À quelques jours du quarantième anniversaire du 10 mai 1981, s’amplifie dans l’opinion l’une des plus choquantes opérations de manipulation de notre histoire depuis longtemps.
Cette opération, qui n’admet aucune critique ni contestation, cherche à imposer l’idée folle que la France se serait, au printemps et à l’été 1994, rendue complice du génocide des Tutsis au Rwanda. Et celles et ceux qui contestent cette idée, d’être accusés de nier le génocide lui-même !
Le rapport Duclert vient de faire justice de cette imputation : la complicité de la France y est explicitement écartée.
Une nouvelle offensive médiatique encore plus violente vient pourtant d’être engagée avec toujours le même objectif : tenter de discréditer la France aux yeux de l’Afrique et François Mitterrand à ceux de l’histoire.
Cette offensive s’appuie non sur les éléments figurant dans le Rapport mais sur l’interprétation qu’en donnent nombre de ses commentateurs, y compris son auteur, tous stigmatisant de manière systématiquement partiale à la fois la supposée trop grande proximité du Président Mitterrand avec le Président Habyarimana, le prétendu « aveuglement ethniciste (sic) » des dirigeants français et un mode de décision solitaire et personnel.
Il n’est pas nécessaire d’insister sur la visée politique de cette opération. Tenons-nous donc aux faits, et exclusivement aux faits :
- S’agissant du processus de décision, nous rappellerons que :
- Dès la guerre du Golfe, en 1990, le président Mitterrand avait accepté la proposition de l’Amiral Lanxade et d’Hubert Védrine de mettre en place un Conseil Restreint pour rationaliser les mécanismes de décisions, et que c’est dans ce cadre que toutes celles relatives au Rwanda ont ensuite été arrêtées, à commencer par le premier envoi de forces militaires françaises en 1990.
- À partir de mars 1993, la France est en cohabitation, et c’est dans ce cadre que s’effectuera la gestion des évènements de 1994 : l’attentat contre l’avion des deux présidents du Rwanda et du Burundi, le génocide, la négociation à New-York pour obtenir un mandat, et l’opération Turquoise.
- S’agissant des autres accusations, celles-ci sont toutes contredites, ou en tout cas relativisées et minorées, par un rappel très simple de la chronologie, qui est en général volontairement embrouillée, et par l’aboutissement : le compromis politique imposé à Arusha constamment omis et pourtant au cœur de la stratégie française et sans lequel celle-ci est rendue illisible !
- Quand Kagamé attaque avec son mouvement, le FPR, et le soutien de l’armée de l’Ouganda, en octobre 1990, c’est pour reprendre le pouvoir au Rwanda, pas pour empêcher un génocide qui ne menace pas encore. Ce qui n’est jamais rappelé !
- Quand le président Mitterrand décide de stopper cette offensive, c’est parce que, si la France laisse une minorité (tutsie), appuyée sur l’armée d’un pays voisin, essayer de reprendre le pouvoir par la force dans un pays où les hutus forment environ 85% de la population, cela voudrait dire que la garantie française pour la stabilité de l’Afrique, du Sénégal jusqu’à Djibouti, ne vaut plus rien, et conduirait inexorablement, dans le cas du Rwanda, à d’immenses massacres. C’est ainsi précisément parce qu’il anticipait sur cette effroyable évolution, que François Mitterrand choisit d’engager la France. Les avertissements qui ont suivi de la part de militaires ou de diplomates, et qu’on lui reproche de ne pas avoir entendus, ne seront pour lui que des confirmations.
- L’intervention de la France vise donc alors à bloquer militairement les offensives venues de l’Ouganda, et obliger politiquement le gouvernement hutu à régler la question des réfugiés, c’est-à-dire à permettre aux Tutsis réfugiés en Ouganda de revenir au Rwanda dans des conditions de sécurité.
- La situation en 1990, 1991, 1992 est ensuite marquée par les offensives répétées du FPR de Paul Kagamé et les massacres de nombreux cadres hutus dans les zones conquises, alimentant une évolution et un délire génocidaires de certains responsables hutus, prêts à tout pour empêcher la reprise du pouvoir par la minorité tutsie.
- C’est bien parce qu’elle reste consciente de cette menace que la France ne cesse durant cette période de faire pression sur les deux parties pour les amener à la négociation, ce qu’elle ne peut faire que parce qu’elle est militairement engagée et qu’elle protège le Rwanda des attaques venues de l’Ouganda, pour que les hutus majoritaires acceptent un compromis politique, c’est-à-dire un partage du pouvoir. Le président Habyarimana s’y résigne bon gré mal gré, mais une partie des responsables hutus s’y opposent catégoriquement, et lancent de plus en plus clairement des appels au génocide (ex. : la Radio des Mille Collines).
- C’est ainsi une course de vitesse qui est engagée par la France entre cet engrenage épouvantable, redouté par François Mitterrand depuis 1990, et les efforts de plus en plus pressants pour arriver à un compromis politique. Des discussions préliminaires ont lieu grâce à ces pressions françaises dès 1992 à Arusha. Et c’est le 4 août 1993 (sous la cohabitation, Alain Juppé étant Ministre des Affaires Etrangères) que sont signés des accords de paix à Arusha. Ils prévoient un gouvernement de transition au sein duquel 5 ministères sur 21, dont l’Intérieur, soient réservés aux Tutsis, et il est prévu que 40 % de l’armée sera tutsie (les Tutsis représentent à l’époque 12 à 13 % de la population). Le poste de président de la République doit être réduit à une simple fonction de représentation. Ce sont donc des accords globalement favorables aux Tutsis que la France a fini par faire accepter au président Habyarimana, contre les extrémistes hutus, ce qu’elle n’aurait pas pu faire si elle n’avait été militairement présente depuis 1990 et si, comme on le lui reproche, elle n’avait eu d’autre but que de consolider le régime en place à Kigali !
Comment peut-on parler de « faillite » de la politique française alors qu’elle vient d’obtenir à ce moment le résultat politique qu’elle poursuivait depuis 4 ans ? - La France pense avoir réussi à enrayer la guerre civile. Elle retire ses troupes, comme le demande le FPR, et le relais est passé, par la Résolution 872 du Conseil de Sécurité de l’ONU, à une mission des Nations Unies pour l’Assistance au Rwanda (MINUAR), conformément aux Accords de Paix d’Arusha.
- C’est ce processus que viendra briser le 6 avril 1994 l’attentat perpétré contre l’avion du Président Habyarimana rentrant d’Arusha, attentat qui sera suivi d’une nouvelle offensive du FPR et du déclenchement du génocide.
- La France, qui s’est retirée, se battra alors seule auprès du Conseil de Sécurité pour l’envoi d’une force sous mandat de l’ONU destinée à mettre fin aux massacres, envoi retardé par l’hostilité ou l’indifférence de la totalité des autres membres permanents. Attitude qui n’est curieusement jamais questionnée. La décision (Résolution 929 du 22 juin 1994) interviendra seulement trois mois plus tard, le pire étant survenu. Ce sera l’opération Turquoise que la Commission Duclert a exonéré des reproches qui lui avaient été faits.
S’il est normal et même légitime que la politique de la France dans cette tragédie soit discutée et interrogée, rien n’est plus injuste ni plus contraire à la vérité historique que de chercher à lui faire porter la responsabilité morale d’évènements contre l’enchaînement desquels elle est la seule à s’être battue. Imputer à François Mitterrand un aveuglement coupable et « raciste » au bénéfice de l’un des deux camps est par ailleurs insensé.
Que ce point de vue ne parvienne pas à s’exprimer dans les grands médias qui le censurent ne l’empêchera pas au regard de l’histoire de s’imposer.