En ce premier mai 1993, Pierre Bérégovoy est un homme désespéré. Le choix qu’il fait de ce jour pour se donner la mort n’est pas, à mes yeux, une coïncidence ; le 1er mai représente un symbole fort pour le mouvement syndical, pour les travailleurs et aussi pour le parti socialiste et ses responsables. (…)
La lettre qu’il m’avait adressée quelques jours avant sa mort et que j’ai rendue publique dès le lendemain m’avait renforcé dans l’idée que Pierre Bérégovoy était à bout et qu’il ne pouvait plus supporter d’injustes outrages.
Il a donc choisi de mettre un terme à un parcours de plus de quarante ans, marqué par un engagement militant passionné et une volonté farouche de servir les Français, la gauche et son parti. (…)
Pour moi, ce qui explique en grande partie le parcours exceptionnel de Pierre Bérégovoy, ce sont ses origines modestes.
On les a rappelées : il est le fils d’un officier ukrainien de l’armée tsariste réfugié en France devenu ouvrier et d’une mère française, ouvrière elle aussi. Il n’en parlera pas souvent, mais elles ont forgé en lui une solidarité qu’il gardera toute sa vie avec ceux qui souffrent le plus durement dans la société. C’est d’ailleurs pourquoi il consacrera une passion exigeante aux questions sociales dans chaque fonction qu’il occupera.
A cette passion s’ajoute une incroyable énergie qui porte l’ambition avouée de s’élever dans la hiérarchie sociale et de participer activement à la vie politique de la France. Il sera ainsi secrétaire général de l’Elysée, ministre des Affaires sociales dans mon gouvernement, puis ministre d’Etat, ministre des Finances dans les gouvernements de Laurent Fabius, Michel Rocard et Edith Cresson avant de devenir lui-même Premier ministre.
Ce sont aussi ses origines qui expliquent sa volonté inébranlable de réformer la société pour la changer. Ce sera d’abord l’engagement à 18 ans dans la Résistance, puis l’engagement syndical, d’abord à la CGT avant de rejoindre Force Ouvrière dès sa formation. En 1948, il fonde le syndicat FO des cheminots de Rouen et en est le secrétaire général. Il poursuivra son activité syndicale à Gaz de France, dont il dirigera une filiale, La Société pour le développement de l’industrie du gaz. Cet engagement syndical est constitutif de la personnalité de Pierre Bérégovoy. Marc Blondel a d’ailleurs évoqué avec beaucoup de justesse cet aspect essentiel qui marquera sa vie. Cette dimension sociale acquise par son expérience syndicale sera très précieuse, plus tard, au Parti socialiste d’Epinay et à François Mitterrand.
Sa volonté réformiste devait le conduire, bien sur, à la politique. Il entre aux Jeunesses socialistes en 1945. C’est là que je le rencontre pour la première fois, en 1946 ! Guy Mollet venait de prendre la direction de la SFIO sur une ligne très à gauche, contre Daniel Mayer, Léon Blum et Augustin Laurent. Lors de leur congrès de Montrouge en 1946, les Jeunesses Socialistes « révolutionnaires » sont aussi emportées dans le courant mollétiste, le dépassant même largement. Je suis alors secrétaire fédéral aux JS de ma fédération du Nord. Pierre Bérégovoy est délégué des JS de ce qui était alors « la Seine inférieure » ; alors que j’achetais des photos de Léon Blum et de Léo Lagrange dans l’enceinte du congrès, j’ai été pris à parti par des jeunes militants. C’est à ce moment-là qu’a commencé mon apprentissage de l’opposition dans les congrès !
Pierre Bérégovoy était assis sur une banquette, un peu à l’écart ; je le sentais pensif et songeur ; lui aussi appartenait à une fédération mollétiste. Il me dit qu’il partageait mon combat. Nous avons parlé ensemble un bon moment et déjà a pointé dans ses propos cette orientation réformiste qui ne devait plus le quitter. Nous nous sommes séparés en nous promettant de nous revoir.
Quelques années après, opposé à la guerre d’Indochine, puis à la guerre d’Algérie, il participera à la création du PSA aux côtés d’Edouard Depreux et d’Alain Savary, notamment, puis à celle du PSU, dont il sera membre du bureau national avant de le quitter, décidé à rejoindre la FGDS.
Mais surtout, au début des années 60, il se rapprochera de Pierre Mendès-France dont il sera un collaborateur direct pendant plus de dix ans.
En 1969, Guy Mollet ayant donné sa démission, le congrès constitutif du nouveau parti socialiste d’Alfortville me nomme secrétaire général et désigne Gaston Defferre candidat à l’élection présidentielle, pour laquelle il formera « un ticket » avec Pierre Mendès-France. Pierre Bérégovoy jouera son rôle dans l’organisation de la campagne.
Je ne reviens pas sur les résultats catastrophiques de cet alliage qui apparaissait contre-nature ! Le tandem recueillera 5,7% des voix. Gaston Defferre en réunira 12% dans sa ville de Marseille, où il regagnera d’ailleurs la majorité aux élections municipales suivantes. Malgré tout, le soir de l’élection, je me rends dans les locaux de l’ACP (agence de presse parisienne du Provençal) pour commenter les résultats. Plus de 50 journalistes s’y pressent mais nous sommes très peu nombreux pour leur répondre. Gaston Defferre est là, Roger Quillot et quelques autres. Pierre Bérégovoy arrive, apportant le soutien de PMF qui n’est pas venu. (…)
Le temps des premières responsabilités
Après le congrès d’Issy-les-Moulineaux, en 1969, Pierre Bérégovoy entame alors vraiment la carrière qu’on lui connaît (…).
Très vite, il va révéler ses talents d’habile politique et des qualités personnelles exceptionnelles. D’abord secrétaire national en charge des Affaires sociales et des rapports avec les syndicats, il va exceller dans les négociations du programme commun avec le PCF dont j’ai la responsabilité en tant que n°2 du PS, chargé de la coordination. Il se montrera plus tard intraitable avec nos partenaires communistes, notamment lors de la réunion du 14 septembre 1977, où l’union de la gauche se brisa sur la question de l’extension du champ des nationalisations souhaitée par le PCF mais que nous refusions.
En 1974, il sera, comme je l’étais moi-même, l’un des cinq artisans des Assises du socialisme, qui aboutirent à l’entrée au PS de la majorité des adhérents du PSU, des membres des GAM, des syndicalistes de la CFDT et de nombreux clubs rejoindront le PS. Cette démarche qui ne faisait pas alors l’unanimité nous a aidés à accéder enfin au pouvoir quelques années plus tard ! (…)
Doté d’une intelligence vive et d’une écriture rapide, ses dons seront largement utilisés. Pierre Bérégovoy participera à la rédaction de nombreux textes du PSU, puis du PS, communiqués de presse, compte rendus de réunions, textes de synthèse. C’est ainsi notamment qu’il sera l’un des rédacteurs des 110 propositions du candidat socialiste en 1981.
Je le revois dans les réunions, ses feuilles de papier pliées en deux et le stylo à la main, attentifs aux débats et prenant régulièrement des notes ! François Mitterrand en fera un proche collaborateur, sans jamais, pourtant, intégrer le cercle des intimes.
Les plus hautes fonctions
Après la victoire historique de la gauche en 1981, il sera secrétaire général de l’Elysée. Là encore, il va faire preuve d’une très grande habileté politique. C’est le temps, sous mon gouvernement, des lois de décentralisation et des grandes réformes sociales : retraite à 60 ans, augmentation des minima sociaux, notamment des retraites et des prestations sociales, 5ème semaine de congés payés etc…
Très actif, il développera et renforcera les relations avec les organisations syndicales. Cette action, que nous avons conduite ensemble, nous permettra de faire des réformes d’une ampleur sans précédent depuis le Front Populaire et de gagner le tournant de la rigueur sans une opposition résolue des organisations syndicales.
Même lorsque plus tard, le système industriel français s’est transformé, voire, parfois effondré, et que nous avons été confrontés aux crises du charbon, de l’acier, du textile et de l’industrie lourde, les relations avec les syndicats ne furent jamais hostiles. Krasucki allait même jusqu’à me réveiller au petit matin pour m’informer des actions que la CGT allait mener dans telle ou telle usine !
Quand, en 1982, Nicole Questiaux, en désaccord avec ma politique sociale (elle en voulait davantage !), quitta ses fonctions ministérielles, je fis de Pierre Bérégovoy le ministre des Affaires sociales et de la solidarité nationale. J’avais désormais de lui l’image d’un homme enraciné au cœur des réalités tout en maintenant le champ rigoureux de son analyse politique.
Je connaissais aussi sa phénoménale force de travail, son efficacité dans l’action et sa capacité à « faire face » avec pragmatisme. Autant de qualités indispensables pour remplir à bien la mission que je lui confiais : prolonger la rigueur sur le terrain des équilibres de la sécurité sociale, l’objectif étant de retrouver en quelques mois l’équilibre du régime d’assurance maladie le plus touché. Il y réussira très bien.
On sait qu’au cours de cette période, nous n’avons pas toujours été sur la même longueur d’onde. Mais il respectera toujours mes arbitrages et celui du président de la République sur les décisions graves qui lui seront soumises.
Il en a été ainsi du blocage des prix et des salaires, qui a entraîné une chute historique de l’inflation en France.
La question de la sortie du SME fut plus difficile car elle mettait en jeu de fortes convictions politiques, qui opposaient les tenants d’un retour à une certaine forme de protectionnisme aux partisans de l’adhésion au marché commun. François Mitterrand arbitra en faveur de la politique que je soutenais, permettant la constitution de mon 3ème gouvernement.
Pierre Bérégovoy se ralliera à la position de François Mitterrand. Il reconnaîtra même plus tard que nous n’aurions pas accompli les progrès que nous avons fait en France si nous étions sortis du SME.
Dans le gouvernement de Laurent Fabius qui suivit le mien, Pierre Bérégovoy deviendra ministre des Finances. Peu à peu, même si la politique économique suivie a été décidée de façon collective, Pierre Bérégovoy va inaugurer une gestion plus particulière des finances de la France, notamment dans les gouvernements Rocard et Cresson, et plus encore quand il sera enfin Premier ministre en 1992.
Il réussit en grande partie dans ce tournant qu’il imprima à la politique économique de la gauche. Il fut surnommé « le Pinay de gauche » ou encore « M. Franc fort ». Acharné à lutter contre l’inflation, impôt qui frappe les pauvres, il défendit la monnaie et approuva la libéralisation des marchés dans le cadre de la construction européenne comme la naissance de l’euro institué par le traité de Maastricht.
Quelques jours avant sa mort, au cours d’une émission télévisée, il défendit avec force son bilan : « je suis obsédé, dit-il, par le développement de l’emploi et de la protection du pouvoir d’achat. Si nous n’avions pas été protégés par le bouclier d’une monnaie forte, croyez-vous que nous aurions pu avoir en moyenne 3% de croissance par an depuis 1988, que nous aurions pu créer 600 000 emplois et améliorer chaque année de 3% le pouvoir d’achat des ménages ?…La monnaie faible signifie : davantage de chômage, parce que, contrairement aux apparences, on perd de la compétitivité ; elle signifie la spoliation des petits épargnants et des salariés avec le retour de l’inflation, l’appauvrissement de la nation. Une monnaie faible, c’est un pays faible ».
Ces résultats sont indéniables et cette analyse de l’action de Pierre Bérégovoy par lui-même représente ce que je peux dire de plus laudatif ce soir à son endroit.
Pour autant, ce bilan ne fut pas partagé par tout le monde, certains l’accusant de se rallier à un libéralisme pur et dur. Par ailleurs, le débat sur le franc fort fut vif, comme aujourd’hui celui sur l’euro fort, et il reste entier.
Il ne fut pas non plus entendu des Français. Les élections législatives de 1993 allaient se révéler catastrophiques pour le PS, en raison d’un chômage en hausse qui allait leur faire oublier toutes les avancées réalisées par les gouvernements de gauche successifs.
Chers amis, en évoquant la personnalité et l’action de Pierre Bérégovoy, son geste fatal continue de nous affecter profondément. Pourquoi, après avoir mis une telle volonté, une telle passion, une telle force de travail pour mettre en œuvre ses convictions en accédant aux plus hautes responsabilités de l’Etat, avoir choisi d’arrêter net un destin si exceptionnel ?
Moment de fragilité chez « un homme intègre et bon, pétri de tendresse et de fidélité, à la fois préparé à subir les épreuves que réserve le combat politique, et fragile quand ce combat dérive, change de nature et vise au cœur ». Ce sont ces mots que prononcera François Mitterrand dans l’éloge funèbre de celui qui fut son Premier ministre.