À l’automne de 1974, François Mitterrand rend une première visite à Henri Guillemin à La Cour des Bois, hameau du Mâconnais. L’écrivain lui fait découvrir un texte de Jaurès sur la mort de Tolstoï et ses ultimes méditations : la finitude humaine, le secret des constellations, les mystères de l’au-delà. Puis ils causent de Lamartine qui parcourut les chemins alentour : Milly, Bussières, Cormatin. « Un homme pour de bon » disait Guillemin du poète.
Le 5 septembre 1976 France Culture diffuse un long entretien qu’Emmanuel Berl avait souhaité avec François Mitterrand. S’y entrechoquent l’argent et le bonheur, le passé des villages et l’essor des villes, le socialisme et la solitude des hommes, l’amour des arbres et l’éducation européenne dans un dialogue simple où le futur Président affirme, pour conclure, la nécessité de marier politique et culture.
Le 21 novembre 1984, Henri Thomas est reçu à déjeuner à l’Élysée en compagnie d’Ernst Jünger. D’un côté, l’un des romanciers français les plus secrets, qui évoquait Melville en ces termes (comment son hôte ne l’eût point entendu ?) : « Un homme seul, aux écoutes de la terre et de la mer, et qui trouve au plus lointain, sur les confins du réel et de la fiction, ce qu’on peut nommer sa vérité, c’est-à-dire les grandes images où le drame personnel cesse d’être subi. » De l’autre, le grand soldat-philosophe contesté, entomologiste et collectionneur de sabliers, chantre des désastres et des bienfaits du monde technique.
Plus tard, François Mitterrand écrira dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung un éloge pour les 100 ans de Jünger qui surprendra les Allemands. Il publiera un hommage à Guillemin au lendemain de sa mort. Il veillera personnellement à ce que Thomas, malade et privé de ressources, puisse se retirer à la « résidence de Tiers-Temps », à Paris, pour y vivre ses derniers moments.
J’ai retenu ces trois rencontres, ces quatre noms – il y en eut tant d’autres ! -, car elles me semblent illustrer des qualités que François Mitterrand recherchait chez ses interlocuteurs écrivains et les plaisirs qu’il goûtait à leur commerce.
Il aimait ceux qui se tiennent à l’écart, qui s’éloignent du bruit, des honneurs et des salons, dont l’oeuvre défie les modes et rejette les systèmes.
Il appréciait que, dans leurs livres, la vérité se cherche comme un équilibre entre des tensions contraires : adhésion à la vie et résistance à ses fatalités, respect des puissances de la nature et croyance en l’histoire, sens de la matière et sens du sacré, scepticisme et espérance en une survie de l’esprit.
Il prisait l’entre-deux de la pensée et du poème, la fiction qui se nourrit du réel mais qui en atteint, par la poésie, les couches les plus profondes. Un intérêt particulier le portait vers les auteurs qui interrogent l’énigme du temps – « le mur du temps » comme aimait à dire Jünger.
Par-dessus tout, peut-être, l’homme qui louait à la fois Voltaire et Lamartine, Casanova et Hugo, poursuivait sa quête d’une alliance de la raison et des sentiments, des lumières de la justice et des ombres de la passion, du savoir victorieux et des désirs obscurs. Comment, à la fin d’un siècle marqué à la fois par les dérives totalitaires du rationalisme et par les excès des nouvelles sciences de l’inconscient, inventer pour le futur une entente du romantisme et de la liberté ? Dans ce souci d’une « humanitas » moderne, François Mitterrand choisissait les partenaires de ses dialogues parmi les « décalés », les « contradictoires », les « anachroniques » qui attiraient souvent les querelles ou les méconnaissances mais qu’unissait, en une sagesse non résignée, la même intraitable volonté de penser en même temps le monde ici-bas, le ciel étoilé, et les abîmes du coeur et de la mort.
Et de sa voix de confidence, il leur disait Montaigne : « Les livres, c’est la meilleure munition que j’ai trouvée à cet humain voyage.