’en 1985-86. Elle a inscrit la relation dans une durée et une régularité dont elle était dépourvue, la préservant ainsi, pour l’essentiel, des aléas auxquels les turbulences apparues à la fin de la décennie 80 auraient pu la soumettre. Ainsi, côté italien, le retour à l’instabilité de l’exécutif romain, après que Craxi ait quitté le palais Chigi (1987), a constitué un obstacle au développement d’une dynamique commune. Faut-il rappeler que, pendant son double septennat, François Mitterrand a connu deux chanceliers allemands, deux premiers ministres britanniques, deux présidents du gouvernement espagnol et… neuf présidents du conseil italiens. Difficile dans ces conditions de tisser des liens personnels et de planifier des programmes de travail sur la durée.
Par ailleurs, il a bien fallu compter avec l’orientation géopolitique d’un pays qui, s’il a parfois pris ses distances avec la politique soviétique ou moyen-orientale de Washington (notamment sous l’impulsion de M. Andreotti), est toujours resté fortement tributaire des Etats-Unis pour ses choix économiques et industriels. Ainsi, les efforts déployés dans les années 80 pour associer l’industrie italienne aux programmes Airbus se sont tous soldés par des échecs, les Italiens (et, singulièrement, M. Prodi qui présidait alors l’IRI) donnant la préférence à la poursuite de leur coopération avec Boeing.
Côté français, le poids croissant du couple francoallemand dans la période qui va du conseil européen de Fontainebleau à celui de Maastricht (1984-91) a laissé peu d’espace aux initiatives de Rome, réduite au rôle de premier comparse. Et l’entrée de la France en cohabitation à partir de 1986, avec un gouvernement de droite moins intéressé par l’établissement d’un partenariat actif avec l’Italie que ne l’avaient été ses prédécesseurs de gauche, a freiné l’élan initial donné par Mitterrand.
Dans ce nouveau contexte, la relation franco-italienne va évoluer sur un double rail. En premier lieu, on assiste à un découplage entre les échanges économiques et culturels, qui portés par leur dynamique propre, poursuivent leur développement, et la coopération politique, qui demeure en deçà de ses potentialités. Tel est le bilan que l’on peut tirer des sommets annuels bilatéraux de cette période: les échanges culturels sont vivaces, les liens industriels et financiers toujours plus denses, les contentieux aisément aplanis, mais on peine à dégager des enjeux majeurs ou une vision mobilisatrice commune.
En second lieu, on enregistre une fragmentation du temps politique dans une alternance de moments faibles et de moments forts. Temps faible, celui des pâles et éphémères gouvernements Goria et De Mita (1987-89). Celui aussi des gouvernements Amato et Ciampi (1992- 94), hommes estimables pourtant, qui mènent une action courageuse pour rapprocher leur pays des normes européennes, mais souffrent d’un déficit de légitimité politique. C’est l’époque où l’Italie, secouée par la grande lessive de l’opération « Mains propres », est accaparée par ses turbulences internes et moins disponible sur le terrain de la politique extérieure.
Temps fort, en revanche, celui du gouvernement Andreotti (1989-92). Dans la période délicate qui court de la chute du Mur de Berlin au conseil européen de Maastricht, ce vieux routier de la politique internationale prend soin de maintenir avec François Mitterrand une concertation étroite et suivie. Sur l’essentiel – la nécessité et l’urgence d’approfondir l’union politique et de mettre en route l’union économique et monétaire, la volonté de neutraliser Mme Thatcher, la gestion maîtrisée de la réunification allemande, le souci de ménager M. Gorbatchev – la convergence est au rendez-vous et permettra, en particulier pendant le semestre de présidence italienne de la Communauté en 1990 et à Maastricht même de franchir au mieux les écueils d’une transition historique particulièrement délicate.
Avec l’arrivée au pouvoir de la coalition de droite dirigée par M. Berlusconi en 1994 et la formation d’un gouvernement comprenant des néo-fascistes, les relations connaissent un sérieux coup de froid. Au lendemain des élections, François Mitterrand exprime sa préoccupation devant l’ampleur des suffrages obtenus par les néofascistes et le risque de voir ceux-ci peser sur les orientations politiques. Il dit n’éprouver pour M. Berlusconi « ni attrait ni répulsion » et lui recommande de choisir comme ministre des affaires étrangères « un démocrate convaincu et affirmé ». Il précisera la nature de ses interrogations dans une interview à La Repubblica du 26 mai 1994. Il y déclare, faisant allusion à l’empire médiatique de M. Berlusconi, que « quand on possède les plus importants moyens d’information, on a des chances d’impressionner, au moins provisoirement l’opinion, et donc de l’emporter dans des conditions équivoques ». Tempête à Rome où le ministre des affaires étrangères qualifie ces propos d’inacceptables. Ce qui n’empêchera pas, deux mois plus tard, Silvio Berlusconi, amphytrion du G8 de Naples, de se mettre en frais pour séduire Mitterrand et de le qualifier publiquement d’ « artiste et de poète de la politique ».
Mais quels qu’aient pu être les alternances cycliques et les aléas conjoncturels, ce qui, avec le recul, demeure de la politique italienne de Mitterrand, c’est le fait qu’il a durablement et solidement structuré la relation bilatérale par l’instauration des rencontres gouvernementales annuelles. On imagine mal, tant cela paraît naturel aujourd’hui, ce qu’a été l’apport décisif de ce dispositif, d’une part, pour créer entre les administrations des deux pays une meilleure connaissance réciproque et des habitudes de travail communes, d’autre part, pour balayer régulièrement et systématiquement l’ensemble des domaines de coopération et prévenir d’éventuels litiges. On ne saurait sous-estimer, non plus, à quel point ce travail en profondeur a contribué à modifier la perception traditionnellement condescendante des élites dirigeantes françaises, politiques et économiques, à l’égard de l’Italie. On peut, en ce sens, qualifier le Président français de rénovateur des relations franco-italiennes. Et même si le projet mitterrandien n’est pas allé au bout de son ambition, force est de constater que les structures mises en place perdurent et que, pour peu qu’une volonté politique partagée se fasse jour de part et d’autre des Alpes, il y a matière, sur ces fondements, à construire de beaux lendemains entre la France et l’Italie.