Nous publions un texte pratiquement inédit de François Mitterrand sur la Chine. Il s’agit de la préface qu’il avait écrite pour l’édition de luxe d’un ouvrage de Claude Estier, publié en 1969 chez Robert Laffont, « La Chine en 1000 images », qui n’avait été tiré qu’à quelques centaines d’exemplaires.
« J’ai vu l’attachante, l’irritante Chine d’aujourd’hui. Tout le long d’un voyage de quatre semaines, j’ai ouvert les yeux sur ce monde qui, de ce côté de la Terre, me semblait aussi incompréhensible et lointain qu’une autre planète. J’y ai parcouru des itinéraires du passé sous la houlette des guides, serviables et vigilants, choisis par le Parti pour remplir cet office. J’y ai éprouvé la patiente obstination de mes hôtes, attachés à me démontrer, devant des tasses de thé, quatre heures par jour en moyenne, les bienfaits de la société nouvelle. J’y ai observé l’effort d’un peuple mobilisé au service de la plus extraordinaire entreprise, au bout de laquelle ce pays, hier semi-féodal, compte déboucher directement sur la planification communiste sans avoir connu les épanouissements et les transitions de l’Occident: que l’on imagine l’Histoire de France amputée de la Renaissance et de la Réforme, de l’ordre classique et de Quatre-vingt-neuf, et passant d’un coup du règne de Charles VII à l’ère atomique.
J’y ai rencontré Mao-Tsé-Toung, chef de révolution, maître d’empire, qui m’a parlé, de sa voix douce coupée de petits rires, des grands desseins de son pays, du bon tabac chinois et de «la Dame aux Camélias». Qu’ai-je aperçu qui pouvait déceler les mœurs d’une autre Chine, celle d’avant 1939? Quelques couples de vieillards mélancoliquement attardés devant les vitrines des magasins, riches de produits factices, l’homme à la longue barbe étroite et dont la veste refusait d’obéir à la coupe Sun-Yat-Sen, la femme mal à l’aise dans ses chaussures où se perdaient ses pieds martyrisés qui souffraient de ne plus l’être, les hôtels- caravansérails, œuvre d’architectes européens très fiers sans doute d’avoir imposé le modern’style des kursaal flamands aux abords du palais impérial; des villages de pisé où paysans et artisans vivent les travaux et les jours d’autrefois; la rituelle gymnastique pratiquée partout et n’importe où, et qui recherche dans la lenteur du geste la connaissance de soi-même; en bref, bien peu de choses, aussi n’était-ce pas à ce spectacle-là que j’étais convié par l’Institut du peuple chinois pour la politique étrangère qui m’avait invité.
Pionniers des temps futurs
La Chine populaire est au travail. Avec passion, avec acharnement, avec une incroyable rigueur logique dans l’exécution de conceptions incroyablement changeantes, quoique, d’un bond en avant à un bond de côté, elles demeurent, selon les doctrinaires, dans la ligne lénino-marxiste revue et commentée par Mao. Elle multiplie les expériences.
Il faut tout faire à la fois. Monter l’industrie lourde et fabriquer l’instrument aratoire; produire plus, mieux, moins cher et plus vite, alors qu’elle en est au stade d’un investissement dont le profit reste au futur; centraliser, rationaliser, distribuer pour nourrir une population qui s’accroît actuellement d’une demi-France par an; entreprendre de grands travaux. Les obstacles, elle les rencontre dans l’âpreté et la rigueur de la nature, dans la vigilance de ses ennemis et, plus encore, peut-être, dans sa propre exigence à l’égard de son peuple. A l’effort, elle ne répugne pas. En quinze années, elle a endigué des fleuves, modelé des montagnes, détruit et reformé une société, éduqué des cadres par centaines de milliers. Mais les savants qui étudient la composition des glaciers du Tibet, mais les ingénieurs qui sondent les profondeurs du sol, réinventent un équipement ultra-moderne, rationalisent le rendement, mais les professeurs et les savants qui romanisent l’antique écriture et fabriquent au moyen de la phonétique une langue unique pour sept cent millions de Chinois, jusqu’ici séparés par le mur épais des dialectes, mais les fonctionnaires du Parti qui s’épuisent à expliquer, à convaincre, à contrôler, à rendre compte, ne sont encore que les pionniers des temps futurs.
S’arranger seule avec son passé
La Chine souffre de frustration. Elle supporte malaisément d’avoir été, durant tant de siècles, ce grand corps désarticulé, abandonné aux fureurs et aux fantaisies des hommes, des bêtes et des fleuves.
Son histoire (dont elle entretient soigneusement les vestiges), son art (qu’elle révère) sa médecine (qu’elle continue d’enseigner et de pratiquer avec un sentiment inavoué de supériorité), d’une certaine manière. lui pèsent. Elle considère que c’est son affaire à elle que de s’arranger avec son passé. L’étranger, qui l’observe avec la curiosité de l’archéologue ou de l’amateur de bibelots, l’irrite. Elle sait bien qu’elle n’est pas née en 1949, an 0 de la République populaire. Mais si elle accepte l’héritage d’une civilisation plusieurs fois millénaire, elle ne laisse à personne le soin de faire le tri et de décider en son nom ce qui distingue le passif de l’actif.
Au visiteur admis chez elle (après mille précautions), elle prodigue les preuves de sa vitalité actuelle, de ses réalisations modernes, de son travail, de ses progrès. Elle veut qu’il n’ignore rien de la ville-satellite, de l’université technologique, du haut fourneau, de la serre de jardin et de la couveuse artificielle. Tout, pour elle, est prétexte à proclamer qu’elle est définitivement entrée dans le siècle. Rien n’échappe à sa vigilance.
Le circuit touristique qu’elle réserve à ses hôtes ne passe pas nécessairement par l’admirable site où fut découvert le tombeau du treizième empereur de la dynastie Ming, c’est parce que, surplombant la vallée funéraire, un colossal barrage de six cents mètres de longueur exalte, plutôt que les splendeurs d’un temps révolu, le combat dominateur de la Chine nouvelle. Car la Chine. que tant de besoins immédiats assaillent. et qui s’y consacre avec une formidable énergie a les yeux fixés sur les statistiques et les pourcentages. Et il ne lui suffit pas de constater qu’elle avance à grands pas : ce qu’il lui faut, c’est avancer plus vite que les autres. L’ouvrage pour lequel j’écris ces lignes, en guise de préface, n’est pas composé pour répondre à des questions. Mais Claude Estier a voulu, me semble-t-il, que l’image et le texte de ce livre se joignent et se rehaussent l’un et l’autre, afin de montrer que l’évolution de la Chine, même entrecoupée de brutales ruptures, signifie la volonté d’un peuple avide d’exister sur la scène du monde, après une telle absence, et digne d’y prétendre. Je crois qu’il y a réussi. »