Vous n’avez que trente six ans quand vous êtes choisi par un jury présidé par l’architecte Pei pour construire la Grande Bibliothèque. N’avez-vous pas été intimidé par la hauteur du défi ?
Dominique Perrault – Dans cette affaire, ma jeunesse a été pour moi une force. Celle-ci résidait en particulier dans le fait d’ignorer ce qui m’attendait. Je faisais alors partie des espoirs français, j’avais déjà quelques belles réalisations à mon actif, mais c’était le premier concours international que je gagnais.
Je me suis aussitôt jeté dans le travail avec un enthousiasme qui n’était pas alors tempéré par l’expérience. C’était la première fois que j’abordais un projet aussi vaste et impressionnant. Je me sentais libre. J’étais loin du monde politique, je n’étais pas partie prenante dans le monde de la recherche, et leurs turbulences. C’est, je crois, quelque chose que François Mitterrand a perçu et qui le rassurait quant à la bonne marche de ce projet. Il m’a souvent dit : « Il y a la mer et il y a les vagues. Vous, vous êtes la mer, moi je m’occupe des vagues. »
Des vagues il y en a eu. Pendant la première année, alors que vous êtes au cœur de votre travail, on entend ici et là que des incertitudes demeurent, quant au montant financier global, par exemple. Cela ne vous complique-t-il pas la tâche ? Comment travailler dans une telle ambiance ?
Dominique Perrault – Je crois, pour bien comprendre, qu’il convient de replacer l’apparition de ce projet dans le contexte de l’époque. Outre le fait que François Mitterrand se soit montré particulièrement protecteur, très présent, le fait qu’il ait disposé de deux mandats a été déterminant. Par ailleurs le succès des « grands travaux » du premier septennat a porté ce projet de Grande Bibliothèque en même temps qu’il a suscité une capacité de maîtrise d’ouvrage de très haut niveau.
Nous étions accompagnés par quelques grands commis de l’État qui avaient tiré toutes les leçons des projets du premier septennat, qui ont organisé une maîtrise d’ouvrage, avec des hommes de grand talent, comme Serge Goldberg et Émile Biasini par exemple. J’étais donc entouré d’hommes d’une grande expérience et qui avaient la confiance du Président. Sans eux, je n’aurais pas réussi. Lancer le chantier sans délai, aménager le terrain, creuser le trou, en évacuer l’eau pendant que je produisais des quantités de plans et de documents pour un programme qui ne cessait d’évoluer. Fort heureusement la liaison entre la maîtrise d’ouvrage et la maîtrise d’œuvre a fonctionné au quotidien d’une manière exceptionnelle. C’est certainement un des secrets de la réussite de ce projet.
Précisément, les évolutions de ce programme n’étaient-elles pas une gêne pour la créativité de l’architecte ?
Dominique Perrault – Non, parce que l’objectif final n’a jamais varié. François Mitterrand parlait assez peu d’une bibliothèque, il souhaitait un lieu d’étude. Et plus le projet avançait, plus il se montrait intéressé par « le » lieu où les lecteurs allaient travailler. D’ailleurs, cette notion d’abbaye, de cloître, avec des matériaux bruts, dont le luxe réside dans leur nature et non dans la facture, répond à cette question principale : « Dans quel environnement symbolique et sensible les lecteurs allaient-ils y vivre ? » Cette réalisation diffère de tous les autres grands travaux de l’époque en ce sens qu’elle a été conçue d’emblée comme un don de la nation à sa population. Elle n’est effectivement pas rentable et ne peut pas l’être.
Par ailleurs, c’est un lieu dans lequel les gens viennent pour travailler, durant des heures, sur de longues périodes. Ce n’est pas comme un musée. Un musée se visite, épisodiquement. La Grande Bibliothèque est essentiellement conçue, voulue comme un lieu de travail et de recherche. Cette notion de lieu d’étude, posée dès l’origine, était d’une grande clairvoyance. Elle permettait en effet de se projeter dans l’avenir, d’accueillir aujourd’hui la perception qu’en avait alors Jacques Attali, avec l’introduction du numérique. Elle a permis de faire la liaison entre le patrimoine et les technologies nouvelles.
Quand le public prend connaissance du projet, ses quatre tours, ses arbres, les critiques sont nombreuses et parfois virulentes.
Dominique Perrault – Effectivement. Mais si l’architecture a alors été mise en cause, c’est parce qu’à ce moment-là elle seule avait une réalité. Un certain nombre de chercheurs ont effectivement émis des critiques mais tout s’est calmé à partir du moment où l’un d’entre eux a été nommé à la direction de ce projet. En fait, plus profondément, il était clair que François Mitterrand avait entendu les chercheurs, en ce sens que ceux-ci réclamaient depuis longtemps de nouveaux lieux de stockage, de meilleures conditions de conservation, des possibilités d’accès accrues.
Sur tous ces aspects, la Bibliothèque nationale était alors à son point de saturation depuis des années et il y avait urgence à traiter ces graves problèmes. Avec ce projet, François Mitterrand répondait donc à tous leurs besoins mais, en même temps, il bouleversait également des habitudes solidement ancrées et finalement peu favorables au développement de la recherche. Il donnait à ce lieu d’étude une dimension nouvelle en même temps qu’il l’ouvrait davantage sur le monde. Le résultat est probant puisque la Grande Bibliothèque accueille maintenant plus d’un million de lecteurs chaque année.
François Mitterrand a continué à vous soutenir. Il vous fallait sans doute le convaincre.
Dominique Perrault – Ce qui m’a le plus frappé chez François Mitterrand, c’est son regard pendant que je lui parlais. J’ignore s’il écoutait vraiment tout ce que je lui disais, mais il me scrutait. Il me posait des questions et pendant je lui apportais mes réponses, je crois qu’il mesurait surtout et principalement ma force de conviction.
Par exemple, lorsqu’il y a eu cette discussion pour savoir s’il fallait réduire la hauteur des tours, après que je lui ai donné mon point de vue, il m’a seulement dit : « Vous êtes convaincu, faites-le. » Avec lui, j’oubliais l’homme politique, parce que je me trouvais face à un homme de projet, avec toute son ardeur, avec aussi de l’impatience du fait qu’à ce point de son histoire le temps lui était nécessairement compté. Il avait un sens aiguisé de la présence de l’œuvre, de la perspective, de la monumentalité. Il l’a encore manifesté le jour de l’inauguration. Un parcours de visite avait bien sûr été prévu et soigneusement balisé. Dès son entrée, il m’a pris par le bras et m’a entraîné hors de ce parcours pour aller voir la Seine du haut de l’esplanade. Il est clair qu’il avait une vision du territoire et de l’urbanisme qui était stratégique et très politique.
Le choix du site ne vous a-t-il pas posé problème dans la mesure où il était en discontinuité par rapport à la ville ? Ce n’était qu’une vaste friche.
Dominique Perrault – Non. J’ai été immédiatement concerné. Avant la Grande Bibliothèque, tout ce que j’avais construit était en banlieue. Ce site présentait en fait de larges possibilités de développement, un avenir. Tout d’abord parce qu’il a permis de construire un bâtiment qui représente à peu près trois fois le volume du Centre Georges-Pompidou.
Par ailleurs, alors que tous les autres grands travaux de François Mitterrand se sont inscrits dans des lieux qui sont liés à l’histoire, il s’agissait, à cet endroit, d’un acte fondateur qui devait entraîner la création d’un nouveau quartier de Paris. Il y a d’ailleurs eu à l’époque un débat autour de l’emprise territoriale de la SNCF dans le prolongement de la gare d’Austerlitz. Il était alors question de déménager cette gare ce qui aurait libéré le foncier occupé par les voies ferrées. La SNCF a tergiversé et finalement ce scénario n’a pas été mis en œuvre. Il est regrettable qu’on n’ait pas profité davantage de cette chance pour tisser autour de la Grande Bibliothèque, ce bâtiment très ouvert, un quartier qui aurait dû se caractériser par une grande diversité architecturale, une certaine liberté de formes urbaines.
Le fait que cette réalisation soit inscrite dans une commande publique ne limitait-il pas la créativité ?
Dominique Perrault – Au contraire, la commande publique était une garantie de créativité. Elle souffre moins de l’arbitraire que la commande privée mais, surtout, elle libère une ambition plus grande. À cette époque il y avait cette grande ambition. Le maître mot était alors l’irréversibilité du projet. Personne n’aborde plus ce genre de réalisation avec cet état d’esprit. Un exemple : il a été question un moment de laisser vitrés les étages supérieurs des quatre tours. Ils n’auraient été fermés que par la suite, à mesure qu’on les aurait remplis. Cette hypothèse a été formellement refusée par François Mitterrand qui voulait que tout soit achevé selon les plans initiaux pour que, par la suite, personne ne vienne dénaturer la conception d’ensemble, par manque de volonté politique ou par opportunisme budgétaire. Il tenait absolument à ce que l’ouvrage soit livré dans un état qui devait en rendre l’aspect et l’usage irréversibles. Personne n’aborde plus ce genre de projet avec cette volonté.