Un des temps les plus forts de votre exercice ministériel à l’Agriculture a, sans doute, été la réunion du Conseil des ministres européens qui précédait le sommet de Fontainebleau.
Michel Rocard – Effectivement. Mon intention, aussitôt que j’ai eu la maîtrise des grands dossiers de la période, était de préparer une proposition de la présidence française qui permettrait d’en évacuer quelques-uns parmi les plus chauds. Me fondant sur les préoccupations de mes collègues européens, que j’avais pris le soin de tous rencontrer, j’ai mis au point ce qui, à mon sens, pouvait et devait être l’ordre du jour de cette rencontre. Mais lorsque j’ai mis sur la table mon projet dans un comité des ministres compétents autour de Pierre Mauroy, je me suis aussitôt heurté au barrage de Claude Cheysson, ministre des Affaires extérieures. Celui-ci estimait que, pour cette sorte de rencontre, l’essentiel des initiatives et du pilotage relevait de ses compétences. Mon argumentation était forte : je soulignais que dans les débats qui, cette fois, allaient s’engager, l’expertise dont nous avions le plus besoin se trouvait dans mon ministère, en rapport direct avec le terrain. Pour moi, à ce stade et sur ces dossiers, ce n’était pas affaire de diplomatie, même au sens le plus technique du terme. Cela n’a pourtant pas suffi à débloquer la situation. J’ai donc dû annoncer que je me devais d’annuler la réunion prévue, immédiatement ne serait-ce que par courtoisie, celle-ci n’ayant plus de véritable contenu. Il a fallu qu’Henri Nallet, qui était alors conseiller du président de la République pour l’agriculture, propose de faire trancher le problème par François Mitterrand. Le même jour, dans l’après-midi, celui-ci m’annonce que François Mitterrand me donnait son feu vert. Mais, un peu plus tard, Jean-Louis Bianco, alors secrétaire général de l’Élysée, me fait savoir qu’il me recevra avec Claude Cheysson, le lendemain, pour examiner ma proposition et organiser les coordinations nécessaires entre les deux ministères dans le cadre général du sommet alors en gestation.
Qu’aviez-vous inscrit dans votre proposition d’ordre du jour ?
Michel Rocard – Les deux principaux volets concernaient, d’une part, le problème des quotas laitiers, d’autre part, la question des montants compensatoires monétaires. Sur le premier point, je n’ai rencontré aucune objection. En revanche, sur le second volet, Claude Cheysson s’est dit persuadé qu’il était impossible d’aboutir à une solution convenable en Conseil. Que celle-ci devait passer par un tête-àtête franco-allemand. Il a obtenu l’adhésion de Jean- Louis Bianco.
J’ai donc joint immédiatement le commissaire européen chargé de l’agriculture, M. Dahlsager, pour lui annoncer qu’il n’y aurait pas de proposition de la présidence française sur les montants compensatoires monétaires et que je me limiterais à un exposé technique faisant, de façon exhaustive, le point sur l’état de la question et son historique.
Puis j’ai appelé le ministre néerlandais pour organiser avec lui une courte entrevue, juste avant la réunion.
Au cours de ce bref entretien, j’ai fait valoir le danger qu’il y aurait à ne laisser sur la table du Conseil que la proposition de la Commission et lui ai demandé de déposer, devant le Conseil, la position néerlandaise comme proposition de la Présidence à la place la proposition de la Présidence française absente. C’est un problème de procédure : il nous fallait une proposition de présidence pour chercher l’accord en dehors de la proposition de la Commission. Or lui-même avait reçu de son gouvernement la consigne de ne pas trop s’avancer et de s’articuler le moment venu sur les positions des Allemands. Il a, bien sûr, hésité, puis je l’ai entendu me dire : « Michel, je vais le faire pour toi. »
La réunion a donc commencé à 9 heures du matin suivant le scénario que j’avais mis au point et, à 4 heures du matin suivant, nous avions bouclé l’ensemble de l’exercice en ne laissant, dans le texte de l’accord obtenu, que cinq « crochets » : trois concernaient la durée des mesures de compensation temporaires accordées à l’Allemagne, les deux autres renvoyaient à un problème de pure technicité financière puisque nous étions là dans le registre de tout ce qui concerne le change.
Votre satisfaction devait être grande ?
Michel Rocard – Effectivement. Et c’est sans doute ce qui nous a permis d’enchaîner après deux ou trois heures de sommeil sur la réunion suivante. Auparavant, j’ai rencontré Claude Cheysson pour l’informer des résultats obtenus. Tout d’abord, il m’a manifesté sa contrariété, puis, ayant lu le texte que je lui présentais, il s’est avoué surpris et satisfait. Il ne lui restait qu’à traiter les fameux « crochets ».
Au cours de cette seconde journée, venait la question des quotas laitiers. Après de nombreuses péripéties de séances, au cours de laquelle la délégation française s’est trouvée souvent en difficulté, au cours de laquelle il a fallu aider fermement les Irlandais contre les Britanniques, nous avons réussi à dégager un consensus intéressant.
C’est là que le président de la Commission, Gaston Thorn, a demandé à me voir au plus vite. Il venait m’annoncer que le Conseil des Affaires générales, avec Claude Cheysson, avait clos sa séance sans régler le sort des crochets laissés dans le texte de la veille sur les montants monétaires compensatoires et après avoir même enregistré trois « réserves ».
Mon souci a aussitôt été de ne pas laisser inachevé le travail accompli pour éviter que ce texte ne vienne polluer le Sommet de Fontainebleau. Personne ne pouvait en effet ignorer que Margaret Thatcher risquait de s’y montrer particulièrement difficile. Donc, au troisième jour, nous nous sommes réattelés à la tâche pour parvenir à un texte intégralement bouclé, dans les moindres détails, et immédiatement exécutoire.