François Stasse fut conseiller économique du président François Mitterrand de 1981 à 1984. Il revient sur cette période où des choix décisifs pour l’Europe ont été faits.
Quel rôle l’Europe a-t-elle joué dans les choix économiques de la période 1982-1983 et notamment lors de la crise de mars 1983 ?
François Stasse – Pour comprendre la séquence 1982- 1983, il faut d’abord rappeler que les choix économiques de 1981 ont obéi à une logique de politique intérieure. Il s’agissait, notamment par une forte revalorisation du pouvoir d’achat des ménages à faibles revenus, de montrer que la Gauche accomplissait sa tâche historique et, au passage, de prouver aux électeurs communistes qu’ils avaient eu raison de faire confiance à un président socialiste.
Le problème est venu de ce que cette stratégie politique a été mise en oeuvre à un moment défavorable. En effet, le début des années 80 a été marqué par un fort ralentissement de la croissance dans l’ensemble du monde occidental, notamment en Allemagne, notre principal partenaire commercial. La conséquence de ce différentiel de conjoncture entre une demande française dynamique et une tendance dépressive en Europe et aux États-Unis était inéluctable. Nos exportations ont chuté, tandis que les importations de biens étrangers ont explosé. Le déficit de notre commerce s’est très vite creusé, ce qui n’a pas tardé à mettre en péril la stabilité de notre monnaie.
C’est à partir de ce moment-là seulement que l’ancrage européen de la France a été d’un poids certain. D’abord parce que, tant que nous restions membres du SME (Système monétaire européen), nous étions tenus à une certaine discipline de nos comptes publics, et nos partenaires ne manquaient pas de nous le faire observer, parfois avec vigueur. Cette rude franchise était normale puisque le principe même du SME était que, lorsqu’un des membres était en difficulté, les autres venaient à son secours en lui prêtant l’argent dont il avait besoin pour financer ses déficits. L’autre 1983 : affronter la crise raison de l’importance du choix européen est que le président Mitterrand y tenait beaucoup. C’était un engagement très ancien chez lui, et qui reposait sur des motifs historiques, politiques et culturels profonds.
Les partisans de « l’autre politique », comme on disait alors (décrochage du franc par rapport au SME), ont-ils eu vraiment une chance de l’emporter ?
François Stasse – Oui, le président a longuement réfléchi à cette question. Et ce, à mon avis, pour au moins trois raisons. La première est que, comme tout chef d’État sans doute, il n’aimait pas les contraires. L’idée de ne pas pouvoir mener la politique économique et sociale qu’il souhaitait parce qu’elle était incompatible avec les disciplines européennes auxquelles nous avions souscrit le contrariait vivement. Deuxièmement, il n’avait pas une grande confiance dans les raisonnements économiques. Je suis bien placé pour savoir que, lorsque l’on tenait à lui démontrer, au sens scientifique de ce mot, qu’une sortie du franc du SME aurait un certain nombre de conséquences graves pour l’économie française, il était dubitatif. Il pensait que les facteurs politiques étaient d’un poids supérieur à la raison économique. Enfin, je crois qu’il était lucide sur le fait que le choix de maintenir l’ancrage européen de la France conduirait à modifier le cap économique arrêté en 1981. En sa qualité de stratège de l’Union de la Gauche, qui l’avait porté au pouvoir, il ne pouvait pas être insensible à cet aspect du problème. Il était évident que ce qu’on a appelé le « tournant de la rigueur » en mars 1983 n’était pas la poursuite de la même politique sous une autre forme, contrairement à ce que le discours officiel a dit, mais un véritable tournant.
Cela étant, le Président a quand même choisi l’option européenne. Je pense que la perspective d’une France isolée en Europe lui était insupportable au moment même où la menace soviétique continuait d’exiger la solidarité franco-allemande dont il a fait preuve lors de son fameux discours au Bundestag. J’ajoute, malgré ce que je viens de dire sur sa réticence à l’égard de toute science économique, que je ne crois pas que les partisans de l’« autre politique » aient réussi à le convaincre que cette option lui laisserait les mains plus libres pour atteindre les objectifs économiques et sociaux du programme de 1981. Pour ma part, j’étais convaincu du contraire, et me suis efforcé de lui expliquer qu’une telle « autre politique » susciterait immédiatement un mouvement radical, de défiance de l’ensemble de nos partenaires étrangers avec pour conséquences l’effondrement de notre monnaie, la fuite des capitaux et la nécessité, à terme, d’un changement de cap encore plus rigoureux que celui intervenu en mars 1983.
Quels sont les acteurs qui ont joué le rôle le plus déterminant parmi les ministres, les conseillers ou les amis politiques ?
François Stasse – C’est un épisode qui a été bien évoqué par plusieurs ouvrages, notamment « La Décennie Mitterrand », de Favier et Martin-Rolland. Je n’ai donc rien à ajouter sur le rôle déterminant du Premier ministre, Pierre Mauroy, qui, au moment du choix crucial, a dit au Président que, si l’ « autre politique » était mise en oeuvre, ce serait sans lui. Compte tenu du lien personnel qui unissait Mitterrand et Mauroy, la détermination de ce dernier était essentielle. La conversion de la gauche française à la modernité économique doit beaucoup au courage de cet homme de la France industrielle du Nord. Ses racines sociologiques auraient pu le conduire à des réflexes protectionnistes, ce qui aurait précipité le déclin de la France et de la Gauche. Il n’a pas cédé aux premiers vents du souverainisme. Si le Parti socialiste est aujourd’hui la seule force d’alternance sur l’échiquier politique français, comme ses homologues le sont dans toutes les autres grandes démocraties, c’est en bonne part à la clairvoyance de Pierre Mauroy en cette circonstance qu’il le doit.
Il faut citer aussi, bien sûr, le combat opiniâtre du ministre de l’Économie et des Finances, Jacques Delors, qui a défendu avec toute sa compétence l’opinion de Pierre Mendès-France qu’un grand pays ne peut pas avoir des comptes qui s’abandonnent. Il était dans une position difficile, d’abord parce que tous les ministres se liguent toujours contre celui qui tient les cordons de la bourse, ensuite parce qu’ayant combattu Rocard au congrès socialiste de Metz en 1979, il était censé soutenir la ligne majoritaire du PS qui avait accouché du programme économique inadapté de 1981. Mais il savait bien que, sur le plan des choix économiques à opérer, c’est Rocard qui, dès le début, avait raison. Delors a donc, dès que cela a été politiquement possible, c’est-à-dire à l’automne 1981, plaidé pour une politique économique plus rigoureuse. C’est cette politique qui sera définitivement actée en mars 1983.
Ces deux hauts responsables politiques se sont appuyés sur le travail de plusieurs conseillers de grande qualité, qu’il est impossible de citer tous ici. Je soulignerai seulement, auprès du Premier ministre, l’influence de Jean Peyrelevade, Henri Guillaume, Daniel Lebègue et Hervé Hannoun, ainsi que de celle, auprès du ministre de l’Économie et des Finances, de Philippe Lagayette, Pascal Lamy, Isabelle Bouillot et Jérôme Vignon. Il faudrait aussi citer le rôle de Laurent Fabius, jeune ministre du Budget, qui avait, on le sait, l’oreille du Président, ainsi que celui de ses conseillers, Louis Schweitzer et Patrick Ponsolle. Le travail de toutes ces équipes a pesé dans la balance, notamment parce qu’ils étaient tous du même côté de la frontière qui séparait l’ « autre politique » de celle qui a été choisie en mars 1983. Il faut dire que c’était également le cas des conseillers économiques du Président, qui, à l’exception d’Alain Boublil, conseiller pour les questions industrielles, étaient tous partisans de ce que l’on a appelé la « politique de rigueur ». Il s’agissait de Christian Sautter, secrétaire général adjoint de l’Élysée, Élisabeth Guigou, conseillère pour les questions économiques internationales, et de moimême. Notre point de vue était partagé par les deux plus proches collaborateurs du Président, Jean-Louis Bianco, secrétaire général, et Jacques Attali, conseiller spécial. Je pense que le fait que ses principaux conseillers dans ce domaine aient plaidé pour la même orientation a été d’une certaine importance.
Parmi les partisans de l’ « autre politique », je crois que celui que le Président a le plus écouté fut Jean Riboud. C’était un chef d’entreprise qui avait magnifiquement réussi, en France comme sur les marchés internationaux. Il disait que ce qui fait gagner une entreprise comme un pays, c’est la compétence, l’imagination et le talent de ses cadres et de ses ingénieurs et non pas des concepts économiques abstraits. Par caractère et par intuition politique, François Mitterrand était plus proche de cette manière simple et humaine de voir l’économie que de ce que moi-même ou d’autres pouvions lui dire, et qu’il considérait sans doute comme une vision trop technocratique des choses. Néanmoins, pour des raisons que j’ai indiquées, il n’a pas suivi les conseils de son ami Jean Riboud, qui étaient partagés par bien d’autres.
Quels souvenirs personnels gardez-vous de cette période où vous étiez conseiller économique de François Mitterrand ?
François Stasse – Un livre ne serait pas de trop pour répondre à cette question ! Je me limite donc ici à deux touches de couleur. S’agissant du travail à l’Élysée, je garde le souvenir d’une équipe jeune (nombre d’entre nous avions à peine trente ans), et travaillant dans un climat sympathique, même lorsqu’il y avait des désaccords. S’agissant du fond des choses, j’étais pour ma part obsédé par l’échec économique du Front populaire et, dans une période plus récente, par celui de l’Unité populaire du président Allende au Chili. Je voulais éviter à tout prix que la Gauche commette des erreurs économiques qui lui recolleraient à la peau une image d’incompétence dont elle mettrait encore un demi-siècle à se remettre.