Premier Ministre du Canada à partir de 1984, Brian Mulroney a profondément modifié le cours de la politique de son pays. Ceci s’est manifesté, entre autres, par un apaisement des relations entre Ottawa, Québec et Paris . Sa relation toute particulière avec François Mitterrand a permis à ces deux membres du G7 de nouer des liens fructueux pour les deux partenaires et, plus largement, pour le monde de la francophonie qui prend alors son essor. Brian Mulroney nous livre son témoignage.
Q – Nombreux sont ceux qui affirment que l’entente entre Paris, Ottawa et Québec est due à votre politique et à votre bonne entente avec François Mitterrand. Comment l’expliqueriez-vous ?
R. Mulroney – Lorsque je suis arrivé au pouvoir, en 1984, le Président Mitterrand l’était lui aussi et son Premier Ministre était Laurent Fabius. Le projet de création d’un Sommet de la Francophonie était bloqué par le gel des relations Paris-Ottawa et une entente Paris-Ottawa-Québec était difficile à envisager. Or je voulais conduire une politique de décrispation d ‘abord avec le Québec puis avec Paris. J’ai alors rencontré Laurent Fabius puis François Mitterrand. Cette rencontre a permis de mettre sur pied le premier Sommet de la Francophonie. A cette époque, la France et le canada étaient les deux grands baillleurs de fonds et les seuls membres du G7 qui y participaient.
Q – Comment décririez-vous vos rapports avec François Mitterrand ?
R. Mulroney – François Mitterrand est un grand homme et un leader de vision, de fermeté et de courage. Il est devenu un excellent ami et notre collaboration est vite devenue étroite. Nous avons établi des relations fécondes entre nos deux pays. J’ai appris à le connaître et j’ai toujours été impressionné par le fait qu’il gardait en toutes circonstance une forte notion de l’Etat, de son rôle de président, du rôle de la France, de sa langue et de la culture française. Tous ses gestes, toutes ses décisions venaient en fonction de son désir d’épanouissement de la France.
Q – La création du Sommet de la Francophonie en est un des meilleurs exemples. Pensez-vous que le Sommet qui s’est tenu à Bucarest est fidèle au projet initial ?
R. Mulroney – Le premier sommet a été marqué par la création de TV5 qui devait être l’instrument d’une collaboration concrète entre des pays parlant français. Ce premier objectif a été dépassé lorsqu’on y a accueilli des pays dont les liens avec la francophonie sont éphémères. La situation a changé. Au départ, il y avait la France, le Canada, la Belgique et la Suisse qui en étaient les pierres angulaires et, bien sûr, les pays africains francophones. A ce moment-là, il était possible de parler d’homogénéité culturelle et linguistique. Ce seuil est aujourd’hui dépassé, c’est différent.
Q – Pensez-vous que cette évolution modifie le projet des premiers jours ?
R. Mulroney – Au départ, nous souhaitions créer un pendant français et francophone du British Commonwealth. Finalement, cela a été et demeure un véhicule très important pour la promotion de la francophonie. C’est une des très belles réalisations de François Mitterrand.
Q – A cette époque, le Canada et la France étaient souvent sur la même ligne tant à l’ONU que dans les réunions du G7. Comment l’expliquez-vous ?
R. Mulroney – Je suis de souche irlandaise mais je suis francophile, vivant au Québec, et 99,9% de la population de ma circonscription électorale étaient francophones. Etant francophile, j’ai toujours admiré les ambitions françaises au niveau international, j’ai vite compris ce qu’étaient les ambitions de la France.
Q – Quels étaient les sujets phares sur lesquels se manifestait cette communauté de points de vue ?
R. Mulroney – Nous avons fait équipe avec François Mitterrand sur diverses questions comme, par exemple, le combat contre l’appartheid ou l’effacement de la dette des pays en voie de développement. Nous étions les deux pays têtes de file sur ces sujets lors des réunions du G7. En 1987, le premier acte du processus d’effacement s’est joué à l’intérieur de la francophonie.
Q – François Mitterrand refusait de céder aux USA, à Donald Reagan, lors de certaines réunions du G7. Comment parveniez-vous à demeurer neutre ?
R. Mulroney – J’avais souvent l’occasion d’intervenir en sa faveur auprès des Américains, que ce soit Reagan ou Bush. Je leur expliquais, dans le cadre de discussions personnelles, les priorités françaises, les obligations auxquelles étaient soumis François Mitterrand quant aux symboles français, qui tenaient autant aux intérêts nationaux qu’à un fort attachement à la langue et à la culture. Comprendre cette vision politique n’était pas toujours évident pour les Américains. François Mitterrand savait ce que je faisais et il l’appréciait beaucoup. Nous avons travaillé ainsi, avec des relations d’amitié et de fraternité, pendant toutes ces années.
J’expliquais à l’époque à Donald Reagan les nuances de la politique étrangère française, je lui demadais de l’accepter telle quelle car elle était dépourvue d’hostilité. Il est vrai que, parfois, François Mitterrand était agressif, qu’il n’avait pas sa langue dans sa poche mais il défendait la France avec beaucoup de rigueur. Plus tard, j’ai prononcé un discours lors des funérailles de Donald Reagan, à Washington, où j’ai cité, en français, François Mitterrand.
Q – Est-il arrivé à François Mitterrand de prendre parti sur les questions concernant le Québec ?
R. Mulroney – Il est venu en voyage d’Etat et a pris la parole devant le Parlement. Il a visité tout le Canada, d’est en ouest. Il avait de la famille dans l’ouest canadien. Il aimait profondément le Canada et n’encourageait pas l’esprit séparatiste.
Q – A l’époque, comment avez-vous réussi à faire la balance, pour les grandes décisions, entre le gouvernement fédéral et le Québec étant vous-même québecquois ?
R. Mulroney – Il est toujours difficile dans un pays aussi vaste, mais avec une population modeste de trente-trois millions d’habitants, de ne pas avoir de tensions régionales. Il s’agit dès lors de trouver des formules qui permettent au pays d’évoluer parmi tout cela. C’est dans ce but que j’ai formulé l’accord du lac Meech pour que les Québecquois soient reconnus comme une société distincte à l’intérieur du canada. Cette initiative a raté, à la dernière minute, quand le Premier Ministre de Terre-Neuve n’a pas tenu parole. On disait souvent que je favorisais le Québec et la francophonie mais la réalité est tout autre : j’essayais de forger l’unité du pays.
Q – Comment décririez-vous l’entente actuelle entre nos deux pays ?
R. Mulroney – Je pense que les relations entre la France et le Canada durant la période où j’étais en fonction ont représenté un «golden age». C’était une période fructueuse. Aujourd’hui, il y a des hauts et des bas. Je me souviens que François Mitterrand m’avait invité avec ma famille au fort de Brégançon. Après mon départ de la vie politique, il m’a téléphoné pour me demander d’y revenir avec ma femme. Un jour où nous étions à Paris, il l’a su et nous a invités à l’Elysée. Il avait fait sortir la Garde républicaine, il est sorti pour nous accueillir, alors qu’il était déjà malade. Nous nous entendions très bien avec son épouse, Danielle, et ses collaborateurs, Hubert Védrine, Jacques Attali…
Je l’ai vu pour la dernière fois à Colorado Spring, lors de sa dernière visite aux USA, pour l’inauguration de la bibliothèque Georges Bush. Nous avons fait une émission de télévision sur la guerre froide. C’était en octobre. Il est décédé quelques mois plus tard.
Q – Pour en revenir aux relations actuelles…
R. Mulroney – Il est évident que la France a un rôle de leader dans l’évolution de l’Europe et, de plus en plus, avec l’Europe à vingt-cinq. En parallèle, 87% des exportations du Canada vont vers les USA, ce qui confère une dimension particulière à nos relations avec ce géant. Mais cela n’exclut pas d’avoir d’excellentes relations entre la France et le Canada. Nous avons toutes les raisons du monde de faire se concorder nos intérêts et notre politique internationale sur les questions d’actualité. Cela se perçoit aujourd’hui encore. On peut évoquer le cas de la guerre en Irak : le gouvernement de Monsieur Chirac et celui de Jean Chrétien ont pris la même position. Même si je n’étais plus en fonction, je sais que la complicité entre les deux gouvernements était assez étroites.
Q – La question de la pêche, à Saint-Pierre-et-Miquelon a provoqué quelques tensions entre les deux capitales. Pourquoi ce problème a-t-il persisté ?
R. Mulroney – La pêche a toujours été un sujet délicat, surtout la surpêche. Chirac était le Premier Ministre à l’époque et il s’est très bien comporté. Il n’empêche qu’il y a eu des moments difficiles. Finalement, le ballon a été dégonflé. C’était un problème névralgique. Il y en a eu d’autres même s’ils ne sautaient pas aux yeux.
Q – De quelle nature ?
R. Mulroney – Il y avait des problèmes de commerce international, d’autres qui tenaient à l’attitude qu’il convenait d’avoir quant à tel ou tel pays. Par exemple, le Canada était pour la réunification de l’Allemagne alors que la France était contre. Cette divergence de point de vue a créé quelques problèmes. Mais nous comprenions parfaitement qu’il était plus difficile d’admettre la réunification dans les pays qui avaient vêcu l’occupation.
Q – Pensez-vous que la réponse de François Mitterrand lors de la conférence de presse de novembre 1998 sur l’éventuelle souveraineté du Québec a favorisé l’entente avec le gouvernement fédéral ? «Je n’ai pas à me prononcer sur la souveraineté du Québec. Ce sont les Québecois qui ont à le faire. Ce n’est pas à un homme politique étranger de trancher ce débat.»
R. Mulroney – En 1967, le Général De Gaulle a prononcé à Montréal cette phrase célèbre, ? Vive le Québec libre ! ? Le lendemain, François Mitterrand donnait une conférence de presse dénonçant l’intrusion d’un président étranger dans la politique d’un pays qui avait aidé la France dans les deux grandes guerres mondiales. J’ai beaucoup admiré le président Mitterrand pour cela.
Q – Est-ce que les liens personnels que vous pouviez avoir ont selon vous faciliter certaines prises de décisions ?
R. Mulroney – Vu que nos deux pays ont vécu en paix pendant des siècles et que le Canada voit en la France une dimension indispensable de son histoire et de sa citoyenneté, la relation était vitale. En arrivant au pouvoir, j’ai rencontré un homme brillant, cultivé, disposé à une amitié avec le Canada. C’était donc facile et agréable pour moi de poursuivre une politque féconde avec François Mitterrand et son pays car j’admirais profondément les deux. Nous avons entrepris des choses enrichissantes pour nos deux pays. Un jour, j’étais en Argentine — j’étais retraité — j’ai allumé la télévision dans ma chambre d’hotel et j’ai regardé TV5. Je l’ai regardé durant tout mon séjour : j ‘avais des nouvelles de Paris et de Montréal. De retour chez moi, j’ai appelé François Mitterrand et lui ai dit que j’arrivais d’Argentine et que j’y avais vu notre réseau de télévision. Il m’a répondu en riant : «Brian, nous avons réussi un bon coup !»
J’ai eu le privilège de naviguer entre des grands comme Reagan, Bush, Clinton et Thatcher. Et François Mitterrand ne cédait pas sa place. C’était un grand monsieur.