Etre de gauche n’est pas si facile. Il fut même plusieurs périodes de notre histoire nationale, sans remonter plus loin que les années avant la dernière guerre mondiale, où ce choix de vie, ce regard porté sur le monde, sur les femmes et les hommes, en refusant que ceux-ci ne soient que des ombres dans les champs ou dans les usines, obligeaient à puiser profondément en soi intelligence et amour d’autrui, dans un mélange intime. C’est ce que nous rappelle et illustre le dernier ouvrage de Danielle Mitterrand, « Le Livre de ma mémoire. »
Cet ouvrage nous entraîne d’abord à travers la vie d’une famille, nous en fait entrevoir les amonts, avec pour figure centrale son père instituteur, franc-maçon, laïque et républicain. Au hasard des affectations, le voilà à Dinan, dans cette Bretagne encore très influencée par les milieux cléricaux violemment hostiles par principe à la République: son collège est incendié (l’enquête ne dira pas par qui), puis quand son administration décide de l’éloigner, c’est le camion de son déménagement qui brûle. Plus tard, il sera révoqué par Vichy pour avoir refusé de dénoncer ses élèves juifs. Danielle Mitterrand va alors sur ses vingt ans. Elle porte des messages pour la Résistance, pour Henry Frenay, pour Bertie Albrecht que cachent ses parents.
Et puis elle nous fait assister à sa rencontre avec François Mitterrand, à son mariage « à l’église », à l’installation rue Guynemer à Paris, à la naissance des enfants… Femme de ministre une dizaine d’années durant, mais également épouse d’un homme souvent malmené sur la place publique et qu’elle n’oublie jamais de défendre. Vient ensuite l’exaltation de la campagne présidentielle de 1965, le rendez-vous décisif de François Mitterrand avec le « peuple de gauche. »
Militante d’une gauche dont les formations demeurent au bivouac quand elles devraient faire route vers leurs objectifs proclamés, elle accueille Epinay et la victoire de 1981 avec enthousiasme et espoir. Jusqu’à ce que la « rigueur » devienne un des maître-mots de l’action gouvernementale, ce à quoi elle ne s’est visiblement toujours pas résignée aujourd’hui.
En contrepoint, comment n’être pas troublé par les nombreux comptes rendus qui accompagnent dans la presse la découverte de cette autobiographie? Le mot qui revient le plus souvent sous la plume des commentateurs est « naïveté ». Ce serait donc naïveté que d’avoir défendu les droits du peuple kurde pris dans les mâchoires de l’étau du régime meurtrier de Saddam Hussein ?
Naïveté que de défiler aux côtés des Amérindiens du Chiapas pour contribuer à les faire entrer enfin sous les feux de l’actualité internationale, eux qui avaient été relégués dans les arrière-cours de l’histoire depuis six longs siècles ?
Naïveté que de réclamer que puisse enfin s’épanouir au grand jour le peuple tibétain et sa culture, une des richesses essentielles de l’humanité? Naïveté en Amérique du Sud, en Afrique, à Cuba ?
A La Havane, sa conversation avec Fidel Castro, en 1974, n’en porte pas la moindre trace. S’agissant des prisonniers politiques censés être détenus dans les prisons cubaines, ce que celui-ci dément: «Je peux vous suggérer, dit-elle, de réunir plusieurs associations au-dessus de tout soupçon affectif pour votre gouvernement, et organiser une mission.» Le leader cubain accepte: Human Right Watch (ONG américaine), la Fédération internationale des droits de l’homme et France Libertés mèneront leur enquête et publieront un rapport qui n’aura malheureusement pas grand écho.
Et la grande cause qui la mobilise aujourd’hui tout entière, sans répit: l’eau, «préalable à toutes les démarches pour défendre les droits de l’homme», naïveté ou clairvoyance à la fois raisonnée et Généreuse ?
Résistance et rébellion. Ces deux mots pourraient résumer son témoignage. Mais dans quel ordre ? Quelle part commande à l’autre? Peu importe puisque les deux ne tiennent dans les moments les plus âpres qu’au noyau dur de la conscience, ultime réservoir d’humanité, contre vents et marées. Une conscience qui refuse de se laisser effeuiller, qui se cabre devant les modes et les idées trop vite reçues et trop aisément acceptées. Au fait, notez qu’une phrase revient fréquemment sous la plume de Danielle Mitterrand : «Demain sera un autre jour.»