«Changer le travail pour changer la vie?» Cet ouvrage de Matthieu Tracol nous ramène à ce qui fut un des chantiers parmi les plus emblématiques et les plus disputés du premier septennat de François Mitterrand, celui des « lois Auroux ».
Il nous propose une genèse de ces lois issues d’une somme de réflexions qui avait parcourue toute la décennie précédente. D’un débat animé par de nombreux secteurs de la société, à gauche bien sûr, mais aussi à droite. Entre les partis politiques et en leur sein. De même entre les différents syndicats de salariés. Y compris, parfois, dans les franges de quelques organisations patronales. Il suit le cheminement des idées de ces différents protagonistes. Il éclaire ce que fut à l’échéance fatidique, mai 1981, la circonvolution des jeux d’influence. Il campe enfin ceux qui furent au cœur de cette gestation, de ces négociations tous azimut. Parmi eux : Michel Praderie et Martine Aubry, rue de Grenelle, Bernard Brunhes, à Matignon, et bien sûr Jean Auroux, nommé ministre du Travail du gouvernement de Pierre Mauroy.
A partir du 22 mai 1981, le député-maire de Roanne se trouve donc à piloter la mise en oeuvre d’un volet non négligeable de ce qui doit porter la marque de la rupture à laquelle se sont engagés les socialistes depuis leur congrès d’Epinay.
Sa feuille de route découlait bien sûr des « Cent dix propositions pour la France » du candidat François Mitterrand. Mais Matthieu Tracol nous fait noter que celle-ci, au moment où Jean Auroux prend les rênes de son ministère, lui est formulée dans des termes plutôt généraux : « Cela lui laissait le champ libre, note l’auteur, pour définir quels seraient ces « droits nouveaux » des travailleurs à mettre en œuvre et quelle «réforme de l’entreprise» il convenait de mener »
Ce n’est pas le moindre mérite de cet ouvrage que de nous ramener à ce que furent ces débats, aujourd’hui sortis de notre mémoire. Il montre en particulier que ces lois fameuses sont, pour une bonne part, le résultat d’une confluence des réflexions des plus variées, à partir de fondements idéologiques le plus souvent antagonistes. Il nous rappelle qu’au cours de la décennie qui précède l’élaboration de ce qu’il est convenu de nommer le « rapport Auroux », puis des lois qui en ont découlé, la question de l’entreprise, de son organisation, de sa finalité, de ses modes de management autant que celle des droits des salariés était au cœur de la réflexion sur l’évolution, la « modernisation » de la société française.
En arrière-plan, bien sûr, le Parti socialiste. Aux premiers jours, puis au moment de la conclusion. Pour lui, les nouveaux droits des travailleurs, la démocratie économique étaient, avec les nationalisations, les principaux outils de transformation sociale à laquelle il aspirait. A ceci s’ajoutait la prééminence accordée au Plan face au marché. Un Plan mythifié par certains, simple outil pour d’autres. Et Matthieu Tracol de nous remettre en esprit comment les principaux pilotes de ce dossier, d’une certaine manière le noyau dur de ceux qui furent alors à la manœuvre dans les cabinets, viennent précisément du Commissariat au plan ou sont très proches de sa culture et de ses pratiques. Une culture dans laquelle la recherche des convergences entre partenaires est érigée en méthode constante.
L’ouvrage propose également un tableau exhaustif des forces ou des milieux en présence., leurs sources d’inspiration., le chemin qu’ils ont parcouru au cours des années précédentes. Car le terrain était loin d’être vierge. Il était même luxuriant, avec des points de repères incertains. Avec, pour quelques-uns, le thème de l’autogestion qui avait jusque-là fortement sous-tendu le débat à l’intérieur et entre les formations politiques les plus influentes de la gauche. Avec plus que des nuances de l’une à l’autre. « Cette idée, relève l’auteur, était d’autant plus en vogue qu’elle était vague et multiforme et que des contenus très différents pouvaient lui être donnés. PSU bien sûr, mais aussi PS et même PCF purent se revendiquer à un moment de leur histoire de la philosophie autogestionnaire, sans y mettre naturellement le même contenu.»
En contre-point, Matthieu Tracol nous dresse le tableau de la réflexion menée au cours de la même période par ce qu’il appelle les « élites économiques et technocratiques ». Il cite en particulier l’ouvrage marquant et remarqué à l’époque de François Bloch-Lainé «Pour une réforme de l’entreprise». Celui-ci n’avait cessé d’alimenter le débat sans jamais se traduire dans des mesures concrètes au niveau législatif.
Il met également en avant le rapport confié par le président de la République, Valéry Giscard d’Estaing, au maire de Blois, Pierre Sudreau, sur la « Réforme de l’entreprise ». Ce rapport connut alors une large diffusion dans le public et fut au centre de nombreux débats. Il ne connut par contre pas la moindre traduction dans les faits au cours de ce septennat. Il avait fini par se réduire, comme le suggère Matthieu Tracol, à n’être « d’une certaine manière, la réponse giscardienne au programme commun ». Mais il n’était pas passé inaperçu. Il avait laissé des traces, peut-être parce qu’il n’avait pas été soumis à l’épreuve du feu, et sans doute aussi parce que, comme l’analyse l’auteur, « les principes développés y étaient fort généreux. » Paradoxalement, en 1981, quelques unes des idées et des propositions qui y avaient énoncées resurgissent rue de Grenelle, après avoir été retravaillées.
Au final, parmi les influences les plus notables qui devaient marquer ce train de quatre lois, l’auteur relève comme prépondérante celle de la CFDT. Il faut dire que plusieurs des membres des cabinets concernés en sont proches et que Bernard Bruhnes, conseiller social de Pierre Mauroy, se présente alors « comme un cédétiste » des plus convaincus. Une convergence qui est longuement et finement analysée par l’auteur, comme il le fait des affinités flagrantes avec la production de la publication « Echange et projets » fondée en 1974 par Jacques Delors.
L’ouvrage nous fait revivre un cycle de négociations d’une qualité et d’une rare densité avec l’ensemble des partenaires sociaux. Il nous remet ensuite en lumière les péripéties d’un débat parlementaire particulièrement houleux au cours duquel se distingue tout particulièrement, au nom de l’opposition, le député Philippe Séguin, mais également Georges Marchais qui cherche à durcir un corpus législatif que Lionel Jospin, alors Premier secrétaire du PS, vient de qualifier de « raisonnable et plutôt sage. »
A la fin de l’année 1982, les lois étaient adoptées. Au total, c’est plus du tiers du Code du travail qui avait été modifié. Parmi leurs principales innovations, citons entre autres :
– l’encadrement du pouvoir disciplinaire du chef d’entreprise et du règlement intérieur, au moyen notamment de l’interdiction de toute discrimination : « aucun salarié ne peut être sanctionné ou licencié en raison de ses opinions politiques, de ses activités syndicales ou de ses convictions religieuses » (loi du 4 août 1982).
– l’attribution au comité d’entreprise d’une dotation minimale de fonctionnement égale à 0,2 % de la masse salariale brute (loi du 28 octobre 1982) ;
– l’obligation annuelle de négocier dans l’entreprise, sur les salaires, la durée et l’organisation du travail (loi du 13 novembre 1982) ;
– la création du comité d’hygiène et de sécurité et des conditions de travail fusionnant le comité d’hygiène et de sécurité et la commission d’amélioration des conditions de travail, (loi du 23 décembre) ;
– le droit de retrait du salarié en cas de situation de danger grave et imminent (loi du 23 décembre 1982).