Le premier septennat de François Mitterrand s’est ouvert sur des mesures – augmentation du salaire minimum et des prestations sociales –, puis des réformes substantielles – la retraite à soixante ans, la cinquième semaine de congés payés – mises en œuvre par Pierre Mauroy. Il était légitime de répondre aux attentes de ceux des Français qui étaient les premières victimes des inégalités sociales et qui attendaient un changement de leurs conditions de vie. Seuls les idéologues d’une économie libérale pure et dure contesteront avec la suffisance que l’on sait d’avoir rompu avec la politique du septennat précédent.
Le « socle du changement »
La rigueur longtemps imposée aux salariés (corrigée à la marge à la veille de l’élection présidentielle par Raymond Barre) avait-elle en rien empêché la montée d’une inflation désormais à deux chiffres, le manque tragique d’investissements dans l’industrie privée ou la dégradation de notre commerce extérieur ?
Les faiblesses de pans entiers de notre économie ne tardèrent pas à se faire sentir. Ainsi, l’industrie française se révéla-t-elle incapable de répondre à une augmentation du pouvoir d’achat des salariés, qui n’avait pourtant rien d’excessif. D’ailleurs le Président et le gouvernement furent contraints de réagir rapidement à cette situation. Dès sa première conférence de presse, à la fin du mois de septembre 1981, François Mitterrand pointait la nécessité d’une « relance de plus en plus poussée de l’investissement », sans laquelle « la relance par la consommation n’aurait pas de sens », et il citait une impressionnante série de mesures déjà arrêtées pour inciter les entreprises à s’engager dans cette voie.
Comment ne pas rappeler aussi que les nationalisations de 1981 et 1982 ont permis de sauver, grâce aux dotations publiques, de grands groupes industriels menacés par la mondialisation et le démantèlement ?
La « pause », puis le « tournant », rendus nécessaires dès la fin de 1981 et le début de l’année 1982 du fait de l’insuffisante réactivité de notre industrie face à la crise internationale ne remirent pas en cause les acquis sociaux, même s’il y eut un infléchissement du pouvoir d’achat. Le « socle du changement », selon l’expression de Pierre Mauroy, allait être préservé.
« La Lettre à tous les Français »
François Mitterrand dès le début de la première cohabitation fit savoir à Jacques Chirac qu’il ne signerait pas des ordonnances revenant sur les acquis sociaux et il exerça de 1986 à 1988 un véritable pouvoir tribunicien qui contribua largement à la victoire de 1988.
La lettre à tous les Français, rédigée en avril 1988 à l’occasion de la campagne présidentielle tient les deux bouts d’une même chaîne : muscler l’économie française, assurer la justice sociale.
Sans oublier ce qui a été réalisé par les deux gouvernements socialistes du premier septennat,de Pierre Mauroy et Laurent Fabius, pour aider les entreprises à se moderniser, il énonce cette vérité première : « L’économique tient le social : impossible de répartir des richesses qui n’existent pas. Le social tient l’économique : impossible de créer des richesses (…) sans cohésion interne de l’entreprise, sans cohésion de la nation ».
François Mitterrand prend soin de fixer au prochain gouvernement ses objectifs dans le domaine social : il faudra veiller à ce que les partenaires sociaux débattent de l’aménagement et de la réduction du temps de travail, des conséquences pour les salariés de l’apparition des technologies nouvelles. Il faudra aussi préserver la sécurité sociale (il rappelle à ce propos que la gauche a redressé les comptes, que, depuis 1986, la droite avait laissé filer).
La Lettre annonce la création d’un « revenu minimum d’insertion » pour ceux « qui n’ont rien, absolument rien » et son financement par le rétablissement de l’impôt sur les grandes fortunes (« les Français comprendront que celui qui a beaucoup aide celui qui n’a plus rien »).
La Lettre consacre encore de longs développements aux exclus de toutes sortes, les Canaques en Nouvelle Calédonie, les immigrés, victimes des lois Pasqua, les pauvres. Elle vise l’inégalité entre les hommes et les femmes, ces dernières étant les premières victimes du chômage ou bien réduites aux emplois partiels ou précaires.
La Lettre énumère enfin les injustices qu’il faudra combattre : la répartition des impôts et des cotisations sociales qui touchent plus durement les 23 millions de foyers modestes que les 130 000 plus riches, la libéralisation des loyers décidée par la droite, la suppression d’une partie des soins aux grands malades, la stagnation, voire le recul du pouvoir d’achat des salariés, la suppression de l’autorisation administrative de licenciement qui appelle au moins des procédures de rechange.
Michel Rocard face à « l’économique » et au « social »
Ces objectifs seront retenus par le premier ministre Michel Rocard lorsqu’il se présentera devant la nouvelle Assemblée nationale le 28 juin : reprise du dialogue en Nouvelle Calédonie entre les deux communautés, action prioritaire en faveur des quartiers dégradés (annonce d’un milliard de francs pour les travaux urgents), logement, formation, police de proximité, développement des services à la personne, revenu minimum d’insertion financé par le rétablissement de l’impôt sur la fortune, correction des mesures ayant supprimé le remboursement à 100 % des soins aux personnes âgées et aux grands malades.
Dans le même temps, le premier ministre affirme sa volonté de maîtriser les dépenses publiques et sociales, de pratiquer provisoirement une certaine modération salariale face à la contrainte internationale, mais aussi de s’attaquer à l’inégalité des revenus, de favoriser la liberté d’entreprendre, mais aussi de garantir les libertés des salariés à l’intérieur des entreprises, enfin d’inviter le privé comme le public à faire les efforts nécessaires dans le domaine de la recherche, car l’ouverture du grand marché fixée au 1er décembre 1993, « c’est demain ».
Lorsque Michel Rocard prend ses fonctions, la situation économique du pays s’est améliorée. Depuis 1986 le prix du pétrole a baissé. Les entreprises ont recommencé à investir. Le niveau de la consommation est soutenu. Raison de plus pour se préoccuper de ceux dont la situation demeure difficile. Le RMI est très vite instauré et appel est fait pour son financement à la solidarité nationale. Dans le même esprit, l’instauration de la contribution sociale généralisée (CSG) implique une participation du capital à la réduction de la dette sociale.
Cette politique va déboucher très vite sur des résultats économiques positifs. La croissance reprend et atteindra autour de 4 % en 1988 et 1989. 500 000 emplois seront créés pendant la même période, l’inflation sera bientôt inférieure à la moyenne européenne, le pouvoir d’achat commencera à s’améliorer, les exportations vont reprendre, mais il faudra attendre l’année 1989 pour que la balance commerciale se redresse vraiment. Mais deux points noirs subsistent : le chômage et l’écart croissant entre les revenus du travail et du capital.
Le groupe socialiste à la manœuvre
On comprend donc que le Président de la République et le groupe parlementaire socialiste se montrent extrêmement vigilants. La situation de l’économie doit permettre de tenir les promesses sociales de la Lettre à tous les Français. Les socialistes ne disposent plus à l’Assemblée nationale, comme en 1981, de la majorité absolue à eux seuls, mais la gauche la détient à l’issue des élections législatives de juin 1988 en comptant les élus du groupe communiste, même si la situation a changé depuis que les communistes ne participent plus aux gouvernements. Celui de Michel Rocard s’est ouvert à des parlementaires du centre droit.
L’entourage du premier ministre est en contact avec le groupe centriste et avec la droite. Il sera soutenu dans plusieurs circonstances par des majorités différentes, les communistes s’abstenant à diverses reprises pour ne pas mêler leurs voix à celles de la droite, évitant ainsi à Michel Rocard d’être mis en minorité, même si ce dernier s’appuie beaucoup plus souvent sur le centre et sur la droite que sur les communistes.
C’est dans ce contexte fluctuant que François Mitterrand indique la direction à suivre, tout en respectant la liberté d’initiative du premier ministre. Le Président sait qu’il peut compter sur le groupe socialiste à l’Assemblée Nationale pour infléchir chaque fois qu’il sera possible la politique sociale du gouvernement. Les députés socialistes veulent continuer d’avancer sur le chemin des réformes et tenter de réduire le déficit social qui s’est encore aggravé sous la première cohabitation.
Les décisions politiques résulteront ainsi des équilibres qui s’établiront entre l’Elysée, Matignon et les parlementaires socialistes.
Michel Rocard, soucieux de ne pas inquiéter les centristes, voudra dissocier l’instauration du RMI du rétablissement de l’impôt sur les grandes fortunes, auquel le nom moins agressif d’impôt « sur la fortune » sera donné.
Mais, lors de la session budgétaire, le groupe socialiste obtient lui la création d’une nouvelle tranche supérieure pour les fortunes de plus de 20 millions de francs. Lors du budget suivant, cette quatrième tranche passera de 1,1 % à 1,2 % et une cinquième tranche sera ensuite créée de 1,3 % à 1,5 %. La taxe sur les plus values des entreprises sera également portée de 15 à 19 %.
Les années 1988 et 1989 seront donc marquées par une forte embellie économique avec des taux de croissance de 4,3 % et de 3,9 %. Des mesures de revalorisation vont être accordées aux fonctionnaires et un effort conséquent sera fait à la demande de Lionel Jospin, ministre de l’Education nationale, en faveur des enseignants, mais aussi des crédits exceptionnels mobilisés pour la rénovation de l’enseignement et bientôt des universités.
Grands équilibres et justice sociale
L’éternel et légitime débat réapparaît chaque fois qu’une réforme est décidée ou une revendication salariale satisfaite, lors de la grève des infirmières de 1988 ou de la fonction publique l’année suivante.
Quand la situation économique est tendue comme en 1981, il faudrait selon les « orthodoxes » expliquer au peuple que ce n’est pas le moment de prendre le risque d’une aggravation de la situation, mais derechef lorsque ça va bien, on devrait lui opposer qu’il ne faut pas mettre en danger la reprise. Ce n’est donc jamais le moment de s’attaquer au sujet central de la société française : les inégalités et la pauvreté.
François Mitterrand saisit maintes occasions de rappeler qu’il faut faire plus de social, mais Michel Rocard lui-même se voit freiner par son ministre de l’économie et des finances, lorsqu’il est enclin lui aussi à aller dans ce sens.
De grandes réformes ont cependant été accomplies. Même la taxe d’habitation, cet impôt particulièrement injuste, a failli être réformée à partir d’un amendement déposé par Edmond Hervé, qui montrait la voie à suivre à l’avenir, en commençant par introduire un paramètre nouveau dans le calcul de cette contribution : lier la part départementale de la taxe aux revenus des occupants d’un logement.
La réforme fut votée après que les communistes, presque convaincus du bien-fondé de la réforme se furent abstenus. Mais sous le gouvernement Bérégovoy, lors d’une fin de semaine, le ministre délégué du budget réussira à faire « retoquer » la réforme par une trentaine de députés réunis à cette occasion, et ralliés à un amendement sénatorial de suppression !
RMI, ISF, CSG, contrat emploi solidarité (CES) pour lutter contre le chômage des jeunes, abrogation des lois Pasqua sur l’entrée et le séjour des étrangers, instauration pour les immigrés d’un titre de séjour de dix ans renouvelable, retour à la tradition française du droit du sol en matière de nationalité, logement (mais le groupe socialiste aurait voulu que le gouvernement aille plus loin dans la protection des locataires en butte à une forte augmentation des loyers), banlieues (où les troubles traduisent une détresse et une exclusion grandissantes – François Mitterrand assiste aux assises de Banlieues 89 avec Michel Rocard en décembre 1990-), éducation nationale, recherche, sans oublier les accords Matignon sur la Nouvelle Calédonie, il y eut de belles et de bonnes réformes.
Cependant la préparation du budget de 1991, alors que débute la guerre du Golfe, va poser à nouveau le problème des grands équilibres et celui de la justice sociale. Le chômage, après trois ans de recul, repart à la hausse. Le Président de la République et le groupe socialiste rappellent le problème des chômeurs en fin de droit et celui du logement social.
Remuscler l’économie avant l’ouverture du grand marché et la création de l’euro
Lorsque Edith Cresson succède à Matignon à Michel Rocard au printemps 1991, le problème du chômage domine tous les autres. La crise du Golfe pèse sur l’investissement et la croissance se ralentit fortement. Equilibrer le budget, rétablir les comptes de la sécurité sociale, alléger les charges des entreprises deviennent à nouveau prioritaires.
La ministre du travail Martine Aubry lance en même temps un plan de mobilisation pour l’emploi afin de dynamiser l’ANPE, puis un projet d’envergure sur l’apprentissage. François Mitterrand dans une conférence de presse le 11 septembre a sonné la charge contre la montée du chômage. Le 16, Edith Cresson annonce une série de mesures en faveur des PME, avec allégements fiscaux et crédits à l’investissement.
Après l’échec des socialistes aux élections cantonales et régionales du printemps 1992, François Mitterrand fait appel à Pierre Bérégovoy pour former un nouveau gouvernement.
Ce fidèle du Président a tenu une place de premier plan dans le précédent cabinet, où il s’est forgé une réputation d’homme rigoureux, défenseur des équilibres budgétaires et soucieux d’un franc fort.
Dans son discours de présentation devant l’Assemblée le 8 avril il tient aussi à préciser : « Il ne faut pas confondre rigueur économique et rigueur sociale » et il met «la justice sociale (…) au centre de (ses) préoccupations ».
Son souci est double : permettre l’intégration de la France dans l’économie européenne à quelques mois du référendum sur le traité de Maastricht, qui fera faire un pas décisif à la Communauté avec la création de l’euro et combattre le chômage, tout particulièrement celui de longue durée qui affecte 900 000 personnes.
Le oui l’emporte d’extrême justesse lors du référendum du 20 septembre 1992. L’engagement personnel et opiniâtre du Président français y contribuera de façon décisive. Mais le chômage persistant, les difficultés croissantes de beaucoup de salariés et la désindustrialisation qui frappe plusieurs régions comme le nord de la France expliquent que le résultat n’ait été obtenu qu’à 500 000 voix.
Les élections législatives de 1993 se dérouleront dans un climat morose. Les socialistes en sortiront laminés. La seconde cohabitation, malgré la volonté de François Mitterrand de préserver les acquis sociaux, sera marquée par un recul sur ce plan-là.
Le gouvernement Balladur échouera à son tour dans ses tentatives pour enrayer le chômage : ni les allègements fiscaux consentis aux plus fortunés, et –encore moins- le « sous-smic » proposé aux jeunes en quête d’emploi sous la forme du CIP (contrat d’insertion professionnelle) finalement retiré ne changeront la donne. Les menaces qui pèsent à diverses reprises sur le franc empêcheront d’ailleurs toute reprise économique.
Après l’élection à la Présidence de la République de Jacques Chirac, Alain Juppé mettra en œuvre, comme l’on sait, une politique de durcissement social, créant ainsi les conditions du succès de la gauche et de Lionel Jospin en 1997.
« La gauche a vocation à exprimer ce qui est nouveau et ce qui est juste » écrivait François Mitterrand en 1969 dans «Ma part de Vérité». Les deux septennats, par delà les avancées, mais aussi les obstacles, en apportèrent la démonstration. Tel fut le sens de la victoire remportée par la gauche aux législatives de 1997, deux ans après la fin du second septennat. Nous avons aujourd’hui le droit de penser que ce qui a été possible alors le restera demain.