Au mois de septembre 1978, François Mitterrand participait à l’émission « Apostrophes » de Bernard Pivot avec, comme invités, Michel Tournier, Paul Guimard, Patrick Modiano et Emmanuel Le Roy Ladurie. C’était à l’occasion de la sortie de son livre « L’Abeille et l’architecte ». Extraits.
Bernard Pivot – Cet ouvrage est la suite de La Paille et le grain, une chronique qui couvre les années 1975 à 1978.
François Mitterrand – Le terme « chronique » a été choisi par l’éditeur, je l’ai accepté bien qu’il ne recouvre pas tout à fait ce qu’est vraiment cet ouvrage. Pourquoi ? Parce que je suis un homme politique. Et, parce que je suis un homme politique, lorsque je parle des événements, il me faut faire un tri dans les sujets que je puis me permettre d’aborder. En tant que chroniqueur, il me serait interdit d’en oublier, au risque de passer pour négligent. Donc, délibérément, je n’aborde pas quelques événements très importants – je pense notamment à la visite de Sadate à Jérusalem. C’est pourtant un événement qui m’a passionné, dont je parlerai un jour ou l’autre. J’écris quand j’ai envie d’écrire, sur le sujet qui, sur le moment, m’inspire. (…) Ce n’est pas non plus un journal intime. Alors voilà : c’est un peu entre les deux…
Vous écrivez effectivement : « Je me méfie de la chronique, ce genre qui n’en est pas un, à michemin entre journalisme et littérature. Celui qui s’y adonne me fait penser à ces coureurs de quatre cents mètres, cette fausse distance olympique, qu’on appelle (…) le sprint long. On y souffre, pris entre le besoin d’aller vite et de garder le souffle. L’air vous manque le plus souvent. »
François Mitterrand – Je veux dire simplement que la chronique présente, sur le plan littéraire, l’énorme danger de s’en tenir à un seul fait, à une seule idée, sans aucun prolongement, et qu’un livre composé de chroniques risque d’être d’un genre mineur parce que ne permettant pas à l’écrivain, à aucun moment, d’aller au bout de son propos.
Tout le monde sait – et vos adversaires politiques le reconnaissent – que vous écrivez très bien. Mais j’ai eu la curiosité de mettre le nez dans vos ouvrages plus anciens et je me suis aperçu que vous écrivez de mieux en mieux. Est-ce que vous faites davantage attention maintenant ? Est-ce que vous raturez plus ?
François Mitterrand – Bien écrire, qu’est-ce que cela veut dire ? J’écris peut-être de mieux en mieux : c’est vous qui le dites. (…) Si c’est vrai, c’est parce que je suis de plus en plus libre. Pendant longtemps, j’ai été quelqu’un qui écrivait en pensant que, derrière mon dos, le professeur ou le critique littéraire allait tout de suite mettre le doigt sur la quasi-erreur de français, sur la mauvaise tournure. Ce sentiment d’être examiné me glaçait. C’était peut-être, d’ailleurs, de l’orgueil mal placé. Je me sens de plus en plus libre. À compter du moment où j’écris ce que j’ai envie d’écrire, sans tenir compte de la bienséance ou des intérêts très généraux, je pense que ce que j’écris s’en ressent. Je suis plus libre et c’est meilleur.
Ce qui vous intéresse, vous le dites dans votre ouvrage, c’est l’économie du mot. Et vous ajoutez : « Je suis et reste de ma province, mon écriture s’en ressent comme on a un accent. »
François Mitterrand – Oui, je crois que je ne suis pas amateur de bavardage. (…) Dès lors que je m’aperçois que l’écrivain s’attarde au lieu de dire ce qu’il a à dire, dans la langue de notre pays, telle qu’on l’emploie, j’ai tendance à penser qu’il s’évade et que ce n’est pas un très bon écrivain.
À qui donc pensez-vous ?
François Mitterrand – À un écrivain qui est mort aujourd’hui. Disons tout bonnement que j’applique ce jugement à Malraux. Et je sais qu’aussitôt cela fait scandale. Naturellement. D’autant plus que je reconnais à Malraux d’autres immenses qualités. Mais j’ai l’impression que toute une partie de son oeuvre, c’est du remplissage, de l’éloquence. Qu’un homme politique se méfie de l’éloquence dans un livre peut paraître paradoxal mais c’est parce que j’ai besoin, moi-même, de me gendarmer contre mon propre tempérament qui deviendrait vite éloquent. Écrire de façon éloquente ou oratoire a le don de m’exaspérer. Alors je suis vigilant. Mon style devient peut-être alors trop cursif, trop court par souci de lutter contre ce qui serait un défaut naturel.
Vous raturez beaucoup ?
François Mitterrand – Oui, beaucoup. Je ne suis pas de ceux qui écrivent d’un jet des pages admirables.
Vous devez donc souffrir.
François Mitterrand – Je ne sais pas si j’écris des pages admirables, mais je souffre toujours beaucoup.
Qu’est-ce qui l’emporte dans l’acte d’écrire : la souffrance ou le plaisir ?
François Mitterrand – N’exagérons rien. C’est difficile. C’est dur. Je suis quelqu’un qui, devant la page d’écriture, prête beaucoup d’attention. Je ne tire pas la langue… Non… Cela ne se passe pas comme cela. Mais je suis très attentif, très critique à l’égard de moi-même. Je ne dis pas du tout que ce que je publie me contente absolument, mais s’il n’existe pas un certain rythme intérieur traduit par mon langage écrit, alors je ne publie pas. (…) Mais ne parlons pas davantage de moi et de ma façon d’écrire, il y a tellement de grands écrivains qui méritent bien mieux que moi de s’exprimer à ce sujet. Disons que, puisque vous me posez la question, pour moi écrire correspond à une nécessité intérieure. J’aime écrire.
Michel Tournier – Tous les écrivains écrivent de mieux en mieux. Ils ont toute leur vie pour cet apprentissage.
François Mitterrand – C’est, je crois, une remarque importante, parce que réussir dans ce que l’on fait consiste à parvenir à une plus grande maîtrise. Et cette plus grande maîtrise ne peut être que le résultat d’un immense effort, d’un formidable effort d’application, d’une patience infinie. Et cela s’acquiert avec la vie. Mais vous me direz : et Rimbaud ! Naturellement. On peut aussi prétendre le contraire. Et dire que certains écrivains sont parvenus très vite à s’exprimer très bien. (…)
Comment pouvez-vous apprécier un romancier comme Michel Tournier qui est si peu rationnel ?
François Mitterrand – J’ai d’abord été dérouté, notamment par Vendredi ou les limbes du Pacifique. Cela va vous paraître bizarre : je ne comprenais pas toujours ce que voulait dire l’auteur. Cette lecture, cette découverte avait en même temps pour moi un réel attrait. Je ne suis pas fait de telle façon que je me dis c’est moi qui ai raison lorsque je ne comprends pas. D’autant plus que je me suis rendu compte ensuite que Michel Tournier était un écrivain au deuxième ou au troisième degré. (…) Je ne suis pas critique littéraire, je ne veux pas trancher de tout, mais je vais employer une expression qui va peut-être choquer Michel Tournier ou qui l’étonnera : si cette école de pensée ou d’écriture existait aujourd’hui dans le roman, il serait un écrivain symboliste. Et c’est ce qui m’a intéressé.
Autre romancier : Patrick Modiano. Vous l’avez invité pour deux livres : Rues des boutiques obscures et Interrogatoire par Emmanuel Berl.
François Mitterrand – Que dire. J’ai connu Berl assez tard. J’avoue avoir eu beaucoup d’admiration pour ce qu’il écrivait. Plutôt pour ce qu’il disait ou voulait dire avec, de temps en temps, des pages de grand style. Sa richesse d’imagination, de culture me paraissait exceptionnelle, rare dans notre temps. Cela pouvait être un Voltaire, cet Emmanuel Berl, sensible en plus. Je l’ai connu dans son grand âge et nous avons, je crois, éprouvé un sentiment d’amitié mutuelle… Et puis je suis tombé sur ce livre Interrogatoire d’Emmanuel Berl de Patrick Modiano. J’ai aussitôt accroché. Et c’est la raison pour laquelle je me suis lié, sans le connaître, d’une certaine façon, à Modiano. À travers Berl.
Terminons l’émission avec le grand large, avec Paul Guimard et L’Empire des mers. Vous intéressez- vous à l’océan ?
François Mitterrand – Je m’intéresse à Paul Guimard, non seulement parce que c’est un ami, mais aussi un écrivain, je crois, de premier rang. Mais je m’intéresse aussi à la mer, par imagination. Je suis essentiellement terrien, mais je rêve d’être marin. Je ne le serai jamais. Je m’en veux parce que j’imagine que l’arrivée dans un port, dans une île grecque par exemple, cela ne doit pas être mal. Donc, il y a le magnétisme, la fascination de la mer. Sans compter nos conversations avec Paul Guimard : nous avons passé des soirées à imaginer qu’un jour nous irions faire le cap Horn… Nous avons même acheté des ouvrages sur le cap Horn. Lui est capable d’y aller sur son bateau. Pas moi. « L’empire des mers », voyezvous, c’est la dimension de l’espace. (…) Il y a là une donnée littéraire qui m’attire, absolument. Comme la lumière dans la nuit avec tous ses insectes autour… Il me semble que cette dimension littéraire est nécessaire, au-delà de la littérature, qu’elle est nécessaire à la vie des hommes dans la société d’aujourd’hui. Ils étouffent, ils manquent d’air.