Chacun se souvient du Congrès d’Épinay, congrès de l’unité des différents courants socialistes français, où François Mitterrand et sa Convention des institutions républicaines, petit club de quelques amis à l’époque, réussira à fédérer ces courants pour devenir le premier secrétaire du Parti socialiste.
Au secrétariat du Parti, Pierre Joxe est nommé secrétaire à la formation. Il se laisse convaincre par quelques intellectuels (sociologues de l’INRA, salariés issus de la Coopération, de la Mutualité et du Crédit agricole) que l’agriculture et les agriculteurs ne peuvent être absents du programme socialiste. Nous rédigeons, sous sa direction, les premières brochures sur le monde agricole et les socialistes, dans le cadre de la formation des militants, faute d’un secrétariat aux Affaires agricoles, dont il prend de fait la responsabilité.
Beaucoup de militants considéraient cette catégorie sociale comme totalement conservatrice et définitivement perdue au socialisme. Ils avaient oublié que la tradition agraire des socialistes était ancienne. Déjà Jaurès distinguait « les très grandes propriétés paysannes, filles du capital, et les petites propriétés, filles du travail ».
Chaque fois que les socialistes avaient eu l’occasion d’exercer des responsabilités gouvernementales (Blum en 1936, après 1945…), ils apportaient au monde paysan des réformes qui ont fait date dans l’histoire de l’agriculture nationale. Ce furent l’Office du Blé (Blum en 1936), la loi sur le fermage et le métayage (Tanguy-Prigent), le Fonds forestier national, la création de l’INRA (Institut national de la Recherche agronomique), l’indexation des prix agricoles et la mise en place de la politique agricole commune. Pourtant la puissance des lobbies agricoles et des grands propriétaires qui tenaient l’ensemble du dispositif de cadrage politique de l’agriculture (FNSEA, CNJA, Coopération, Mutualité, Crédit agricole,…) faisaient que ces propositions et réalisations socialistes étaient dénaturées, critiquées et calomniées.
Les propositions agricoles du programme socialiste de gouvernement
François Mitterrand était un de ceux qui n’ignoraient pas ce passé. Il citait souvent, durant les multiples campagnes électorales qu’il a conduites, ces réalisations socialistes. Il souhaitait un volet agricole au programme du Parti et il a beaucoup aidé à ce que des agriculteurs et des agricultrices le rejoignent au sein d’une Commission agricole qui réunissait régulièrement une centaine de paysans.
Son réalisme et sa connaissance de la France rurale ne lui donnaient pas beaucoup d’illusions sur ses capacités à retourner les tendances lourdes de ce milieu conservateur. Mais il aimait les agriculteurs, il les respectait profondément, il les écoutait beaucoup et souhaitait pouvoir améliorer leur sort et leur avenir.
Ainsi s’est construit un volet agricole du programme du Parti, reposant essentiellement sur quatre points forts qui ont fait l’objet des propositions 9, 10, 11 et 12 dans les 101 propositions du programme, à savoir :
– la réforme de l’indemnité viagère de départ des agriculteurs âgés ;
– la création d’offices fonciers ruraux ;
– la création d’offices par produits pour en garantir le prix ;
– la création d’un statut des salariés agricoles qui tienne compte de la spécificité du secteur, mais aussi se rapproche des droits des salariés de l’industrie.Il faut retenir le contexte de ces quatre propositions car, depuis les années 60, l’agriculture avait perdu la moitié de ses exploitations : c’est la raison des deux premières mesures, qui visaient la transmission des fermes et le départ des agriculteurs âgés qui n’avaient pas de retraite constituée.
François Mitterrand n’aimait pas ces offices fonciers auxquels il trouvait des relents d’agriculture collectivisée, pour ne pas dire kolkhozienne. Lui si attaché au droit de propriété souhaitait retirer cette proposition, qu’il trouvait provocante pour les agriculteurs, qu’il connaissait bien et qui avaient beaucoup de mal à comprendre qu’en fait il s’agissait d’une modernisation et de la démocratisation des Safer (sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural) tenues par les organisations syndicales agricoles, soupçonnées par les paysans de gauche de pratiquer une politique de copinage dans l’attribution des terres. Le Parti, poussé par notre Commission Agricole et la centaine d’agriculteurs socialistes, un peu gauchistes sur ce thème, s’était majoritairement prononcé en faveur du maintien de ces offices fonciers. François Mitterrand respecta la majorité, mais il n’en parla jamais durant la campagne présidentielle de 1981.
La troisième proposition visait, dans le cadre de quotas de production, à protéger et maintenir les prix des produits agricoles, et par conséquent le revenu des paysans, en contrôlant si possible les quantités produites afin d’éviter les habituelles et coûteuses destructions des excédents des productions agricoles.
La dernière proposition était une mesure de justice sociale, les salariés agricoles étant encore, à cette époque, soumis à leur patron, totalement isolés et par là même incapables de se défendre contre une exploitation impensable aujourd’hui : salaires extrêmement faibles sous prétexte qu’ils étaient logés et nourris à la ferme, absence de repos hebdomadaire, de vacances puisque hors de portée financière, de vie familiale pour la grande majorité…
Telles sont, très succinctement résumées, les grandes lignes du programme du Parti socialiste et de l’Union de la Gauche puisque les radicaux de gauche et les communistes les avaient reprises à leur compte dans le Programme commun de la Gauche.
Application du programme sous le ministère d’Édith Cresson
En mai 1981, François Mitterrand est élu président de la République. Il constitue son gouvernement et cherche un ministre de l’Agriculture. Ayant nommé Pierre Joxe à l’Industrie, il propose le poste à Edgard Pisani, qui refuse parce qu’il ne voulait pas l’occuper pour la seconde fois ; les radicaux n’en veulent pas car c’est un ministère trop exposé et difficile ; il ne paraissait pas possible de mettre un communiste à ce poste. Édith Cresson, fidèle à François Mitterrand, accepte le poste malgré son inquiétude. Immédiatement, le monde agricole syndical et corporatiste considère cette nomination comme une provocation et la marque du mépris de la Gauche à l’égard de la paysannerie de notre pays. Il faut se souvenir qu’en 1981, dans certaines campagnes françaises, les femmes servaient les hommes à table mais restaient à la cuisine. C’était aussi l’époque où les métayers s’adressaient encore à leur propriétaire en disant « notre Maître »… Je l’ai entendu en 1982.
Ce fut alors une guerre quotidienne entre François Guillaume, président de la FNSEA, et le ministre Édith Cresson : injures sexistes inadmissibles, manifestations pour un oui ou pour un non, qui sont allées jusqu’à l’agression physique.
Pour essayer de desserrer l’étau syndical de la FNSEA et du CNJA, nous avons aidé le développement d’un syndicalisme agricole de gauche créé par Bernard Lambert, les Paysans travailleurs, et tenté de casser le monopole syndical de droite. Cela n’a, évidemment, fait qu’envenimer nos relations puisqu’en 1983 les syndicats de gauche représentaient 26 % des voix aux élections aux chambres d’agriculture. Pour François Guillaume, nous avions commis là un crime qu’il fallait faire payer à n’importe quel prix au ministre, qui avait cassé le mythe de l’unité syndicale du monde agricole. En fait, nous nous étions attaqués à la distribution des fonds publics que l’État donnait aux organisations syndicales pour la formation, ainsi qu’à la représentativité de la FNSEA et du CNJA, et aussi à leur portefeuille. Il faudra d’ailleurs attendre 2002 pour que le ministre de l’Agriculture du gouvernement Jospin, Jean Glavany, réussisse à régler ce problème. Par ailleurs, Édith Cresson a parfaitement respecté le programme socialiste et l’a mis en oeuvre, à l’exception des offices fonciers ruraux, qui se sont révélés peu réalistes dans le contexte agricole de l’époque. Les ministres socialistes suivants, Michel Rocard et Henri Nallet, réformeront les Safer et la politique des structures agricoles, ce qui allait bien dans le sens de la politique que souhaitait mettre en oeuvre le président Mitterrand.
Nous avons fait admettre par la CEE, dans le cadre de la Politique agricole commune, le bien-fondé de nos offices par produit : offices de la viande, du vin, du lait, des fruits et légumes ; et nous les avons créés. Nous avons défendu le revenu des agriculteurs, démocratisé le syndicalisme agricole et leurs organes représentatifs, renforcé le statut du fermage, accrules droits des salariés agricoles, pris les mesures indispensables à la protection des agriculteurs en difficulté financière et en surendettement… Les engagements pris ont donc été largement tenus, et cela contre le syndicalisme traditionnel.
Les années 1981-83 ont été les meilleures en termes de croissance du revenu agricole par rapport aux deux décennies précédentes. Il est intéressant de noter que, lors de l’alternance de 1986, François Guillaume nommé ministre de l’Agriculture du gouvernement de Jacques Chirac, n’a rien remis en cause de ce qui avait été fait par la Gauche et qu’il a conservé et utilisé les outils que nous avions élaborés pour protéger et développer l’agriculture française.