Pierre Bérégovoy, l’homme d’Etat : c’est la dimension que l’on m’a demandé d’évoquer. Cette formulation non seulement rend justice à un vrai réformateur, (ai-je besoin de rappeler qu’un changement n’est pas une « réforme » s’il est essentiellement négatif ?) mais elle permet de rappeler aux plus jeunes et à quelques autres ce qu’est un homme d’Etat, de témoigner qu’il en a jadis existé et même que nous en avons rencontrés…
C’est que notre époque est assez étrangère, pour ne pas dire hostile, à cette catégorie de responsables, les hommes d’État. Celui-ci est en effet une créature bien particulière puisqu’il préfère le suffrage au sondage. Il cherche à éclairer le peuple et se méfie de l’opinion. Il met en avant sa politique au lieu de mettre en scène ses sentiments. Il croit à la raison, à l’argumentation. Il connaît l’histoire et prépare l’avenir, ce qui lui vaut le plus souvent d’être boudé par l’audimat, dès lors que seul l’instant devient porteur et que seul l’éphémère est vendeur. Comble des combles, l’homme d’État jouit d’une certaine expérience et, horresco referens, il souhaite qu’elle soit utilisée dans l’intérêt général ! C’en est décidément trop pour la société du bling-bling, qui préfère faire l’économie de cet encombrant type de personnage.
Pierre Bérégovoy, tel que nous le connaissions, n’aurait effectivement pas été tous les jours à son aise face à ce que Régis Debray a justement appelé « l’obscénité démocratique ». Il l’a d’ailleurs éprouvée, cette « obscénité » et, d’une certaine façon, il n’a pas pu la surmonter. Face à cette dérive, où la forme dévore le fond, où l’apparence supplante la compétence — et si l’on met de côté celui que Pierre était devenu dans les ultimes moments, le hallali de sa vie, il avait tout pour convaincre, changer la donne et résister. N’est-ce pas d’ailleurs la ligne de conduite qu’il s’était fixée depuis son plus jeune âge et son adhésion aux idéaux, puis aux organisations socialistes — la SFIO, le PSA, le PSU et le PS d’Épinay ? C’est bien la feuille de route qu’il a respectée dans chacune de ses missions, pour chacun de ses chantiers, comme Secrétaire Général de l’Élysée, comme Ministre, comme Premier ministre ?
Pierre Bérégovoy n’était pas un homme de l’État. Il n’était pas sorti de l’École nationale d’administration. Je me souviens de ses remarques douces amères, entre deux bouffées de cigarillo, au lendemain de sa nomination rue de Rivoli, à propos de la condescendance avec laquelle on l’avait accueilli dans cette maison que j’ai bien connue. En réalité, il s’en moquait plutôt, convaincu que le travail et le talent mobilisés quinze heures par jour valent au bout du compte tous les diplômes — il avait évidemment raison et c’est un souvenir fort qu’il a laissé au sein de l’administration des Finances et parmi ses homologues étrangers. Pierre n’était pas un homme de l’État, mais il était homme du service public, avec Gaz de France, et un homme d’État. Dès lors que — je donne ma définition — l’homme d’État est celui qui sait anticiper, décider et résister, et le faire au nom de l’intérêt général, et bien, Pierre Bérégovoy démontra cette triple capacité. Par ses actes, par ses convictions, il fut le serviteur d’une cause à laquelle il consacrait le meilleur de lui-même : le bien public, le rayonnement de notre pays, la compétitivité de notre économie, une vie meilleure pour les Français, et d’abord pour les plus modestes. J’illustrerai ce jugement par quelques exemples qui peuvent avoir une certaine résonance dans les débats actuels.
Un grand dessein national : la démocratie sociale, complément de la démocratie politique
Le premier exemple correspond à l’exigence de solidarité et il concerne la Sécurité sociale. Quand Pierre Bérégovoy est nommé ministre des Affaires sociales dans le gouvernement Mauroy, il engage le débat — qui est aussi un combat face à une opposition très hostile — sur la réforme des conseils d’administration des caisses de Sécurité sociale dans le régime général. Dossier technique, dossier pour spécialistes ? Pas seulement. Il s’agit d’un enjeu politique décisif pour la gauche et pour des millions de travailleurs : rendre les partenaires sociaux à la fois plus libres et plus responsables dans la prise de décision. Autrement dit, renouer le fil de notre histoire sociale interrompu en 1967 par l’abrogation de l’élection des assurés dans les organismes de Sécurité sociale.
À l’automne 1982, dans l’hémicycle du Sénat — qu’il préférait, je crois, à l’Assemblée nationale — Pierre Bérégovoy, qui n’a pas oublié son passé de syndicaliste, déclare : « Il est très important de retrouver aujourd’hui l’inspiration qui fut celle du Conseil national de la Résistance et qui a été largement reprise par le plan français de la Sécurité sociale en 1945 (…) [et de] réunir [les Français], comme à cette époque, autour d’un grand dessein national, la démocratie sociale, complément de la démocratie politique ».
Ce propos n’est pas seulement celui d’un ministre siégeant dans un gouvernement du début des années 80, c’est la parole d’un homme dans l’Histoire — la longue histoire du courant mutualiste, du Front populaire, de la Résistance, fruit de luttes et de sacrifices que nous devons transmettre. Dans le débat sur le bien fondé des mesures sociales prises initialement par la gauche, Pierre était, comme moi, de ceux qui estimaient que, si des mesures souhaitables et promises étaient écartées au seul nom d’une certaine orthodoxie, la confiance populaire après des décennies d’opposition n’aurait jamais pu être au rendez-vous !
Cela ne l’empêchait pas, lui qui avait succédé, on le sait, à Nicole Questiaux, de savoir compter. Qui peut prétendre, répétait souvent Pierre, que les malades se portent mieux quand la Sécurité sociale est déficitaire ? Qui peut dire que l’hôpital public est plus solide quand les services ne peuvent plus être rendus parce que, faute de moyens, les investissements sont remis à plus tard ?
C’est sans doute parce qu’il avait lui-même connu un temps où la protection sociale n’existait pas, parce qu’il avait vécu dans une famille où l’on faisait plusieurs kilomètres pour trouver un médecin, parce qu’il avait vu son père mourir avant de goûter à la retraite, que Pierre portait en lui la mesure de l’enjeu : non pas favoriser l’accès aux soins du plus grand nombre — c’était chose faite depuis De Gaulle avant que les Gouvernements récents ne dévident la pelote à l’envers — mais préserver l’acquis, sauvegarder l’outil — ce qui supposait de ne pas multiplier « les gabegies » comme il disait souvent, sauf à se résigner à voir, un jour ou l’autre, notamment ces temps-ci, la protection sociale céder à l’appétit du privé.
En ces circonstances, Pierre a su, en homme d’État, anticiper et décider, et comme toujours, ce sont d’abord les siens qu’il a fallu, non sans difficulté, entraîner. Les faits sont juges et il n’est pas mauvais de les rappeler à une époque où il est de bon ton de renvoyer tous les gouvernements dos à dos : nommé en juillet 1982 rue de Ségur, il ramène la Sécurité sociale à l’équilibre dès 1983 et lui permet de dégager un excédent en 1984, sous mon gouvernement. Il instaure deux allocations pour l’insertion des jeunes et les chômeurs en fin de droit, il inscrit dans les faits la retraite à 60 ans. On a connu bilan moins consistant et moins socialiste.
Préparer notre économie à un monde plus global
Mon deuxième exemple engage également la compatibilité de l’économique et du social. Il s’agit de l’engagement européen de Pierre Bérégovoy dont les objectifs, parfois les interrogations, trouvaient — et trouvent encore — chez pas mal d’entre nous un écho. Pierre était né en 1925 : il avait donc 15 ans au début de l’Occupation, 20 ans à la Libération. A l’inverse de ce qui valut pour les jeunes de ma génération, l’idée européenne, l’amitié franco-allemande, ne lui était pas première : il s’agissait d’une lente construction, d’une évolution, d’une acceptation devenue, au fil des fonctions et des décennies, une véritable adhésion.
Sur ce terrain comme sur les autres, Pierre n’était pas un dogmatique. En 1983, au moment du débat sur notre appartenance au système monétaire européen, il suivit à peu près le même cheminement que moi ou vice versa. Si nous décidâmes d’y demeurer, c’est finalement parce que nous fûmes convaincus — et que nous avons convaincu — qu’en sortir aurait entraîné la nécessité d’une rigueur économique encore plus grande, que nous voulions éviter.
De 1981 à 1984, Pierre Bérégovoy se consacre surtout à l’hexagone. Secrétaire général de l’Elysée, puis ministre de la Solidarité, il a d’abord pour horizon la France et pour terrain de prédilection les tours de tables avec le patronat et les syndicats, ainsi que le slalom entre les mauvais tours d’une droite revancharde.
En juillet 1984, ministre en charge de l’Économie et des finances, Pierre Bérégovoy devient sous mon gouvernement le grand argentier du pays.
Ses interlocuteurs sont autant à Paris qu’à Bruxelles, Bonn ou Washington. Ce sont aussi les responsables des pays du Sud, notamment le Maghreb et l’Afrique noire avec lesquels il dialogue ; pays sur le rôle desquels il insista toujours. Je le charge alors de mener à bien la réorientation de la politique économique, monétaire et budgétaire de la France décidée un peu plus tôt par François Mitterrand.
Moderniser notre appareil de production, préparer les conditions de l’entrée de notre économie dans un monde plus global, mettre le pays au cœur du jeu européen, préserver les chances de la gauche — et celles de François Mitterrand pour gagner à nouveau en 1988 — tel était le mot d’ordre. Pierre Bérégovoy fut chargé de la mise en œuvre de tout cela, tâche dont il s’appliqua avec habileté et courage. Anticiper, décider et résister, il sut effectivement combiner les trois côtés du triangle de l’homme d’État.
Je ne peux pas répertorier, en un relevé exhaustif, les mesures prises alors et dont les effets se font encore sentir. Le plus souvent d’une façon positive — je pense en particulier à son action efficace contre l’inflation, cet « impôt sur les pauvres » ; parfois d’une manière plus contrastée en particulier la politique dite du « franc fort » qui posa problème du fait surtout de la politique allemande d’alors.
Si je devais ne retenir que quelques mesures, je mettrais en avant la relance monétaire concertée avec l’Allemagne dès 1985, la consolidation de l’ECU face au dollar et la signature de l’Acte unique qui dota l’Europe d’une véritable « capacité monétaire », autrement dit d’un socle juridique pour bâtir une union économique et monétaire capable de rivaliser avec les États-Unis et les puissances émergentes. Ces batailles, nous les avons menées ensemble, parfois à contre-courant, convaincus d’agir pour le bien de la France, déterminés à mener de front l’intégration économique et la progression sociale de l’Europe.
C’est pourquoi nous avons souffert, lui et moi — il était alors Premier ministre, j’étais premier secrétaire du PS — notamment le soir du référendum sur le traité de Maastricht en 1992. Nous disséquions je m’en souviens très bien la carte du vote des Français et constations dans les urnes ce que nous ressentions sur le terrain : il y avait deux France, celle du Oui et celle du Non, ou plus exactement, d’un côté celle des élites — sans que ce mot soit péjoratif- – et des catégories préservées de la concurrence mondiale et de ses effets, de l’autre côté une autre France, celle des groupes sociaux exposés à ce qu’on n’appelait pas encore la mondialisation, soumis à la rigueur salariale, à la relégation urbaine, à la précarité sociale. Il était clair pour nous que désormais, après ce très court succès, il faudrait s’y prendre autrement et associer vraiment les peuples à la construction de l’Europe.
Il était clair que l’Europe sociale devait désormais être la priorité manifeste des gouvernements européens, en tout cas des gouvernements socialistes et sociaux-démocrates. Faute de quoi la croissance ne profiterait qu’ à quelques-uns, les inégalités feraient du mal à tous et cette Europe-là serait contestée. Il était clair qu’il fallait tirer toutes ces leçons : elles ne furent pas vraiment tirées.
C’est ce qui justifie quinze ans après, plus que jamais, l’urgence d’une réorientation monétaire de l’Union, le refus du dumping fiscalo-social, le devoir d’innover mais aussi de protéger — Pierre n’y était pas hostile — afin que l’Europe ne devienne pas, selon l’excellente expression de Hubert Védrine, « l’idiot du village planétaire ». Personne ne peut dire la position qu’aurait prise Pierre Bérégovoy dans les débats européens les plus récents. Je peux seulement affirmer que — lui qui arrima le franc au mark et accepta que nos taux d’intérêt montent puisque, du fait des conditions de la réunification, les taux allemands le faisaient aussi — il se posait à la fin de sa vie des questions de fond sur toute cette séquence. À coup sûr en tous cas, Pierre Bérégovoy nous dirait aujourd’hui d’être Européens et socialistes, ce qui est moins fréquent dans les hautes sphères qu’être Européen et libéral.
Le marché accompagné d’un État actif
Une troisième dimension de l’homme d’État Pierre Bérégovoy, c’est précisément sa conception de l’État. Conception exigeante, mais aussi, pour la gauche colbertiste et le Parti socialiste du Programme commun, innovante et même détonante.
Je relisais, en réfléchissant à cette intervention, deux discours qui la résument assez bien. L’un, prononcé au Palais-Bourbon le 26 avril 1983 dont j’ai retenu quelques lignes :
« Pour nous, la nationalisation n’est pas, et n’a jamais été, ni l’étatisation ni la bureaucratisation. C’est une tradition ancienne du mouvement socialiste en France qui a toujours agi à la fois pour la nationalisation et pour une gestion démocratique des entreprises nationalisées (…) Nous sommes restés fidèles à cette orientation et pour s’en tenir au présent, le président de la République a très récemment déclaré la règle qu’il entend suivre en la matière : “L’exigence d’une politique industrielle cohérente doit se garder d’une bureaucratie tatillonne, tendance ancienne qui a conduit les gouvernements précédents à pratiquer un dirigisme incompatible avec le développement de notre économie”. »
Je retrouve là, avec environ 10 ans de plus, le négociateur du Programme commun que fut Pierre pour le compte du PS.
L’autre discours, encore dix ans plus tard, lors des Journées du service public, le 5 novembre 1992, enfonce un peu plus le clou :
« Personne ne conteste que le marché est un facteur irremplaçable d’efficacité économique. Mais il doit s’accompagner d’un État actif, sauf à accepter l’accroissement des inégalités, la déchirure du tissu social, et l’exclusion des plus faibles. Ceux qui prônent un État faible s’interdisent d’assurer la cohésion sociale du pays. L’économie de marché sera sociale ou elle sera mise en cause tôt ou tard. »
On ne saurait mieux dire.
Pour une gauche authentique et moderne, l’État, pour Pierre.Bérégovoy comme nous tous, n’était donc pas l’étatisation : réguler l’économie, ce n’est pas la régenter depuis la forteresse de Bercy ; c’est lui rappeler les exigences fixées par le long terme et la collectivité.
État arbitre, dit-on souvent ? Oui, mais un arbitre est sur le terrain, pas dans les tribunes ! Quand il le faut, il doit rappeler les règles du jeu pour rendre celui-ci plus fluide, sanctionner quand il le faut ceux qui les détournent ou les contournent.
L’autorité de l’État, cela existe. La négociation est indispensable, mais la loi reste l’expression de la volonté générale. La décentralisation est une excellente direction, mais la France n’est pas qu’une addition de régions. Enfin la liberté et solidarité vont de pair, marché et dialogue social doivent se compléter en une dialectique partagée dans l’intérêt des salariés et des entreprises.
Et sans doute Pierre aurait-il applaudi, non sans avoir préalablement sourit, à la nouvelle déclaration de principes du Parti socialiste qui reconnaît, en 2008, ce que lui-même appelait déjà de ses vœux, c’est-à-dire l’« économie sociale de marché », concept que j’ai moi-même complétée il y a quelque temps en évoquant l’« économie sociale et écologique de marché ». C’est cette formule exacte que le PS a finalement bien voulu reprendre. C’est dans ce cadre d’un État arbitre et partenaire, parfois producteur, toujours stratège et redistributeur, régulateur et protecteur, que s’inscrivent à la fois le démantèlement du contrôle des prix et des changes, la création de certificats de dépôts en francs et en devises, la libéralisation des marchés financiers, la défense de la retraite à 60 ans, de la cinquième semaine de congés payés ou encore l’attachement constant à la démocratie sociale.
A maintes reprises, lui l’ancien cheminot, l’ancien syndicaliste, en défendra le principe et en renforcera les fondations. Démocratisation du secteur public, formation des salariés, organisation du travail, financement de la protection sociale – à chaque fois, il s’est agi pour Pierre de montrer que justice sociale et efficacité ne sont pas antagonistes, mais constituent les deux termes d’une équation gagnante pour progresser dans une économie globalisée et prévenir les risques et les drames d’une société déshumanisée.
Un dirigeant, un militant
Un ami italien, qui fut Président du Conseil, me disait un jour avec humour et accent en parlant de son propre pays : « Chez nous, il ne peut pas y avoir de coup d’état, il n’y a pas d’État… ». De la même façon, on pourrait dire en France « Chez nous, il ne peut pas y avoir d’homme d’État qui ne reconnaisse le rôle de l’État ».
Pierre Bérégovoy, homme d’État, n’a cessé de chercher le point de rencontre entre la liberté et la solidarité. Il était un réformateur et un régulateur. Il était un Européen de raison, mais il donnait tout son coeur à l’Europe économique et sociale. Il était un serviteur de la France et en même temps un amoureux de ses provinces, notamment la Normandie puis la Nièvre.
Il était un dirigeant, et même l’un des plus importants de son temps, mais il resta tout au long de sa vie un militant – socialiste, syndical, laïc. Il fut un excellent ministre, notre camarade, et mon ami. Pierre Bérégovoy fut un homme d’État et c’est en méditant son parcours, en sachant comme lui anticiper, décider et résister, que nous serons à la hauteur des grands défis devant nous.