L’actualité – le vingtième anniversaire de la « chute » du mur, la publication d’archives du Foreign Office sur certains entretiens Mitterrand-Thatcher de décembre 1989 et janvier 1990, pléthore d’émissions programmées – m’amène à revenir aux événements de 1989/1991 et à la politique française à l’égard de la réunification allemande. D’autant qu’on voit refleurir, indifférentes aux faits et aux acquis de la recherche historique de ces dernières années des interprétations négatives, erronées, identiques à elles-mêmes et toujours aussi simplistes.
L’Occident a tendance à conserver dans sa mémoire, émotive et schématisée, la « Chute » du mur comme un moment héroïque, une sorte d’effondrement des murailles de Jéricho sous les coups de boutoir de manifestants courageux, polonais ou est-allemands, combattants de la liberté. Et comme le point de départ de la fin de l’URSS. En réalité, et ceci n’enlève rien au grand courage des Polonais de Solidarnosc (face à l’URSS de Brejnev), la « chute » du mur a été un aboutissement plutôt qu’un point de départ : celui de la désagrégation d’un régime condamné dès mars 1985, comme les autres « démocraties populaires », par la décision historique de Gorbatchev de ne jamais recourir à la force pour maintenir les régimes communistes d’Europe de l’Est. Condamné aussi par l’incapacité de ces régimes à profiter des années 1985-1989 pour se réformer – si c’était encore possible – puisqu’ils prétendaient avoir déjà fait leur perestroïka !
Quand vient novembre 1989 cela fait quelques mois déjà que les Allemands de l’Est partent vers la Hongrie puis l’Autriche sans que Gorbatchev lève le petit doigt pour les en empêcher, au contraire ! C’est donc un régime exsangue qui finit par laisser les Berlinois de l’Est franchir le Mur le 9 novembre. À l’époque, Helmut Kohl reste encore très prudent quant au calendrier de la future réunification, mais le torrent des faits va tout entraîner en quelques mois.
Cette illusion d’optique occidentale, ce triomphalisme nourri de la chute de l’URSS ne sont pas étrangers aux erreurs occidentales et à l’hubris, des quinze années suivante qui ont culminé avec la politique de Bush II et qui ont failli conduire l’Occident à une impasse face à l’émergence du monde multipolaire.
Il faut ensuite revenir, sans se lasser, à la politique allemande de François Mitterrand.
Dès octobre 1981, il prévoyait devant un Helmut Schmidt sceptique que d’ici « quinze ans », l’URSS serait trop affaiblie pour empêcher la réunification allemande. Ce n’était pas mal vu…
Cette juste prémonition a certainement contribué à l’intensité de sa politique préparatoire franco-allemande et européenne des années précédant 1989, avec Helmut Kohl.
Il ne s’est jamais demandé s’il était « pour » ou « contre » la réunification ! Comment a-t-on pu laisser des médias ou des opposants hostiles imposer, jusqu’à aujourd’hui et de façon pavlovienne, une grille d’interrogation aussi débile et aussi inexacte ?
Uniquement pour faire à François Mitterrand une sorte de procès manichéen et anachronique. La question ne s’est jamais posée en ces termes. Comment un dirigeant européen, un dirigeant français, aurait pu contester un instant, moralement et politiquement, la légitimité de l’aspiration des Allemands à la réunification ? Mais il aurait fallu être un simple commentateur, ou un groupie sans aucune responsabilité, et pas un homme d’État, pour n’être pas préoccupé par la seule question qui vaille : comment faire, le moment venu, pour que cela se passe bien ? Et ceci alors que tant d’analystes pensaient depuis des décennies que c’était le sujet d’où pouvait sortir une nouvelle guerre en Europe.
D’où les critères que François Mitterrand a mis en avant, au fil des années, et clarifié dès le printemps 1989, plusieurs mois avant la « chute » du mur :
– l’aspiration des allemands à la réunification est légitime ;
– il faut qu’elle se passe démocratiquement. Il faudra donc pour cela des élections libres en RDA ;
– il faut qu’elle soit pacifique. Les Allemands doivent donc confirmer la frontière Oder Neisse avant la réunification et renoncer aux armes ABC ;
– il fallait enfin que la réunification renforce la construction européenne et ne l’affaiblisse pas (cela donnera Maastricht).
François Mitterrand voulait également, même s’il ne l’a pas dit expressément avant 1989/1990, que cela n’entraîne pas la chute de Gorbatchev.
En revanche, rien de sa part sur le maintien de l’OTAN, préoccupation première des Américains.
Est-ce que François Mitterrand a eu des désaccords avec Helmut Kohl, voire des tensions ? Bien évidemment.
Par exemple, quelques semaines avant le conseil européen de Strasbourg de décembre 1989. Helmut Kohl, brusquement, hésitait à aller jusqu’au bout de la démarche (méritoire !) vers la monnaie unique alors qu’il l’avait admise auparavant. Cette tension disparut lorsque ce dernier donna son accord, deux jours avant ce Conseil.
Plus sérieusement, ces tensions existèrent pendant trois ou quatre mois à propos de la frontière Oder Neisse. Le 10 novembre, Helmut Kohl avait dit : en tant que Chancelier de la RFA, je reconnais la frontière Oder Neisse, mais l’histoire a sa propre dynamique. D’où l’inquiétude de ses partenaires. Dès lors, François Mitterrand ne cesse de lui demander de clarifier sa position et de ne pas jouer avec le feu. Mais le Chancelier reste dans le flou. Il n’est pas ambigu sur le fond, mais il n’est pas très populaire à ce moment là et ne veut pas s’aliéner le vote de millions d’Allemands réfugiés ou descendants de réfugiés, nostalgiques de l’ancienne géographie.
François Mitterrand trouve cela grave et dangereux. Il a raison. Genscher lui-même s’en inquiète et vient le dire au Président. Les Polonais s’alarment eux aussi et viennent à Paris. C’est dans ce contexte que François Mitterrand et Margaret Thatcher échangent quelques propos acides sur l’ambigüité de Kohl, allant jusqu’à dire qu’il veut faire aussi bien qu’Hitler pour rassembler les terres allemandes. Et ceci sans qu’on ait le droit de le critiquer ! Propos énervés et datés qui ne sont pas plus à lire au premier degré que quand Kohl, agacé par les compliments qu’il entendait sur les talents de communicant de Gorbatchev, rétorquait : « Goebbels aussi ». Des propos que Gorbatchev lui rappelle de temps en temps, amicalement.
Tout cela a disparu avec la mise en place, à l’initiative de Roland Dumas et de Hans-Dietrich Genscher, de la négociation 4+2.
Il y avait eu auparavant d’autres désaccords entre François Mitterrand et Helmut Kohl. En 1988, sur le refus du Chancelier d’harmoniser la fiscalité sur l’épargne avant la libéralisation des mouvements de capitaux. Plus tard, en 1990/1991, sur son fatalisme face à la désintégration de l’ex-Yougoslavie du fait de la sympathie de l’opinion allemande pour les Slovènes et les Croates et ceci alors que Bush, Major, Craxi, Gonzales et Mitterrand voulaient la ralentir pour mieux la contrôler et la rendre moins tragique. Tout ceci est normal. Un président français et un chancelier allemand n’ont pas automatiquement la même position. Qu’ils aient des désaccords n’est pas un drame, s’ils les surmontent.
Les positons de François Mitterrand et de Margaret Thatcher étaient-elles les mêmes ?
Non, pas du tout, en dehors de quelques moments d’agacement partagés durant l’hiver 89/90. Thatcher était alors vraiment inquiète de la réunification ; François Mitterrand n’était que préoccupé. Mais comme elle refusait la relance européenne portée par François Mitterrand et Helmut Kohl, elle n’avait pas d’option de rechange.
Comme Gorbatchev, Bush et Thatcher, François Mitterrand et Helmut Kohl ont joué chacun leurs rôles légitimes, spécifiques et au final complémentaires. Globalement la réunification a été bien gérée. Les désaccords franco-allemands transitoires et compréhensibles n’ont empêché ni Maastricht, ni les larmes de Kohl à Notre Dame. Tous les travaux récents sérieux (Bozzo, Schabert, spécialistes américains) vont dans ce sens.
Bien sûr quelques canards sans tête, résidus de polémiques de l’époque (fureur de la droite allemande contre François Mitterrand à propos d’Oder Neisse ; besoin des opposants en France de trouver des angles d’attaque), circulent à nouveau, de ci, de là, mais avec le temps elles perdent de leur crédibilité.