Loin de se contenter de copieuses lectures, François Mitterrand cherche à fréquenter d’aussi près que possible les auteurs contemporains. Au cours de son existence, il se bâtit donc un réseau très serré de fréquentations littéraires, démontrant un talent certain pour la conversation et la séduction. Le premier cercle est celui des quelques écrivains dont le charme excède la littérature pour se confondre avec l’amitié. Bien avant 1981, ce sont les hasards de la vie et des amitiés qui le font rencontrer ceux dont l’attachement sera le plus durable. Parmi eux, Marguerite Duras, Françoise Sagan ou encore Paul Guimard et son épouse Benoîte Groult…
Marguerite Duras, il l’a connue dans les circonstances très particulières de l’Occupation et de la Résistance. L’un et l’autre ont raconté la journée tragique au cours de laquelle Robert Antelme, le mari de la jeune femme, fut arrêté par la Gestapo, puis l’heureux hasard qui le fit retrouver, mourant, dans un camp de déportés par François Mitterrand en 1945. L’attachement de ces deux figures historiques ne relève pas seulement de la littérature. Mais il semble que Mitterrand a toujours apprécié les oeuvres de Marguerite Duras, pourtant peu classiques dans leur forme. S’il n’a jamais renié sa fidélité pour l’écrivain, il pouvait parfois être désarçonné par les brutales embardées de sa conversation, comme le montrent les entretiens publiés en 1986 par L’Autre Journal, et que le Président refusa de voir paraître en livre.
L’amitié pour Françoise Sagan relève d’un autre registre. À ses débuts, elle n’est pas cataloguée comme un écrivain « de gauche ». Croquée par François Mauriac comme un « charmant petit monstre », elle porte longtemps une réputation de jeune femme impertinente et frivole qui ne semble pas faite pour attirer le leader de la gauche socialiste. Selon Danielle Mitterrand, c’est avant tout « le goût de la provocation » qui intéresse son mari chez l’auteur de Bonjour tristesse. Pour Roland Dumas, c’est aussi la « fragilité » du personnage qui a pu séduire le leader socialiste. De son côté, l’écrivain décrit son ami comme « un homme charmant, très amusant. Nous parlions des gens, de l’amour, de l’histoire ». Elle fait remonter sa première rencontre avec lui à 1979, date à laquelle elle aurait « d’instinct » rejoint la gauche. Sur le seul plan de la chronologie, c’est pour le moins étonnant quand on sait que Françoise Sagan est apparue dans les salons parisiens (dont celui de Violet Trefusis, que fréquentait Mitterrand) dès 1954, après le succès foudroyant de son premier roman. En ce qui concerne la période postérieure à 1979 en tout cas, la fréquence de leurs rencontres, déjeuners ou déplacements à l’étranger, est avérée par les archives.
Ayant lu et aimé Les Choses de la vie, François Mitterrand a souhaité connaître Paul Guimard, comme il l’a fait pour beaucoup d’autres romanciers. Très vite les deux hommes deviennent de véritables amis. Le politique apprécie l’humour de l’écrivain. Et ils se retrouvent régulièrement pour déjeuner, comme de vieux complices. Dans l’entourage mitterrandien, l’écrivain est décrit comme un hédoniste désintéressé qui, un temps associé aux affaires de l’État comme conseiller culturel en 1981, se détache après quelques mois de cette fonction.
On aura compris que le Président ne rate pas une occasion de rencontrer des auteurs de livres qu’il a aimés, mais aussi ceux qui sont « à la mode ». L’examen de la correspondance présidentielle montre qu’avec lui tout écrivain a une chance d’obtenir une réponse à une demande d’entretien. Pêle-mêle, on y découvre des requêtes de personnalités les plus diverses et les plus inattendues : elles relèvent du secret de la correspondance privée. Grâce à ses conseillers ou ses proches, le nouveau Président dispose d’un formidable réseau privé de « médiateurs » qui lui permettent de multiplier les rencontres sans trop empiéter sur le lourd agenda de ses obligations : Frédéric Dard (via Jacques Attali), Jean Genet (via Roland Dumas), René Char (via la famille Védrine), Ernst Jünger (via Pierre Morel)… Les membres de son entourage, notamment Lang, Attali, Dumas, Badinter, Kiejman, Bergé, et les conseillers culturels sont en « compétition » (selon le terme de Sophie Bouchet) pour faire connaître au Président ceux qu’il ne connaît pas et organiser des déjeuners.
Pour la période des deux septennats, les archives de l’Institut François Mitterrand signalent plus de 200 audiences d’écrivains et intellectuels (compte non tenu des rendez-vous privés). En majorité, ce sont des déjeuners restreints, de deux à quatre invités, avec parfois un conseiller. Parmi les plus assidus, on relève Christine Arnothy, Edmonde Charles-Roux, Annie Cohen, Marguerite Duras, Claude Mauriac, Claude Roy et Michel Tournier. Parmi les étrangers, Garcia Marquez, Jünger, Yachar Kemal figurent en bonne place. Laure Adler a elle-même organisé certains dîners et explique : « Il existe deux tables du Président à l’Élysée. Celle des appartements privés détient le hit-parade des tables de charme : service plutôt décontracté, à la bonne franquette, nombre de convives limité, cuisine légère mais copieuse, signe particulier : écrivains et membres de la famille souvent invités. » Le déjeuner est d’abord l’occasion de retrouvailles. Il apprécie également la coutume du petit déjeuner.
Il lui arrive aussi de se déplacer jusqu’au « milieu naturel » de quelques « monstres sacrés » de l’écriture. Les escapades en hélicoptère se déroulent parfois en compagnie d’un témoin, comme si cette pratique présidentielle devait toujours rester publique. Erik Arnoult a raconté dans son roman Grand amour une visite à Michel Tournier, un familier du Président, qui tourne à la conversation savante sur Zola et déride le chef de 1’État. Un exemple de rencontre ratée est évoqué par Régine Deforges : « On était allés en hélicoptère déjeuner avec Cioran. Ça c’est très mal passé. Il tenait des propos inadmissibles sur la guerre. Tout le monde était très gêné. Comme il était très vieux, personne n’osait lui répondre. Je me souviendrai toujours de ce désarroi dans les yeux de François Mitterrand. » Les voyages officiels fournissent aussi l’occasion d’ajouter un ou plusieurs écrivains à la liste des invités personnels, avec qui le Président aura soin de se ménager des entretiens. Et selon la destination, il veillera à rencontrer les écrivains étrangers qu’il apprécie. Jean Daniel évoque une visite en 1981 à Mexico : « Nous avions pris le petit déjeuner avec Garcia Marquez, Carlos Fuentes, Octavio Paz et plusieurs autres créateurs latino-américains de renom. François Mitterrand était heureux. L’état de grâce lui permettait de porter haut les couleurs du socialisme français devant ces hommes qui parlaient le langage de son coeur. »
À Paris, les conversations présidentielles avec des interlocuteurs liés au milieu de l’édition parisienne comportent toujours un passage en revue des petites intrigues des prix littéraires, des transferts et autres micro-événements. Et lorsqu’un de ses conseillers est lui-même à la une de cette actualité littéraire, il va sans dire qu’il suit l’affaire de près, quand bien même elle serait sans commune mesure avec celles de l’État. C’est ce qu’illustre une anecdote racontée par Erik Orsenna : « Mitterrand était passionné par ces questions littéraires, et aussi par les “magouilles” littéraires, parce que c’est un peu la politique… Le matin du Goncourt il m’appelle en me disant que la journée serait importante pour moi, en sous-entendant que j’avais mes chances… J’étais tranquille parce que je venais d’avoir le Renaudot. J’étais ravi parce que j’avais toujours été second, dans ma scolarité. Et j’ai eu le Goncourt, ça l’amusait. »
Dans ce rapport aux lettres assez exceptionnel, l’on est parfois bien en peine de dire si tel ou tel geste relève de la vie privée, de la vie politique, ou encore de l’instrumentalisation des contacts littéraires à des fins politiques. Selon Hubert Védrine, il faut distinguer dans la chronologie mitterrandienne une première période (des années 1930 aux années 1950) pendant laquelle François Mitterrand se cherche et profite de toutes les occasions pour rencontrer des écrivains qu’il admire, sans aucune arrière-pensée, et une deuxième période d’instrumentalisation des contacts qui commence après 1962. Cette analyse est contredite par Régis Debray. Cet ancien conseiller culturel devenu très critique envers le Président estime que les contacts littéraires du Président n’ont aucune incidence politique et ne servent que son propre délassement. Cette position est paradoxale et intéressante, puisque Debray passe justement pour avoir été l’un de ces « médiateurs » littéraires et intellectuels du Président. Il s’en explique ainsi : « Les deux premières années à l’Élysée, j’organisai à son intention des déjeuners non de parade, mais de travail regroupant par thèmes précis quelques “grands intellectuels”. Méfiant, craignant qu’on ne lui refile un a priori entre poire et fromage, il éludait toute discussion de fond. Résultat : des mondanités prétentieuses, ni rentables, puisque sans photographes, ni profitables, puisqu’ “on verra bien le moment venu”. Et on en revint à l’agréable, Françoise Sagan, Antoine Blondin, François-Marie Banier – style, anecdotes, charme et causticité, les vraies racines. (…) J’avais échoué. » Dans ces déjeuners, François Mitterrand attendait avant tout des écrivains qu’ils lui parlent de leur métier, pas du sien. Ce qui ne veut d’ailleurs pas dire qu’il ne les fréquentait que par un goût désintéressé… Les positions à fronts renversés d’Hubert Védrine et de Régis Debray éclairent donc la complexité de la question : où situer ici la frontière entre privé et public ?