François Mitterrand avait avec l’Afrique une longue connivence. Ministre de la France d’outre-mer en 1950, il avait tissé des liens politiques personnels avec les principaux dirigeants d’Afrique francophone au sud de Sahara.
Il avait réussi à détacher un des principaux rassemblements politiques africains, le RDA, de l’apparentement avec le Parti communiste et avait conclu un accord entre la formation africaine et l’UDSR. Au cours de sa longue carrière ministérielle sous la IVe République, il avait siégé au gouvernement avec plusieurs des futurs chefs d’État africains. Il avait suivi avec intérêt et sympathie la mise en place de la loi-cadre Defferre, qui ouvrait la voie à l’autonomie, puis à l’indépendance de l’Afrique francophone. Ces longues années de proximité et de complicité avaient créé des liens que Mitterrand sut entretenir pendant la traversée du désert après 1958.
Aussi est-ce tout naturellement que le Président reprit langue avec ses collègues, dont certains étaient encore en place, dont d’autres avaient été les disciples, les successeurs. Ayant accompagné François Mitterrand en Afrique à plusieurs reprises, je puis témoigner de la facilité avec laquelle ces relations se renouaient dans la conversation, dans les souvenirs évoqués, mais aussi dans l’analyse des problèmes politiques de l’heure, africains et français.
Car Mitterrand avait en face de lui de fins connaisseurs de la France, de son histoire, de sa géographie, et notamment de sa géographie électorale. Un Amadou Ahidjo se passionnait pour nos élections cantonales et connaissait le problème du découpage des circonscriptions électorales françaises aussi bien que le ministre français de l’Intérieur.
Dans ces voyages africains, Mitterrand faisait preuve d’une patience et d’une résistance exceptionnelles. Lorsque nous cherchions à alléger un programme trop chargé, à éviter un discours sous un soleil de plomb, il refusait toujours. Il avait une fonction ; il se devait de la remplir avec scrupule et exactitude.
Cette familiarité se doublait d’une fidélité en amitié à laquelle, on le sait, François Mitterrand tenait par dessus tout. Or certains de ses amis se trouvaient dans l’opposition, voire en prison. Mitterrand ne ménageait pas sa peine pour les faire élargir et y réussissait.
En 1981, le Président choisit pour la Coopération un jeune ministre dont il connaissait le tempérament, les orientations tiers-mondistes, la position sur la défense des Droits de l’homme. En tandem avec Claude Cheysson, nous ne mettions pas le drapeau dans la poche. Dès avant la transmission des pouvoirs, j’accompagnai Cheysson à une réunion organisée par l’ONU sur l’apartheid, à Paris, pour marquer notre solidarité.
Le discours était clair. La pratique le fut aussi, notamment sur la question d’Afrique du Sud, mais encore à propos de la violation des Droits de l’homme au Chili et en Haïti. En Afrique, j’eus à l’occasion des discussions longues et difficiles avec Mobutu ou Sekou Touré sur le sujet. François Mitterrand approuvait ces initiatives ou, du moins, les tolérait.
Car François Mitterrand tenait à une certaine image de la France, solidaire, internationale. Il en exprima avec force le dessein à Mexico, puis à Cancun. Il en accepta la conséquence budgétaire, c’est-à-dire l’augmentation très sensible des crédits de la Coopération et leur affectation aux nations le plus démunies, les « pays les moins avancés », pour citer l’euphémisme des Nations unies. Il reprit à son compte la notion de codéveloppement, qui inspirait notre politique quotidienne.
Au demeurant, mes relations personnelles avec les dirigeants africains ne posaient pas de problème politique. La politique suivie ne faisait pas plaisir à tout le monde. À mes yeux, elle permettait d’assainir certaines relations et de mettre en place une relation plus rationnelle au bénéfice des deux partenaires. Nous n’eûmes aucune crise avec nos interlocuteurs pendant cette période. Et je crois que nous préparions ainsi l’avenir sur des bases plus solides, avec une nouvelle génération de responsables africains qui arrivaient au pouvoir.
François Mitterrand aurait été heureux d’en rester là, de maintenir les deux fers au feu, de défendre les valeurs de liberté et de solidarité qui étaient les nôtres et, en même temps, de faire plaisir à ses amis, de rester fidèle à ses anciens complices du temps de la France d’outre-mer. Mais vient un moment où il faut choisir. J’étais persuadé que la coopération française devait évoluer, s’inscrire davantage dans un cadre panafricain, se défaire de certains comportements peut-être justifiés autrefois, mais qui n’avaient plus lieu de subsister. Je croyais qu’il fallait mieux ancrer la coopération dans les relations extérieures de la France, dont elle est un volet. En d’autres termes, je pensais qu’il fallait normaliser, banaliser la relation francophone, tout en lui conservant une priorité pour des raisons évidentes.
François Mitterrand n’était pas persuadé de cette démarche. Les chefs d’État d’Afrique francophone tenaient à conserver leurs petites habitudes, leur « guichet spécial », leur cassette. Ils le faisaient savoir à l’Élysée. Mitterrand voyait la logique de ma position et me laissait engager la réforme du ministère de la Coopération, mais il comptait la reprendre en main lors de l’arbitrage final. Or il n’y eut pas d’arbitrage, puisque Cheysson, Delors et Mauroy étaient d’accord avec moi. La réforme du ministère fut décidée avec un Président en retrait. Quelque chose était brisé dans la nécessaire relation de confiance entre le Président et son ministre.
On connaît la suite. François Mitterrand décida de retirer mon fer du feu. Certaines des politiques engagées furent poursuivies. D’autres réapparurent avec le discours de La Baule ou avec la réforme définitive du ministère. Le rythme des réformes acceptables ne coïncide pas nécessairement avec le temps de l’action politique. C’est une banalité que de le constater.