Gilles Martinet est l’homme qui a symbolisé le retour
de la présence française à Rome. Gendre du leader
syndicaliste et antifasciste Bruno Buozzi, abattu par
les nazis en 1944, il connaissait comme personne la
classe politique et intellectuelle italienne, son histoire
et ses secrets de famille. Nommé par François Mitterrand
ambassadeur à Rome, il fit pendant quatre ans (1981-
85) du Palais Farnèse l’éclatante vitrine de la nouvelle
politique française en Italie.
La victoire de François Mitterrand à l’élection présidentielle de 1981 a eu un énorme retentissement en Italie. Celle-ci avait toujours éprouvé à l’égard de la France des sentiments contradictoires. Elle l’admirait pour sa culture ; elle se méfiait de ses tendances hégémoniques. Les Italiens voyaient bien que les Français – y compris ceux qui disaient les aimer- ne plaçaient pas les deux nations sur le même rang. Ils s’étaient méfiés du général De Gaulle considéré comme un champion du nationalisme français. Ils en avaient voulu au président Giscard d’Estaing pour s’être longtemps opposé à l’élargissement du groupe des cinq, c’est-à-dire à l’entrée de l’Italie dans ce lieu de concertation des grandes puissances occidentales ; François Mitterrand allait-il créer une situation nouvelle, des relations différentes ?
À cette première interrogation, s’ajoutaient celles qui concernaient la présence des communistes dans le gouvernement de Paris et les conséquences des nationalisations qui étaient sur le point d’être réalisées. Les communistes italiens se montraient évidemment enthousiastes, les socialistes plus circonspects car leur stratégie reposait sur une alliance centriste et non sur la perspective d’une union de la gauche. Quant à la Démocratie chrétienne, elle attendait de voir ce qu’allait faire le nouveau gouvernement français. Il se montrerait peut-être plus compréhensif à l’égard de l’Italie que ses prédécesseurs. La société civile et, en premier lieu, les milieux culturels, étaient pleins de curiosité. On voyait renaître l’ancienne attirance pour la France.
Le premier voyage que fit François Mitterrand en février 1982 connut un très grand succès. Un déjeuner rassembla au Palais Farnèse tout ce qui comptait en Italie dans la littérature, l’édition, le cinéma, le monde syndical, les milieux scientifiques, la finance et l’industrie (d’Agnelli à Ciampi, en passant par De Benedetti). La décision de tenir chaque année un sommet franco-italien fut particulièrement bien accueillie. L’un des reproches que la diplomatie italienne nous faisait portait sur les relations privilégiées de la France et de l’Allemagne. Elle se sentait mise de côté, considérée comme une nation de second rang, obligée de suivre les orientations décidées par Paris et Bonn. Elle voulait être placée sur un pied d’égalité. Ce ne fut pas toujours le cas et l’ambassade de France à Rome reçut, à plusieurs reprises, des notes de protestation contre « l’hégémonisme franco-allemand ».
L’opinion italienne était profondément favorable à la construction européenne mais, dans le même temps, elle se montrait désireuse d’apparaître comme l’alliée la plus fidèle des Etat-Unis. Lorsqu’elle avait à choisir, elle donnait très souvent la préférence à la position américaine. Les relations économiques se développaient, avec toutefois un fond de méfiance dès qu’il s’agissait de réaliser des fusions d’entreprises. Les Italiens avaient peur de la prédominance des intérêts français.
C’est dans le domaine de la culture et des relations avec la société civile que la politique soutenue par François Mitterrand obtint les meilleurs résultats. Ces relations furent placées sous le signe de la réciprocité. On ne pouvait plus se contenter de présenter la vitrine culturelle de la France. Il fallait multiplier les dialogues et les rencontres. Le rôle de Jack Lang fut très positif. En invitant à Paris un directeur d’opéra, des metteurs en scène et des architectes, il montra l’intérêt que la France attachait à la culture italienne.
La diplomatie italienne, traditionnellement européiste et pro-américaine connut un infléchissement lorsque l’équipe Craxi-Andreotti vint au gouvernement. Elle voulut se montrer plus ouverte que les autres Occidentaux à l’égard de Moscou comme à l’égard des pays arabes. Elle se montra d’abord hostile à l’installation des fusées américaines face aux SS 20 soviétiques, avant de céder à la pression de Washington. Elle ne cessa de répéter aux Etats arabes qu’elle ne partageait pas les mêmes points de vue que les Etats-Unis sur la politique suivie par l’Etat d’Israël et qu’à la différence de « nos amis français » elle avait totalement rompu avec son passé colonial. L’Italie montra une grande complaisance à l’égard de la Libye alors que ce pays menait au Tchad une politique hostile à la France. Cela n’empêcha pas l’Italie d’envoyer des troupes au Liban aux côtés des Français et des Américains lors des événements de 1984. Mais ils le firent sans enthousiasme et se désolidarisèrent lors des bombardements français sur la plaine de la Bekaa. Ce qui provoqua la colère de François Mitterrand. Il est vrai que Paris avait omis d’avertir Rome de ses intentions. Ce qui avait été mal reçu par les Italiens.
Le phénomène des Brigades rouges créa de sérieux problèmes. De 1977 à 1980, certains brigadistes utilisèrent le territoire français comme une base arrière mais c’est à partir de 1980 que plusieurs centaines de clandestins italiens vinrent se réfugier en France. La plupart comprenaient que leur combat avait échoué ; ils ne voulaient pas pour autant avoir à dénoncer leurs camarades en devenant des « pentiti ». Ceux-là bénéficièrent de la protection ou de la discrétion des autorités françaises. Il restait les cas les plus graves qui concernaient les crimes les plus sanglants. Dans une déclaration du 22 février 1985 (dont on n’a souvent donné que des extraits tronqués) François Mitterrand a bien établi cette différence. L’extradition est possible pour les auteurs de « crimes de sang », le droit d’asile sera accordé aux autres. Et c’est finalement le gouvernement de Lionel Jospin qui, en mars 1998, a accordé un permis de séjour à tous les réfugiés.
Dans les années soixante-dix, François Mitterrand, alors premier secrétaire du Parti socialiste, avait tenté d’établir un lien privilégié avec les autres formations socialistes de l’Europe du sud. Des rencontres avaient eu lieu. Elles furent décevantes car, d’une part, les Espagnols et les Portugais tenaient trop à l’aide que leur apportait la social-démocratie allemande et, d’autre part, les Italiens demeuraient hostiles à la stratégie de l’union de la gauche. Devenu Président de la République, François Mitterrand dut tenir compte de cette situation. Dans la péninsule il a eu pour interlocuteurs les hommes de la première République italienne (démocrates chrétiens, socialistes et républicains) dont les pratiques ressemblaient étrangement à celles de notre IVème République française, jusqu’au jour où les scandales révélés par l’opération « mains propres » bouleversèrent le paysage politique italien. L’arrivée du premier gouvernement Berlusconi n’intervint qu’en 1994, au moment où s’achevait le deuxième septennat.
Auparavant François Mitterrand avait pu suivre l’évolution du parti communiste italien qui se transformait en parti démocrate de gauche et adhérait à l’Internationale socialiste. En revanche, le Parti socialiste payait chèrement sa longue collaboration avec la Démocratie chrétienne mais aussi avec le clientélisme et la corruption de nombre de ses dirigeants. De l’ancienne Démocratie chrétienne se détachèrent les éléments les moins compromis et les plus compétents. Ce qui allait rendre possible la constitution d’un centre-gauche, c’est-à-dire d’une coalition politique que François Mitterrand ne pouvait considérer qu’avec sympathie.