La France a connu au cours des quatre années qui commencent en 1981 des avancées sans précédent dans le domaine des libertés. Le 21 avril 1985, invité au soixante-cinquième congrès de la Ligue des droits de l’homme, François Mitterrand tirait un premier bilan de l’action entreprise, des résultats acquis et ouvrait des perspectives vers de nouvelles exigences.
Pour bien saisir la portée de ce discours, il n’est pas inutile de rappeler qu’il intervient huit mois après le retrait de la loi préparé par Alain Savary pour la mise en place d’un grand service public de l’éducation. Cette initiative avait provoqué une levée de boucliers dans le camp de la droite qui prétendait y voir une atteinte à la liberté. Celle-ci tentait ainsi de masquer la réalité de ses combats d’arrière-garde tout au long de la période précédente qui avait précisément vu les libertés constamment progresser sur la plupart des champs les plus fondamentaux de la société. Elle avait donc organisé une série de manifestations en province, puis aux portes de Paris, à Versailles, où le 4 mars défilaient plus de huit cent mille personnes. Le thème principal scandé et affiché tout au long du cortège était la mise en accusation de liberticide. François Mitterrand qui avait le sentiment d’avoir au contraire agi pour garantir la liberté de l’enseignement, d’avoir tout fait pour que la sérénité conduise aux décisions en avait été blessé. Il avait donc préféré retirer ce projet de loi. Mais la blessure avait laissé quelques traces.
Prenant la parole en clôture de ce soixante-cinquième congrès, François Mitterrand mesure le chemin parcouru depuis son accession à la présidence de la République.
Vous avez justement évoqué à cet égard, monsieur le Président1, l’action accomplie depuis quelques années dans le domaine des libertés. Il est vrai que dans le domaine judiciaire des mesures essentielles sont intervenues.
Pour la première fois dans son histoire, notre justice ne connaît plus peine de mort ni juridiction d’exception. Nous avons reconnu aux justiciables le Droit de recours devant la Commission et la Cour européennes des Droits de l’homme. Nous avons aussi renforcé les garanties de «l’Habeas Corpus» par l’instauration du débat contradictoire à égalité entre la défense et l’accusation devant le juge d’instruction avant toute mise en détention.
Les progrès de la conscience européenne
Cette évolution de notre justice se poursuivra. Et puisque l’abolition de la peine de mort a été consacrée comme l’une des expressions des droits de l’homme en Europe par le protocole additionnel no 6 à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, j’ai décidé de demander au Conseil constitutionnel d’apprécier la conformité de ce protocole à notre Constitution, notamment au regard de l’article 16, afin d’ouvrir la voie à la ratification par le Parlement de ce protocole international. Car, pour nous, les droits de l’homme ne se divisent pas et la France ne saurait à la fois se proclamer européenne et demeurer à l’écart des progrès de la conscience européenne. Mais les droits de l’homme ne se réduisent pas aux matières juridiques traditionnelles ou à l’action diplomatique.
Nous avons appris du mouvement ouvrier qu’ils devaient avoir leur place dans l’entreprise. Sans contester le rôle des entrepreneurs, il fallait donner aux travailleurs, sur leur lieu d’emploi, le droit à la parole, à la consultation, à l’échange sur leurs conditions de travail. Une réflexion sur le temps de travail, le temps de vivre, le temps des loisirs, voilà qui est nécessaire à une nouvelle forme de civilisation qui s’ébauche. Les droits de l’homme ne sauraient être séparés de l’ensemble des droits sociaux.
Nous avons appris des femmes qu’une société se juge aussi sur la place qu’elles y occupent. Et nous oeuvrons pour qu’elles obtiennent en fait l’égalité des rôles qui leur est reconnue en droit, mais qu’une longue oppression historique leur conteste : accès à l’emploi, aux postes de direction, meilleur partage du poids comme de la joie des enfants.
Des zones d’ombre demeurent
Bien entendu, si les droits de l’homme sont en progrès, il reste bien des zones d’ombre, et encore l’expression est bien faible, dans l’humanité humaine, dans notre propre pays.
Je vous avais parlé du racisme, c’est le thème essentiel à l’heure où nous parlons. Oh, certes, ce terme recouvre beaucoup d’idées différentes, toutes également pernicieuses, mais il désigne un comportement tristement identique.
Sans atteindre les dimensions que l’on a connues naguère, dans notre jeunesse, le racisme survit chez nous, je veux parler de chez nous en France, comme une trace sanglante que le temps n’efface pas. On en voit réapparaître les expressions, les agressions exploitées par des démagogues auxquels le temps écoulé depuis les crimes de la dernière guerre mondiale permet de faire appel au vieux démon que l’on croyait exorcisé et le racisme quotidien prend les traits qui lui sont propres : ceux de la xénophobie ; d’abord et bien entendu aussi à l’encontre des étrangers les plus démunis, je ne suis pas sûr que soient traités de la même façon les riches et les pauvres. L’injustice sociale s’ajoute ainsi à la passion raciste.
C’est pourquoi l’anathème et la condamnation ne suffisent pas à conjurer ces tentations-là ou ces actions. Il faut des mesures concrètes, nationales, régionales, municipales. Il faut y répondre par des mesures pratiques : pensons aux immigrés.
Tout immigré en conformité avec nos lois…
Un moment une campagne s’est engagée qui voulait prétendre que nous avions renversé la position initiale de ces trois à quatre dernières années à l’égard des immigrés. Mensonge !
Il ne faut pas confondre : tout immigré en conformité avec nos lois, venu chez nous en nous faisant confiance, cherchant un travail mais aussi prenant part au développement de l’économie française, doit être protégé comme s’il était l’un de nos nationaux.
Facile à dire, difficile à faire. Vous voyez de quelle façon ont été attribués les logements, quand il y en a. Voyez les mesures de police, de contrôle, ce qui souvent est considéré comme vexations : le temps perdu, les files d’attente, de réception désagréable. Aussi avons-nous porté, pour chacun des immigrés qui se trouvaient dans cette situation, des délais nouveaux, en dix ans ils peuvent trouver un certain repos, une certaine confiance dans leurs relations avec notre administration.
Les conditions de travail, les lois syndicales. Je crois pouvoir dire que, sur chacun de ces points nous avons réalisé de grands progrès : que les immigrés le savent. Les immigrés savent que, si le droit est respecté, s’ils le respectent, chaque jour nous essaierons de leur apporter les moyens matériels qui leur permettront de se sentir des hommes et des femmes égaux dans la société française. Cela pose quelques problèmes. Vous en avez évoqué un, celui du droit de vote, matière un peu délicate, généralement assez mal reçue, pas ici assurément.
Moi j’ai une conviction, elle m’est personnelle, c’est quelquefois le moyen de faire passer mes idées personnelles – oh | pas autant que vous le croyez, qu’on le dit – j’ai été frappé au cours de quelques voyages en France, récemment encore à Amiens, devant des milliers quelquefois des dizaines de milliers d’immigrés parfaitement insérés dans la société française, il faut dire qu’ils y travaillent, qu’ils respectent nos lois, qu’ils vivent honnêtement, qu’on leur doit beaucoup.
Ce n’est pas par charité d’âme que les immigrés ont été parfois transportés massivement dans les banlieues de nos villes, ont été ramassés par camion, par charter dans les pays d’Afrique du Nord.
Ce n’est pas par bonté d’âme et ils sont là et nous leur devons beaucoup. Puis je les voyais circuler là dans leurs quartiers généralement suburbains, manquant de beaucoup et d’éléments indispensables non seulement au confort mais aussi tout simplement à la capacité de vivre, en dépit d’un grand dévouement des édiles locaux.
Dans une société qui se croit civilisée
Bon, alors il m’est facile de vous dire que j’éprouvais ce sentiment-là. Je me disais : comment, dans une société qui se croit civilisée, est-il concevable que vivent des hommes, des femmes dépendant des conditions qui leur sont créées sans qu’ils puissent émettre leur avis sur ces conditions-là ?
Je suis allé visiter quatre villes, La Courneuve, les Minguettes, beaucoup d’autres quartiers en France réputés parmi les plus chauds ou les plus difficiles.
J’ai été partout reçu – sans renfort de police – croyez-moi, j’y ai reçu partout un accueil ouvert.
J’étais là parce que, dans les semaines précédentes tel ou tel acte de violence s’y était produit, telle ou telle révolte, que j’estimais naturelle en raison des conditions dans lesquelles ces gens vivaient, j’ai pu parler avec eux et je me suis rendu compte que, sans prétendre apporter une solution miracle, certaines conditions matérielles, si elles pouvaient être réunies, répondraient déjà largement à la question.
Pour l’organisation des banlieues
J’ai vu des hommes et des groupes, comme ceux qui sont animés par le député Bonnemaison ou par le député Pesce comme avant lui par Dubedout, j’ai pu voir qu’un travail d’un grand sérieux, d’une grande constance et d’une grande efficacité se mettait en place.
De même que pour l’organisation des banlieues, nous avons ébauché des plans, qui sont aujourd’hui mis en oeuvre pour que l’urbanisme, indépendamment même du logement, pour que les loisirs, l’esthétique puissent enfin répondre à ce qu’est en droit d’attendre tout être humain dont la vie est déjà suffisamment accablée par les conditions de travail, par l’absence de travail, et qui doit aussi trouver le moyen de disposer de centres familiaux, d’être quelqu’un dans une collectivité, la leur ou les leurs. Et nous avons engagé une action dont je sais bien qu’elle est largement insuffisante mais elle s’engage dans cette voie.