« Après 1958 les choses ont changé. Ce qui m’autorise à répéter qu’en 1965, oui, j’étais le candidat des forces de progrès – de certaines forces sociales – en face du général de Gaulle ; que je respectais et que j’admirais, mais auquel je ne pouvais pas identifier ma propre démarche. »1
La IVe République est à l’agonie, rongée par le cancer algérien. Les gouvernements se succèdent. Lorsque, en mai 1958, Pierre Pfimlin est appelé à Matignon, les militaires et les colons d’Algérie décrètent un gouvernement provisoire. Ils menacent d’entreprendre une action armée sur la capitale si le président de la République n’appelle pas le général de Gaulle au pouvoir. René Coty accepte. Après une mise à l’écart de douze ans, le plus célèbre des Français revient donc sur le devant de la scène politique.
Or, si la majeure partie du personnel politique se rallie à la solution gaulliste, quelques-uns s’opposent à ce « coup de force ». François Mitterrand est de ceux-là. L’ancien ministre n’hésite pas à l’affronter. Le 1er juin 1958, il prononce à l’Assemblée nationale ce terrible réquisitoire : « Lorsque, le 10 septembre 1944, le général de Gaulle s’est présenté devant l’Assemblée consultative issue des combats de l’extérieur ou de la Résistance, il avait auprès de lui deux compagnons qui s’appelaient l’honneur et la patrie. Ses compagnons d’aujourd’hui, qu’il n’a sans doute pas choisis mais qui l’ont suivi jusqu’ici, se nomment le coup de force et la sédition. La présence du général de Gaulle signifie, même malgré lui, que désormais les minorités violentes pourront impunément et victorieusement partir à l’assaut de la démocratie. » De Gaulle prend malgré tout le pouvoir. Il rédige une nouvelle constitution et la fait adopter par les Français. François Mitterrand, qui a appelé à voter contre, ne tarde pas à faire les frais de son opposition. Aux législatives suivantes, il est battu.
1959 est une année noire pour François Mitterrand. Désormais éloigné du pouvoir, il entame une première traversée du désert. Encore pouvait-il compter sur sa notoriété, mais l’affaire de l’Observatoire l’atteint de plein fouet. Dans la nuit du 15 octobre 1959, la voiture de François Mitterrand est en effet mitraillée. Ce dernier a juste eu le temps de sortir de son véhicule pour se jeter dans le jardin de l’Observatoire où il s’abrite. S’il échappe ainsi aux balles, c’est grâce à l’intervention d’un certain Pesquet, ancien député d’extrême droite, qui l’a prévenu qu’une action se préparait contre lui. Mais, coup de théâtre, Pesquet affirme quelques jours plus tard que c’est en fait à l’instigation de François Mitterrand lui-même qu’il a fomenté cet attentat. Le piège se referme sur François Mitterrand. En 1995, Robert Pesquet a fait le récit de ces événements dans un livre au titre évocateur – Mon vrai-faux attentat contre Mitterrand. Il y disculpe le futur Président. Du reste, bien avant cela, les poursuites judiciaires contre ce dernier avaient été abandonnées, le juge s’étant aperçu que ledit Pesquet avait tenté de piéger quelques mois plus tôt M. Bourgès-Maunoury, ancien président du Conseil, dans les mêmes conditions. Mais le mal est fait : l’affaire de l’Observatoire discrédite François Mitterrand pour de longues années. Les années soixante démarrent donc au plus mal. Aux portes de la présidence du Conseil quelques mois auparavant, on le dit désormais « fini ». Nombre de ses relations se détournent de lui. Mais François Mitterrand est tenace. Élu de la Nièvre depuis 1946, sa mise à l’écart des affaires parisiennes a été pour lui l’occasion de consolider ce bastion. En mars et avril 1959, il s’est fait élire tour à tour maire de Château-Chinon (il le restera jusqu’en 1981) et sénateur de la Nièvre. Il parvient à conserver son poste de conseiller général dans le département et en devient même le président en 1964. Il prend par ailleurs la direction du Courrier de la Nièvre.
Il prend aussi le temps de voyager. Il découvre notamment la Chine et publie à cette occasion son quatrième livre, La Chine au défi, en 1961.
Durant cette mise en quarantaine, la situation politique évolue. Un petit parti comme l’UDSR n’a plus sa place dans les institutions de la ve République. François Mitterrand l’a très vite compris. Il s’en éloigne et laisse cette formation péricliter. Surtout, le général de Gaulle a tourné la page du drame algérien grâce aux accords d’Évian de 1962. La classe politique s’attelle à d’autres dossiers. En premier lieu, la poursuite des réformes institutionnelles. Fort de sa popularité, de Gaulle propose alors d’élire le président de la République au suffrage universel direct. C’est l’occasion pour François Mitterrand de mettre un terme à son silence : aux élections législatives de 1962, si le parti gaulliste l’emporte largement, si le coup est dur pour la gauche, il l’est moins pour François Mitterrand qui retrouve à cette occasion son siège de député de la Nièvre.
Tous les regards se tournent alors vers la prochaine échéance électorale : l’élection présidentielle. François Mitterrand est l’un des premiers à avoir compris le sens de cette présidentialisation du régime. Hostile à la politique économique menée par le général de Gaulle, très réservé sur sa politique étrangère – en particulier sur sa politique européenne et de défense –, sceptique sur la réforme de la laïcité, résolument critique à l’égard de sa pratique du pouvoir – qu’il décrit comme une sorte de bonaparto-gaullisme –, il a compris que désormais les batailles se jouaient – et se gagnaient – entre deux hommes. Il lui faut donc devenir le principal opposant à la droite.
Dès 1963, prenant acte de la quasi-disparition de l’UDSR, il crée le Comité d’action institutionnel, fédération de clubs républicains et progressistes, à l’intérieur duquel il regroupe ses plus fidèles partisans : Roland Dumas, Claude Estier, Louis Mermaz, Georges Dayan, Georges Beauchamp, Charles Hernu, quelques autres encore, dont le jeune Pierre Joxe, Georges Fillioud ou André Rousselet. C’est ce mouvement qui deviendra bientôt la Convention des institutions républicaines (CIR). C’est aussi à cette époque, en 1964, qu’il publie ce qu’il considérera plus tard comme son meilleur ouvrage : Le Coup d’état permanent. Sous la plume de François Mitterrand, de Gaulle se pare des habits du dictateur. Le livre est un succès.
Le voici donc revenu sur le devant de la scène. Encore faut-il s’installer en son centre.
Pour l’élection présidentielle de 1965, c’est Gaston Defferre qui semble le candidat le mieux placé contre le Général. Et c’est lui qui, dans un premier temps, tente de fédérer la gauche… Mais pas toute la gauche. Seulement la gauche non communiste ! Or, François Mitterrand l’a très bien compris, l’équation politique de la Ve République rend indispensable de s’entendre avec le PCF pour parvenir au pouvoir. L’écart de stratégie est de taille.
En juin 1965, Gaston Defferre ayant échoué à regrouper ses forces, il annonce son retrait. Quelques jours plus tard, la mécanique mitterrandienne se met en branle. Son entourage prend discrètement contact avec Pierre Mendès France, puis avec Waldeck Rochet – premier secrétaire du PCF –, puis avec Guy Mollet pour la SFIO. Pour des raisons très différentes, les trois accordent leur soutien au candidat Mitterrand.
Toutes les conditions sont donc réunies pour que ce dernier annonce sa candidature. Il choisit de le faire quelques heures avant la propre déclaration du général de Gaulle. François Mitterrand signifie ainsi que la campagne se réduira à un face à face.
Dès la nouvelle connue, les critiques fusent. À droite, bien entendu, mais aussi à gauche. Peu importe. Petit à petit, François Mitterrand récolte des soutiens. La campagne relève pourtant du bricolage : pas de moyens, peu d’affiches, pas de grand parti pour rassembler. Que peut peser tout cela contre de Gaulle ? Peu importe. Les meetings en province s’enchaînent. Surtout, le candidat Mitterrand apparaît à l’écran.
À la surprise de tous, à l’issue du premier tour, François Mitterrand place Charles de Gaulle en ballottage. De Gaulle remportera finalement l’élection avec 55,2 % des voix. Mais l’essentiel pour François Mitterrand est sans doute ailleurs : le voici désormais candidat de la gauche.
Dans la foulée de l’élection présidentielle, François Mitterrand a créé la Fédération de la gauche démocrate et socialiste (FGDS) qui sera sa nouvelle « coquille » et qui regroupe toutes les forces de la gauche non communiste.
Il a alors cinquante ans et prépare l’échéance des élections législatives de mars 1967. Pour cela, il s’accorde avec le PCF sur un programme ad minima et rassemble au sein de la FGDS de nombreux clubs politiques. Son plan fonctionne à merveille. Sur une ligne d’opposition résolue, la gauche n’est plus qu’à quelques voix de la majorité.
Mais le plan parfaitement huilé de François Mitterrand va se heurter à un imprévu : mai 1968 déferle sur Paris. Ce bouillonnement « révolutionnaire » laisse la gauche d’appareil incrédule. Surpris, François Mitterrand cherche à comprendre : il participe à des meetings, on le voit dans de nombreuses manifestations, il prend position contre la répression policière, s’exprime plusieurs fois lors des débats de l’Assemblée nationale. Mais il ne prend pas la mesure de ce qui souffle sur le Quartier latin. Ou, plutôt, il échoue à le canaliser.
D’ailleurs, au moment où il tente de le faire, il commet un nouveau faux pas. Devant l’incapacité du pouvoir gaullien à régler la crise – de Gaulle lui-même part pour Baden-Baden après avoir réclamé une sorte de référendum-plébiscite –, François Mitterrand appelle à la constitution d’un gouvernement provisoire avec, à sa tête, Pierre Mendès France.
Dès le lendemain, la télévision d’état procède à un montage éhonté de cette conférence de presse et la transforme en une tentative de coup d’état. C’est le moment que choisit de Gaulle pour rentrer d’Allemagne et provoquer de nouvelles élections législatives qui sont un échec pour la gauche. François Mitterrand en est rendu responsable.
Alors que le calme revient dans les rues de Paris, voilà le président de la moribonde FGDS une fois de plus disqualifié. Et lorsqu’en 1969, après la démission de de Gaulle, François Mitterrand cherche à imposer sa candidature, il échoue. La gauche part désunie. Gaston Defferre, candidat, ne recueille qu’un peu plus de 5 % des voix. Deux candidats de droite s’affrontent au second tour. Georges Pompidou est élu. François Mitterrand dit alors son amertume de voir la gauche échouer, une fois de plus, dans un nouveau livre, Ma part de vérité, publié en 1969.