Interview de François Mitterrand, le vendredi 14 avril 1995, Bernard Pivot reçoit François Mitterrand dans son émission « Bouillon de culture » sur France 2. (Extraits)
(…) Dès le début de votre premier septennat, vous créez à l’Élysée un petit comité de quatre personnes chargé de réfléchir aux grands travaux et parmi eux, il y avait un de vos amis, l’écrivain Paul Guimard, et qui a dit, dès cette époque, qu’avec ces monuments, vous vouliez, je le cite, « griffer le temps ».
François Mitterrand – C’est une jolie histoire, c’est une belle expression ! D’ailleurs, en général, ce qu’il écrit est bien écrit. Ce n’est pas le problème, Paul Guimard m’a beaucoup aidé, comme quelques autres. (…) J’habite Paris depuis déjà longtemps, quoique je sois un provincial invétéré, j’étais choqué par la manière dont était organisé le Louvre. J’en ai parlé avec un de mes amis, qui lui-même était aussi passionné que moi, même peut-être plus encore, pour ces choses, Louis-Gabriel Clayeux, qui a fait partie du petit groupe en question et il m’a dit : « Il faut absolument que le ministère des Finances quitte les locaux du Louvre. Il faut faire un vrai, un grand et un seul musée, il faut récupérer des milliers de mètres carrés, il faut en faire un des plus beaux musées du monde. » J’étais acquis à cette idée déjà depuis longtemps naturellement, puis voilà que soudain j’en avais la possibilité !
Mais quand Paul Guimard dit que vous voulez « griffer » le temps, cela veut dire laisser votre griffe, laisser votre marque de bâtisseur.
François Mitterrand – L’expression risquerait d’être un peu impropre. C’est certain que j’ai décidé cela, mais avec l’accord du gouvernement, des ministres compétents, et en particulier l’aide du ministre de la Culture qui était Jack Lang. Je ne suis pas l’auteur de ces monuments. J’ai fait ce qu’il fallait pour les concevoir, pour les financer, pour les mener à bien. Mais en réalité, sauf pour le Grand Louvre, les décisions ont été prises par des jurys. Il y a des règles très strictes, jurys nationaux ou jurys internationaux. On ne peut pas réunir trente-cinq ou quarante personnes parmi les plus réputées du monde pour choisir parmi des projets (pour l’Opéra Bastille, il y avait quelque 750 projets) et ensuite faire fi de leurs propositions ! Donc j’étais contenu par leur sélection, leur dernière sélection, c’est-à-dire de quatre à dix projets, et donc, sur les 750 présentés, il y en avait au moins 740 qui m’échappaient complètement. Donc, on ne peut pas dire qu’il y ait un style Mitterrand. (…)
Est-ce qu’il n’y pas plus de chance que vous restiez dans la mémoire des Français avec le Louvre et la grande Bibliothèque de France, plutôt qu’avec des lois si importantes, je pense à la loi sur la suppression de la peine de mort ainsi que des lois que vous avez fait voter pendant vos deux septennats ?
François Mitterrand – Qui le sait ? Mais vous avez sans doute raison.
Si on se dit cela, est-ce que ce n’est pas un peu frustrant, pour le politique et l’intellectuel que vous êtes, de se dire que finalement votre nom restera plus longtemps attaché à des murs qu’à des lois ?
François Mitterrand – La réponse n’est pas donnée. C’est la postérité qui décidera, elle dira sans doute, le Grand Louvre, c’est une très belle chose ; elle dira aussi, l’abolition de la peine de mort, ou la décentralisation c’est-à-dire la transformation à terme des structures françaises depuis Louis XI, ce n’est pas mal non plus. La postérité décidera, ce ne sera ni vous, ni moi. (…)
Vous avez dit quelque part que l’architecture était pour vous le premier des arts, pourquoi ?
François Mitterrand – Parce que c’est le plus complet, il fait appel à tous les autres ou presque.
Et peut-être aussi parce qu’il est le plus proche de la vie des hommes ?
François Mitterrand – Il partage leur vie constamment.
Est-ce que vous avez évolué dans vos goûts ?
François Mitterrand – Oh ! J’ai évolué, c’est certain. J’ai évolué personnellement. Ce qui est frustrant, c’est que finalement ce ne sont pas toujours les projets qui m’avaient plu qui ont été adoptés. Je ne jette la pierre à personne, les jurys ont été très consciencieux et certainement plus compétents que moi.
Venons-en à vos grands travaux, à ceux dont vous avez eu l’initiative. Il y a évidemment le Grand Louvre dont vous êtes le plus fier, c’est évident.
François Mitterrand – Je crois que c’est la plus grande réussite.
Parce qu’il s’est passé exactement ce que vous avez voulu ?
François Mitterrand – Parce que j’ai eu un collaborateur hors pair qui s’appelle Émile Biasini, un bulldozer, une compétence extraordinaire, et un des plus grands architectes du monde qui est monsieur Pei.
Mais, quand même, il y a eu des polémiques avec cette fameuse pyramide dans la cour Napoléon, cela a fait vraiment couler beaucoup d’encre et beaucoup de salive ! Est-ce qu’à un moment vous n’avez quand même pas douté en disant : est-ce que cette pyramide ne va pas détonner dans cette cour ? Est-ce que vraiment vous avez toujours été sûr de votre goût ?
François Mitterrand – Absolument sûr ! D’autant plus que dans les articles qui attaquaient, il y avait beaucoup de bêtises dites. On disait : « François Mitterrand va se permettre de défigurer le décor fait par une lignée de rois de France, depuis Charles V jusqu’à Napoléon III, quel toupet, quelle audace ! » Ce qui était inexact : la cour Napoléon ne datait pas de cette époque, mais était de Napoléon III et de la IIIe République ; donc déjà, j’offensais moins l’Histoire !
On a donc restitué le Louvre au Louvre tel que cela était prévu et du coup le ministère des Finances est parti à Bercy. En êtes-vous content ?
François Mitterrand – Monsieur Chemetov est un bon architecte, il a fait également d’ailleurs – choisi par un jury, toujours – les grandes salles du Muséum d’histoire naturelle, qui sont admirables. Monsieur Chemetov sait que je contestais un peu cette architecture. Lui avait une conception, idéologique, en disant : « L’État c’est massif, l’État c’est sans faille, l’État, il faut qu’on ne puisse pas l’ébranler, alors je vous ai fait quelque chose de costaud. » Il n’y a pas que les bâtiments qui vont vers la Seine, il y a aussi toute une ville à l’intérieur où sont logées quelque six mille personnes. Certains ont parlé d’architecture stalinienne ou mussolinienne, moi je lui disais : « Écoutez, il ne faudrait pas qu’on dise que le style Mitterrand, c’était le style des péages », car cela ressemble bien à un péage ! Mais au total, Chemetov est un grand architecte, le travail était bien fait, et je crois que les fonctionnaires qui travaillent aux Finances n’en sont pas mécontents.
Puis il y a eu l’Opéra Bastille. Mais alors, là, que de polémiques, que de batailles, que de grèves, que d’incidents techniques…
François Mitterrand – Sur le plan musical et sur le plan de l’affluence, c’est une réussite remarquable. C’est toujours plein, dans l’enthousiasme, et la salle de l’Opéra Bastille est très belle, l’acoustique excellente.
C’est l’extérieur qui est contesté.
François Mitterrand – Je suis tout à fait d’accord avec vous. Moi aussi, je le conteste. Mais au total le projet est quand même extrêmement bien fait, la scène est une des plus belles scènes du monde et si l’extérieur peut être critiqué, le fonctionnement de l’Opéra Bastille, croyez-moi, répondra à nos espérances.
Une réussite qui, je crois, n’est contestée par personne, c’est l’ensemble de la Villette : le parc de la Villette, la Cité des sciences et de l’industrie et la Cité de la musique que vous avez inaugurée récemment.
François Mitterrand – Il y a autre chose aussi, le Zénith, il y a aussi ces constructions déjà anciennes qu’on a gardées du XIXe et qui sont très belles. Enfin, ce que nous connaissons essentiellement, c’est la Cité des sciences et des techniques, c’est la Géode, et c’est les jardins.
Et la Cité de la musique…
François Mitterrand – La Cité de la musique, naturellement, que j’ai inaugurée il y a quelques jours. Ce n’est pas sorti de ma mémoire. Et qui est, à mon avis, une réussite architecturale de très bonne qualité, de Portzamparc, qui s’est vu attribuer un certain nombre de travaux et, en particulier pour celui-là, ce que l’on pourrait appeler le prix Nobel de l’architecture. Les jardins ne sont pas à négliger, non plus. C’est un architecte suisse, Tschumi, qui a été choisi par le jury. Moi, personnellement, quand je m’y promène, je trouve que ce n’est pas mal.
Parlons de la fameuse BNF qui, elle aussi, a fait couler beaucoup d’encre et de salive et que l’on doit à Dominique Perrault. Est-ce que vous avez été, là aussi, contrarié, gêné, un peu agacé par toutes les critiques qui se sont abattues non seulement en France, mais aussi à l’étranger, en Angleterre, aux États-Unis, contre ce projet.
François Mitterrand – En Angleterre, cela me faisait sourire, parce qu’ils construisent une grande bibliothèque anglaise et cela fait vingt-cinq ans qu’ils y sont ! Et finalement cela coûtera plus cher que la nôtre, alors…
Monsieur le Président, il y a quand même une erreur de stratégie. Le projet de Dominique Perrault avait été accepté quand on a décidé, après coup, de transférer tous les livres de la Bibliothèque de la rue de Richelieu.
François Mitterrand – Qu’est-ce que vous appelez, erreur de stratégie ? Moi, je ne suis pas un professionnel, j’aime lire, j’aime aller dans une bibliothèque, mais je ne suis pas capable de concevoir la marche d’une bibliothèque de cette importance. J’ai donc demandé, nous avons demandé, avec le chef du gouvernement, à deux grands spécialistes, Cahart et Melo, de nous faire un projet. Et dans ce projet parmi d’excellentes choses, il y avait aussi la coupure avant 1945 et après 1945. Aussitôt beaucoup de gens, un certain nombre d’utilisateurs, de chercheurs m’ont fait observer que c’était vraiment très compliqué, et est-ce que vous savez que depuis 1945 il y a eu plus d’oeuvres imprimées qu’entre Gutenberg et 1945 ? Alors, forcément, cela pose un problème. J’ai décidé de réunir, là, tout ce qui était imprimé, donc post- Gutenberg, et de laisser dans l’actuelle Bibliothèque nationale (qui est un très beau monument, une très belle chose, très bien tenue, trop étroite) les estampes, les documents antérieurs à Gutenberg, et d’y regrouper toutes les bibliothèques d’art pour en faire une grande bibliothèque des arts. C’est en panne aujourd’hui, je le regrette, mais voilà le projet. Pour ce qui est de la Bibliothèque de France, cela a été en effet très critiqué, parce que les critiques, les experts n’ont pas vu tout de suite l’intelligence du projet de Dominique Perrault.
C’est même une forêt…
François Mitterrand – …dans laquelle on a planté des arbres et la superficie est équivalente à celle des jardins du Palais-Royal. Les critiques disaient que cela serait un puits… Quand vous êtes dans les jardins du Palais-Royal, vous n’avez pas l’impression d’être tombé dans un puits ! Il s’est fait une sorte de courant élitiste qui trouvait très choquant que l’on pût mêler dans le même bâtiment, les chercheurs, les professionnels et le grand public. C’est disposé de telle façon qu’ils ne travailleront pas dans les mêmes endroits. C’est vrai, que c’est une vaste bibliothèque qui a pour vocation d’être populaire. Les chercheurs ont trouvé là mille huit cents loggias qui donnent sur le jardin. Ils auront une tranquillité et une paix exemplaires. Avec Perrault, nous en avons beaucoup parlé, nous avons voulu reconstituer l’atmosphère de cloître. Naturellement, avec les moyens modernes, et sans vouloir imiter les cloîtres anciens. Je crois que c’est une bonne idée, cela sera un bâtiment très original et qui plaira, soyez-en sûr.