Plus que les sujets politiques, mes souvenirs peuvent simplement souligner quelques épisodes pouvant éclairer le personnage de François Mitterrand, faire comprendre sa lucidité et sa parfaite adhésion au présent ; un Mitterrand que j’ai connu à l’époque où j’étais adjointe au maire de Cortone, petite ville de sa Toscane bien-aimée, alors que Mitterrand était maire de Château-Chinon, déjà en route vers la présidence de la République française.
Il venait souvent à Cortone, même à titre privé ; nous étions devenus des amis et il me téléphonait de temps en temps en plaçant mes collaborateurs dans une situation très embarrassante car je leur avais interdit de me passer des communications téléphoniques lorsque j’étais occupée avec des clients (dans l’exercice de mon activité principale de notaire).
Mais qu’advenait-il lorsque Mitterrand était au bout du fil ? Les communications passaient ; elles étaient amicales, simples, comme si, par ce contact avec une personne non-toscane mais intégrée à la Toscane, François Mitterrand pouvait nourrir la lymphe qu’il semblait recevoir de la Toscane.
Il était un fin connaisseur de la Toscane comme peu d’autres. Je suppose qu’il était fasciné par son extraordinaire organisation politique (une organisation qui plonge aux sources de l’humanisme toscan et qui s’affirme encore aujourd’hui dans les débats municipaux, populaires et locaux) également associée aux plus merveilleuses expressions artistiques qu’il affectionnait particulièrement. Il connaissait même assez bien la langue italienne ou, tout au moins, il la comprenait presque parfaitement ; mais je ne l’ai jamais entendu parler en italien ; probablement parce qu’il ne voulait pas risquer de faire une erreur pouvant être perçue comme un signe de faiblesse ; mais je crois plutôt qu’il préférait que sa compréhension de l’italien fût ignorée par ses interlocuteurs, ce qui lui permettait d’anticiper les traductions officielles en saisissant la signification particulière de chaque détail et des nuances.
L’entrevue avec Sergio Segre, porteur d’une alliance qui devait voir le jour à l’occasion de l’importante rencontre avec Enrico Berlinguer, considérée comme une entrevue prodrome d’une gauche éclairée et alliée au-dessus des symboles de chaque parti, a déjà fait l’objet d’un grand nombre d’écrits et de publications.
En effet, une réunion politique très importante avait été organisée ; Mitterrand et Berlinguer, le secrétaire du Parti communiste italien, devaient en être les interlocuteurs privilégiés. Mais des raisons subtiles ont conduit à suggérer une entrevue préliminaire avec le responsable des Affaires étrangères du PCI de cette époque, Sergio Segre ; une entrevue privée, mais très politique, qui court-circuitait le nouveau secrétaire fraîchement élu du Parti socialiste italien, Bettino Craxi. Craxi, informé par hasard, comprit immédiatement de quoi il retournait et il annonça donc sa visite éclair à Cortone, pour rendre hommage au nouveau secrétaire du PS français. Tout cela a déjà été écrit et je ne pourrais rien ajouter d’autre, outre le souvenir de la tension électrique provoquée par cette rencontre avec Craxi, en retard à cause de problèmes de circulation sur l’autoroute, et celui de l’ironie glaciale de Mitterrand : « Je l’avais prévenu ; il n’est pas là (Craxi) ; allons voir l’exposition, du palais Casali ». Je l’accompagnais donc à cette exposition, qu’il visita très minutieusement et avec une grande attention. Il paraissait entièrement absorbé, et il l’était probablement, par l’appréciation des oeuvres exposées ; rien ne lui semblait plus important ; ses questions étaient pertinentes et il était parfaitement concentré. Jusqu’au moment où arriva Craxi, le secrétaire du PSI ; alors Mitterrand consacra autant de soin et d’attention à son entretien avec Craxi.
Tout cela se passait peu de temps avant les élections présidentielles françaises. Mitterrand représentait, en tant que candidat officiel du PS et par conséquent de la Gauche française, un grand pari : un pari français, bien évidemment, mais aussi un pari européen et un pari de toutes les Gauches « de bonne volonté ».
La municipalité de Cortone, certainement impressionnée par la personnalité de Mitterrand mais surtout par son projet politique, décida d’envoyer une délégation de soutien. La municipalité de Cortone était dirigée, depuis 1948 et par conséquent en 1981, par un conseil municipal de gauche (PCI et PSI) et par un maire PCI, lequel décida de participer activement à la campagne électorale de Mitterrand avec une délégation officielle. Le conseil municipal en informa normalement la direction du Parti, auquel adhérait naturellement le maire, c’est-à-dire le PCI, qui donna une réponse négative car Marchais, secrétaire général du PCF, participait aux élections ; il ne fallait donc pas modifier les rapports de forces existants.
Mais la municipalité de Cortone avait déjà annoncé l’envoi d’une délégation. Que fallait-il faire ? Comme d’habitude, une médiation acceptable fut engagée ; en qualité d’adjointe au maire, j’étais, comme je le suis encore et je le serai toujours, une candidate indépendante élue par le PCI, mais non inscrite au parti. En quelque sorte, la personne la mieux indiquée pour représenter une ville sans altérer les rapports de forces politiques.
Il fut donc décidé que l’adjointe au maire devait représenter la Ville sans représenter officiellement le Parti, lequel doit tout de même soutenir Marchais. La direction du PCI, qui tenait beaucoup à aider Mitterrand mais sans vouloir officialiser son intervention, donna son accord.
Ainsi commença une aventure d’au moins quarantehuit heures de veille, pour conduire officiellement une délégation de trois personnes : l’adjointe au maire, c’est-à-dire moi-même, indépendante mais radicalement et franchement de gauche et ancienne vraie amie de François Mitterrand, Ivo Veltroni, représentant actif du PSI et déjà membre de la Junte communale, Ilio Pasqui, assesseur en exercice, membre du PCI.
Étant partis au lever du jour, nous voilà arrivés au siège parisien du PS, où on ne pouvait évidemment pas s’occuper de nous pendant les temps morts du fait de la grande tension qui régnait à ce moment-là ; on se montrait courtois et un peu gênés à notre égard, mais surtout courtois. Nous partons en groupe dans un des deux avions qui devaient accompagner Mitterrand jusqu’à Toulouse pour la dernière manifestation électorale. Notre délégation de Cortone était dans le deuxième avion, alors que Mitterrand était dans le premier. À notre grande déception aucune rencontre avec Mitterrand n’avait été prévue pour nous.
Je passe les détails de l’arrêt intermédiaire pour parler directement de Toulouse où nous sommes entrés dans un étrange stade archi plein. On avait l’impression d’assister à une rencontre sportive : les écrans géants, utilisés habituellement pour répercuter les résultats des parties de football, retransmettaient les promesses du président sortant, Giscard d’Estaing, et les résultats effectifs chiffrés afférent au domaine social, très différents de ces promesses, défilaient en surimpression : tant de postes de travail promis : tant de chômage ; tant d’augmentation du PIB promise : tant de réduction etc. ; à chaque image, le public explosait, bien plus qu’à une corrida. On assista ensuite à une série d’interventions qui, je l’avoue, servaient surtout de remplissage en attendant l’arrivée de Mitterrand, qui était évidemment en train de dîner et, j’en suis sûre, était très attentif aux plats, aux interlocuteurs et aux circonstances, exactement avec la même attention et la même observation pointilleuse qu’il avait manifestées à l’exposition de Cortone.
Puis, François Mitterrand arriva dans le stade et ce fut le silence, un lourd et profond silence.
Il fit un discours que l’on peut qualifier d’« historique ». Ponctuel, attentif, politique, de l’envergure d’un grand homme politique. Il évoqua les problèmes du monde avant ceux de la France, puis les problèmes de la France confrontés à ceux du monde. C’était un discours d’un grand homme d’État, bon pour le XVIIIe siècle avec sa grande évocation de la Révolution, bon pour la fin du XXe siècle, bon pour les prévisions dramatiques de l’an 2000. Tout ça aussi a déjà été écrit et publié.
Pourquoi j’en reparle ? Simplement pour un charmant petit détail.
L’épuisement de notre délégation étrangère affamée et manquant de sommeil inspira de la compassion ; ainsi nous fûmes embarqués dans le premier avion en partance, celui de François Mitterrand, qui, comme tous les bons dirigeants politiques, vint saluer ceux qui étaient du voyage.
Nous nous connaissions bien, car, comme je l’ai déjà évoqué, il me téléphonait souvent à Cortone sur un ton affectueux et courtois ; nous avions aussi souvent dîné ensemble à Cortone et à Paris. Il aimait Cortone et moi je représentais Cortone, un coin de sa Toscane inspiratrice. Il était donc tout à fait naturel qu’il s’arrête pour parler avec moi. Je lui présentais donc très sincèrement mes félicitations pour son discours de Toulouse, que je considérais comme une grande intervention historique. Il me regarda en souriant et sortit de sa poche un bout de papier de cinq par six centimètres à peine, sur lequel figuraient quatre lignes de notes seulement, en me disant : « Voici le fond de mon discours. » Je lui répondis en souriant également : « D’accord, mais combien de fois l’avez-vous répété ? » Il se mit à rire, car il connaissait mes réactions spontanées, même dans des situations officielles.
Notre joute verbale s’étant terminée à égalité de points, je lui confirmais que j’étais heureuse d’avoir écouté un discours que je considérais à la hauteur des plus grandes interventions politiques du XVIIIe siècle et au-delà ; ce que je pense encore. Mais comme je ne suis pas formaliste, je me permettais de dépasser la mesure en me risquant de lui demander très calmement, comme à un vieil ami : « Étant donné que votre élection à la présidence de la République française est très importante non seulement pour la France mais aussi pour toute la Gauche européenne, quelles sont, à votre avis, vos probabilités de succès ? »
À ce moment-là, nous nous rendîmes compte tous les deux (où tout du moins, je me rendis compte, car je considère qu’une intelligence et une attention comparables à celles de François Mitterrand ne pouvait en laisser échapper aucun détail anticipé) que tous les passagers de l’avion, comprenant l’équipe présidentielle et les journalistes, écoutaient très silencieusement et attentivement ce que nous disions ; personne ne savait qui j’étais, et le fait que le Président en personne se fût arrêté pour parler avec moi si longtemps engendrait une certaine curiosité.
En l’espace d’un instant, François Mitterrand évalua tranquillement la situation et, sachant que la réponse devait être perçue par tous ceux qui avaient entendu ma question impertinente, il me répondit : « Cette fois, en France, il y a des grandes probabilités. » Il a bien dit « en France », je m’en souviens très bien, et il n’a pas dit « pour moi ».
Après nous être salués, le futur président continua sa tournée de salutations. Un enfant, ou plutôt un jeune homme, assis à côté de moi me regardait attentivement ; il avait entendu la réponse et en était très troublé ; il me demanda qui j’étais, comment se faisait-il que j’étais là et il déclara, à la fois déçu et enthousiaste : « C’est incroyable.Je suis au secrétariat du futur président et c’est la première fois que Mitterrand admet qu’il y a des probabilités de succès, ce qu’il ne nous a jamais dit explicitement, mais il a toujours dit qu’il fallait seulement travailler beaucoup. » Puis le jeune homme continuait à répéter : « C’est incroyable. »
Le retour fut donc un autre tour de force. Mais ça en valait la peine.
J’étais donc devenue, par hasard ou sans rapport de cause à effet (chez Mitterrand, le hasard était exclu du fait de la lucidité de ses prévisions politiques), un moyen de communication permettant enfin de reconnaître la possibilité d’élire en France, comme cela s’est avéré par la suite, un Président socialiste.