Sous le titre « J’en ai tant vu », Claude Estier publie le 10 janvier aux éditions du Cherche-Midi un livre de mémoires dans lequel il retrace son long parcours journalistique et politique. Une large place y est consacrée à l’action qu’il a menée aux côtés de François Mitterrand depuis la campagne présidentielle de 1965. Nous publions ici des extraits du chapitre dans lequel le Président de la République s’exprime sur ses relations avec Jacques Chirac pendant la cohabitation de 1986 à 1988.
Ayant cessé d’être député, en avril 1986, je me trouve donc pendant six mois sans mandat ce dont François Mitterrand, à ma grande surprise, va profiter pour me faire inscrire dans la promotion de la Légion d’Honneur du 14 juillet au titre du ministère des Affaires étrangères. Comme je le souhaitais, il me remettra lui-même la médaille quelques semaines plus tard à l’Elysée après un petit discours que j’ai toujours regretté de n’avoir pu enregistrer car l’éloge qu’il faisait de moi m’avait bouleversé. Quand il a épinglé la croix au revers de ma veste, je l’ai remercié pour ce qu’il avait dit. C’est bien modeste, répondit-il, par rapport à tout ce que vous avez fait. » (…)
Ma plus grande disponibilité me permet de voir plus souvent le président qui, sachant que je garderai ses propos pour moi, me fait part de ses états d’âme, en particulier vis-à-vis de Chirac.
Les premiers pas de la cohabitation
Le 25 avril, c’est-à-dire après un mois de cohabitation, je retiens sa réponse à ma question sur la façon dont il la vit : « C’est très dur car ils ont mis en place une machine infernale. Quand je suis en tête à tête avec Chirac, il est très poli, presque trop. Mais ensuite il ne tient aucun compte de ce que nous avons dit. Il est d’une extraordinaire voracité. Il veut tout, tout de suite. Par exemple : le sommet de Tokyo. Il est intervenu auprès des Japonais -qui me l’ont fait savoir -pour pouvoir participer au dîner des chefs de délégations. Je veux bien qu’il vienne à Tokyo à la place d’un de ses ministres, pas à la mienne. C’est pareil pour tout. Je ne peux avoir aucune confiance dans ce qu’il me dit. Et il en est de même pour tout le gouvernement. En dehors de Giraud, de Raymond, de Balladur qui sont auprès de moi au Conseil des ministres, je ne leur parle pas, je ne les connais pas. Ce n’est pas facile à vivre. Mais il faut tenir quelque temps car une crise, actuellement, ne serait pas bonne pour nous et, pour d’autres raisons, Chirac ne la souhaite pas non plus. » (…) Le 9 mai, alors que nous sommes attristés par la mort brutale, survenue trois jours auparavant, de Gaston Defferre, Mitterrand a tenu à ce que nous commémorions la victoire de 1981.
Nous sommes donc réunis à Alfortville et, après le dîner, il se laisse aller en réponse aux questions de Mexandeau et de Fillioud sur les incertitudes des mois à venir.
La solution la plus difficile mais aussi la plus claire
« Si j’élimine l’idée d’une dissolution et celle d’un référendum, l’une et l’autre trop risquées, la seule véritable incertitude, c’est celle sur la date de l’élection présidentielle et c’est moi qui en détiens la clé. Je peux laisser aller les choses jusqu’en 1988 ou bien la provoquer avant. Mais il faut bien choisir le moment et le terrain. Pour le moment, Chirac a intérêt à faire croire que les choses se passent bien. D’où sa très grande correction avec moi alors que par ailleurs, il a mis en place à Matignon une machine de guerre contre moi. Je le laisse dire que “c’est le gouvernement. qui détermine et conduit la politique de la nation”. Plus il répète cela et plus cela m’arrange puisque cela veut dire que je ne suis pour rien dans cette politique. Je le répète d’ailleurs à chaque Conseil des ministres en disant que je ne suis pas d’accord mais que je ne veux pas les empêcher de gouverner. Mais Chirac sait que je ne signerai pas un certain nombre d’ordonnances. Ne nous engageons pas dans la controverse juridique pour savoir si j’ai ou non le droit de ne pas signer. De toute façon, il n’y a pas de délai. Je peux donc attendre pour signer… le 9 mai 1988.
Je ne regrette pas d’avoir choisi Chirac comme Premier Ministre. C’était 1a solution la plus difficile mais aussi la plus claire, la plus compréhensible pour l’opinion. Chirac en tire avantage pour l’instant mais il va d’ici quelques mois connaître un certain nombre de difficultés (notamment à l’intérieur de 1a majorité) et la situation va évoluer. Chirac est un extraordinaire battant, toujours sur la brèche, prêt à intervenir sur tout mais il ne me paraît pas avoir de vues à long terme si ce n’est son obsession de devenir président de la République. II sait donc que nous restons des adversaires mais en même temps il est obligé de me ménager. L’affaire du sommet de Tokyo est exemplaire. II a essayé d’être au premier rang. Mais devant mon refus, il a dû s’incliner. Tout était déjà fait quand il est arrivé.
Son entourage fait dire que le sommet l’avait attendu pour adopter les textes politiques. Ce n’est pas vrai. C’est moi qui lui ai fait porter à son hôtel où il attendait les textes déjà adoptés.
Ce petit jeu se déroule presque tous les jours et je ne pense pas qu’il puisse durer très longtemps. Mais il faut être patient et en attendant faire savoir par différents canaux ce sur quoi je ne suis pas d’accord : la braderie du patrimoine national aux intérêts privés peut être un bon terrain et aussi le nouvel élargissement des inégalités (on supprime l’impôt sur la fortune mais on augmente la carte orange). »
Réfléchir sur les institutions
Mitterrand pense aussi que la période devrait nous pousser à une réflexion sur les institutions. Car, dit-il, l’arrivée à l’Elysée d’un président autoritaire, s’appuyant sur un parti 1ui-même autoritaire, pourrait constituer un vrai danger pour la démocratie. Ce n’est pas à mettre sur la place publique car à la limite cela pourrait me gêner mais il faut que nous ayons quelque chose à dire le jour voulu sur les pouvoirs du président.
Pour l’instant, Chirac essaie de les réduire, mais s’il devenait président, il les reprendrait en nommant à Matignon un homme qui lui soit tout dévoué. »
Le 18 mai, a Solutré où je me retrouve pour la première fois depuis 1981, François Mitterrand, entouré d’une foule de journalistes, n’est pas avare de confidences sur la façon dont il conçoit la cohabitation, notamment sur les points où il entend bien ne pas céder aux volontés de son Premier ministre : la suppression de l’autorisation préalable de licenciement, le retour en arrière en Nouvelle-Calédonie ou encore les modalités financières des dénationalisations prévues par le gouvernement.
L’impossible rupture
Il nous en dira plus quelques jours plus tard au cours d’un dîner dans un restaurant voisin de son domicile auquel il m’a convié avec Roland Dumas et Pierre Joxe. Il nous raconte en effet 1’entretien qu’il a eu la veille avec Jacques Chirac.
« Monsieur le Premier ministre vous avez fait fort ces derniers jours en vous en prenant aux journalistes, en prenant le contre-pied de ma position hostile e à I’IDS, et encore un 49/3. »
Curieusement, il a trouvé un Chirac apaisant, cherchant à minimiser les choses, s’excusant d’avoir posé le 49/3 à 7 heures du matin à l’Assemblée nationale sans l’avoir prévenu.
« Je ne voulais pas vous réveiller pour cela. »
Mitterrand estime que Chirac donne un coup d’accélérateur pour satisfaire ses ultras mais qu’ensuite il revient en arrière car il ne veut pas de rupture pour l’instant. Le président pense que le PS n’exploite pas assez cette situation, n’est pas assez rapide dans ses réactions.
Quant à la cohabitation elle-même, il me semble de plus en plus convaincu que cela ne durera pas jusqu’en 1988, qu’il aura donc à intervenir avant et donc, probablement, à être lui-même candidat. Il ajoute, curieusement : « Je ne veux pas devenir aujourd’hui le sujet du débat mais je pense que même si l’élection présidentielle avait lieu maintenant, j’aurais une chance de la gagner.
Fin juillet, au cours d’un déjeuner à l’Elysée, le président revient sur le sujet :
« Si une crise survient dans la majorité, j’aurai une marge de jeu. Les sondages indiquent d’ailleurs que je serais réélu contre n’importe lequel d’entre eux. Je ne suis pas sûr que cela puisse aller jusqu’en 1988 car Raymond Barre ne laissera pas Chirac s’installer en présidentiable et va bientôt commencer à le harceler. Mais il faut être prudent. Si je dois me représenter, c’est pour être réélu et pas pour faire comme Giscard. » (…)
Dès ce moment, je comprends que l’une des motivations de Mitterrand pour se représenter serait le désir de régler ses comptes avec Chirac avec lequel il a de plus en plus de sujets de conflits : nominations dans l’audiovisuel et dans la police, loi de programmation militaire, etc.
Au cours d’un dîner amical le 30 novembre à l’Elysée, il nous raconte comment Chirac s’est à nouveau imposé au prochain sommet de Londres en s’arrangeant avec Mme Thatcher pour qu’il y ait trois sièges pour la France, ce qu’il refuse (il n’y en aura finalement que deux au grand dam du ministre des Affaires étrangères Jean Bernard Raymond qui restera dehors).
Les problèmes internes de la majorité
Comment vit-il cette tension grandissante ?
« La tension n’a jamais cessé. Elle est quotidienne. Mais il commence à y avoir des problèmes à l’intérieur du gouvernement et de la majorité. Chirac en fait trop. Le RPR va se durcir. II faut les battre. »
Fin janvier 1987, devant le petit groupe d’amis qu’anime Mermaz, il insiste longuement sur la nécessité de renforcer, à l’occasion du prochain congrès de Lille, la direction du parti socialiste autour de Jospin et de le rendre plus offensif pour enfoncer un coin entre Barre et Chirac, entre le RPR et l’UDF,
A plusieurs reprises, il évoque l’après élection présidentielle : « Supposons que je sois réélu », puis se reprenant : « ce qui supposerait que j’ai été candidat. » Ce qui nous fait sourire tant nous sommes maintenant convaincus qu’il le sera.
Le 5 mai 1987, me recevant en tête à tête à l’Elysée, François Mitterrand revient sur l’idée qu’il avait émise devant nous quelques mois plus tôt.
« La chamaillerie à droite nous donne des chances qu’on n’imaginait pas il y a un an. Je ne peux pas organiser quelque chose moi-même, Cela se saurait aussitôt et ce serait un gros handicap car, de toute manière, je dois être président le plus longtemps possible. Je peux seulement suggérer. C’est pourquoi j’ai besoin d’un petit groupe de prévision dont vous ferez partie avec Mermaz. »
Ce jour-là, il me parle à nouveau de ses rapports avec Chirac. « Il veut absolument faire de la politique étrangère. Mais il a un comportement enfantin. Cela ne l’intéresse que par rapport à la politique intérieure. Il n’a pas d’idées suivies. Il dit tout et le contraire de tout. Ce qui l’intéresse, c’est de se montrer avec Reagan, avec Gorbatchev, avec Thatcher, avec Kohl. Dès qu’il y a un chef d’Etat à Paris, il se répand en compliments. Il embrasse tous les présidents noirs.
J’entends les conversations à table : il dit aux épouses que leur mari est génial. Tout cela est incroyablement léger. Actuellement, après un mauvais passage, il a repris du poil de la bête. Il est extraordinairement actif et c’est une bête médiatique. Cela impressionne sûrement beaucoup de gens, Mais est-ce suffisant pour devenir président de la République ?
Au dîner anniversaire du 10 mai à l’Elysée, il évoque sa « mission historique » qui serait de faire élire un autre socialiste après lui. 11 estime que Michel Rocard serait un candidat incontournable mais on sent bien qu’il ne croit pas beaucoup en ses chances et qu’il est maintenant convaincu qu’il devra se représenter lui-même, ce à quoi une série de bons sondages ne peut que l’encourager.
Ce que Michel Charasse me confirme en septembre ; « Jusqu’en juin, Mitterrand était plutôt dans l’idée « je n’irai pas sauf si…”. Maintenant, c’est j’irai sauf si…”. L’une de ses motivations étant son désir de prendre sa revanche sur la majorité de droite et particulièrement sur Chirac auquel il ne pardonne pas de lui mentir constamment. »
En octobre, Mario Soares de passage à Paris, où il a vu longuement Mitterrand, me dit sa conviction qu’il sera candidat, ce qui est aussi l’avis de Maurice Faure qui l’a accompagné dans son voyage en Argentine. J’entends le même son de cloche de la bouche de Patrice Pelat qui recueille ses confidences au cours de leurs promenades quotidiennes dans Paris et de Louis Mermaz à qui il a demandé de mettre en mouvement le dispositif que nous avions envisagé pour que des appels à sa candidature soient lancés à partir du mois de janvier.
« J’ai pris ma décision »
Pierre Mauroy et moi qu’il a conviés à dîner le 6 décembre à l’Elysée l’entendons raisonner dans l’hypothèse de sa candidature tout en se défendant d’avoir pris une décision. À un moment de la conversation, il évoque la date du 10 février en ajoutant : « De toute façon,je ne vous laisserai pas mariner plus que nécessaire. ».
En attendant, il continue, comme il l’a dit, à être président. Le 21 janvier, il a organisé à l’Elysée une grande réception d’intellectuels à laquelle sont présents un grand nombre de personnalités de renom, artistes, écrivains, universitaires. Ce qui a le don d’énerver Chirac -lui-même candidat depuis quelques jours-, qui, devant les directeurs de journaux, se montre très agressif à l’égard de Mitterrand, ce qui ne peut que servir celui- ci. Barre vient à son tour de se déclarer, nous constatons que le mouvement en faveur de la candidature de Mitterrand est tel qu’il n’est pas nécessaire de multiplier les appels. Alors que tous les sondages le donnent largement gagnant au second tour, il répond à une question de Patrick Poivre d’Arvor: « En tous cas, j’ai pris ma décision. »
Le 10 mars, à Château Chinon, il nous dira encore : « Dites-vous bien que je n’ai jamais eu envie d’être à nouveau candidat mais je suis convaincu que Chirac et ses hommes sont un danger pour la démocratie. Ils ne sont que mensonges et immoralité. »
C’est finalement le mardi 22 mars qu’il annonce sa candidature en répondant « oui » à la question posée par les journalistes d’Antenne 2, annonce suivie d’une violente diatribe contre « les clans, les bandes, les factions qui menacent la paix civile. » Chirac croit tenir un argument en dénonçant cette agressivité, parlant du « culot d’acier » de Mitterrand. Mais il est à contre-emploi d’autant qu’une pluie de sondages confirment la large avance du président qui s’est enfermé pendant plusieurs heures pour rédiger sa « Lettre aux Français », qui lui permet de centrer la débat autour de lui et de son idée de la « France unie » et donc de mener le jeu face à Chirac tandis que Barre peine à exister.
Dans le même temps, avec Louis Mermaz, Christian Sautter et Louis Mexandeau, nous mettons la dernière main au comité de soutien qui aura aussi belle allure que celui de 1981. Jour après jour, avec des meetings enthousiastes, la campagne confirme cette situation favorable. Le 15 avril, rentrant d’une réunion à Amboise, j’entends dans ma voiture l’intervention de Chirac à Europe 1, de plus en plus agressif en insistant à nouveau l’argument de l’âge qui a pourtant déjà fait long feu compte tenu de la forme de Mitterrand. Je suis d’ailleurs frappé par la bêtise des dirigeants du RPR. Pasqua compare Mitterrand à Kim Il Sung! Juppé croit avoir fait un bon mot en parlant de « La lettre et le néant ». Balladur accuse Mitterrand d’ «immobilisme » en l’attaquant sur le fait qu’il est toujours socialiste !
Le 24 avril, les résultats du premier tour donnent une large avance à Mitterrand: 34,5 % contre 19,6% à Chirac, 16,7 % à Barre, 13,9 % à Le Pen, tandis que le candidat communiste André Lajoinie tombe à moins de 7%. Contrairement à 1’évidence, quelques porte-parole chiraquiens affirment encore que leur champion peut remonter son retard. Ce qui est escompter le report intégral des voix de Barre -dont plusieurs soutiens, tel Michel Durafour, viennent de se rallier à Mitterrand -mais aussi celles du Front national !
Chirac comptait beaucoup sur le débat télévisé d’entre les deux tours mais il n’en tire aucun profit. Le 8 mai, il ne dépassera pas 46% des suffrages. L’ampleur de la victoire de Mitterrand ressemble, inverse de celle de de Gaulle en 1965 contre… Mitterrand. La boucle est bouclée. Quant à Chirac, il accuse le coup. La suite montrera qu’il sera capable de se relever mais ce 8 mai 1988, il est tombé de son cheval.
Quelques jours après sa réélection, j’ai eu l’occasion de demander à Mitterrand à quel moment il avait décidé d’être candidat : « Je vous ai dit plusieurs fois que je n’en avais pas vraiment envie. Mais peu à peu, je suis arrivé à deux constatations. Premièrement, il était indispensable de faire obstacle à Chirac et à son équipe qui représentaient un véritable danger pour la démocratie. Deuxièmement, les circonstances faisaient que j’étais seul à pouvoir le battre. Je ne crois pas que Rocard était en mesure de le faire. Ces idées se sont précisées peu à peu dans mon esprit mais il n’y a pas eu un jour précis où j’aurais noté sur un carnet que j’avais pris ma décision. ».
En conclusion de ce chapitre, une question pour l’Histoire. Ayant ainsi vaincu Chirac et donc, en quelque sorte, réglé ses comptes avec ces deux années terribles, François Mitterrand fut-il porté par la suite à plus d’indulgence à son égard comme on crut parfois le percevoir ? Ou bien, en fin de compte, préférait-il encore les manières brutales du maire de Paris à l’hypocrisie onctueuse d’Edouard Balladur avec lequel il dut encore cohabiter pendant deux ans ? Je n’ai pas la réponse. Je sais seulement qu’au cours de son second septennat, Mitterrand ne m’a plus jamais parlé de Chirac.