« Au-delà de l’Europe de Yalta qui achève de se défaire sous nos yeux, ne perdons pas de vue l’Europe qui se bâtit. »1
Revenant de Moscou, en juin 1984, François Mitterrand avait remarqué, dans l’équipe dirigeante soviétique, un homme plus jeune que les autres : Mikhaïl Gorbatchev. Il était alors ministre de l’Agriculture. En mars 1985, à la suite du décès du dernier géronte soviétique, il devient Premier secrétaire du PCUS. Le monde va changer sous le double effet de la Perestroïka (réformes) et de la Glasnost (transparence). « Les peuples bougent et quand ils bougent : ils décident », constate alors François Mitterrand.
La France ayant une place à part dans l’Alliance atlantique, Mikhaïl Gorbatchev fait sa première visite en Occident à Paris, en octobre 1985. Le Président français est séduit. Il juge l’homme « audacieux, direct, précis et intéressant ». Dès cet instant, il cherche à faciliter les contacts entre Gorbatchev, d’une part, et Reagan puis Bush, d’autre part. Il pousse le premier à aller plus loin dans les réformes. Aux seconds, il réclame confiance et patiente. Avec George Bush, Président américain à partir de 1989, les relations franco-américaines prennent d’ailleurs une tournure personnelle et amicale.
François Mitterrand suit de près les négociations entre les deux grands. La France encourage tous les efforts : réduction des armements nucléaires, biologiques, bactériologiques et, finalement, conventionnels, mesures de confiance, respect des droits de l’homme, diminution des tensions, etc.
Très vite, pourtant, Mikhaïl Gorbatchev est dépassé par les événements. En Pologne, en Hongrie d’abord, puis dans l’ensemble des pays du pacte de Varsovie, les directions communistes sont débordées par l’aspiration de leurs peuples à la liberté. Dès 1988, François Mitterrand, aidé de Roland Dumas, inaugure de ce fait une nouvelle politique à l’Est : il prévoit de visiter toutes les capitales ou d’en recevoir les dirigeants. À tous, il délivre le même message : respect des droits de l’homme, coopération entre les peuples. En Pologne, en juin 1989, devant la tournure des événements, il constate : « Les choses ont bougé de telle sorte que l’on peut penser, désormais, que l’ouverture ou la communication entre les deux Europe est redevenue possible. »
Les regards se tournent alors vers l’Allemagne. Le mur de Berlin, symbole de la triple division d’une ville, d’un peuple et d’un continent, n’est pas encore tombé mais déjà François Mitterrand aborde la question de la réunification. Ainsi, aux côtés de Mikhaïl Gorbatchev, en juillet 1989, il rappelle que « cette aspiration à la réunification [allemande] est une aspiration légitime pour ceux qui l’éprouvent ». Fin juillet, il précise sa pensée : « [La réunification] ne peut se réaliser que pacifiquement et démocratiquement. » Enfin, le 3 novembre 1989, aux côtés du Chancelier Kohl, il affirme : « Je n’ai pas peur de la réunification. Je ne me pose pas ce genre de question à mesure que l’histoire avance. L’histoire est là. Je la prends comme elle est. […] À mesure qu’évolue l’Europe de l’Est, l’Europe de l’Ouest doit se renforcer, renforcer ses structures et définir ses politiques. » Ainsi, une semaine avant la chute du mur, François Mitterrand a défini les grands axes de sa politique. Valéry Giscard d’Estaing critique d’ailleurs sa précipitation à parler de réunification. Bientôt la droite l’accusera de n’avoir rien vu venir.
Le 9 novembre 1989, le mur de Berlin est franchi des deux côtés par une population en liesse. En quelques semaines, l’histoire s’emballe. François Mitterrand a donc défini trois impératifs.
En premier lieu, l’impératif pacifique : tous ces changements doivent intervenir en tenant compte des équilibres culturels, des frontières, des problèmes de minorités et des risques de blocage liés aux alliances militaires antagonistes sur le continent européen. À Helmut Kohl qui force l’allure de l’unification allemande, il rappelle l’importance qu’il attache à la reconnaissance de la frontière Oder-Neisse – quitte à brusquer alors son ami allemand. Aux puissances occidentales réunies au sein de la conférence 2 + 4 qui règle les aspects internationaux de l’unification, il recommande de ménager les susceptibilités soviétiques pour ne pas risquer de déstabiliser Mikhaïl Gorbatchev sans qui rien n’est possible. Enfin, il initie une large réflexion sur l’avenir de la sécurité en Europe qui aboutit en novembre 1990, à Paris, lorsque 34 chefs d’État et de gouvernement européens signent la Charte de Paris pour une nouvelle Europe entérinant les frontières de l’Europe de l’après-Yalta et donnant naissance aux nouveaux cadres des relations internationales sur le continent : respect de l’intégrité territoriale des États, non-recours à la force, règlement pacifique des différends.
Ensuite, l’impératif démocratique : ces changements de régime à l’Est doivent être scandés par un ensemble de processus démocratiques. Dans tous ses déplacements, François Mitterrand insiste sur l’importance d’élections libres.
Restait l’impératif européen, sans doute le plus important à ses yeux.
Après avoir débloqué l’Europe en 1984, après lui avoir donné de nouveaux horizons avec l’Acte unique, le trio Delors-Mitterrand-Kohl a repris sa tâche. Pour ces derniers, les brusques changements intervenus en Europe de l’Est rendent nécessaire l’accélération de l’intégration européenne à l’Ouest. Dans le monde de l’après-Yalta, François Mitterrand estime que « la Communauté européenne [est] un môle de stabilité unique et privilégié ». Il faut donc la renforcer.
De la fin 1989 à la fin 1991, plusieurs initiatives franco-allemandes – lettres conjointes, déclarations, prises de position communes lors des conseils européens – dessinent les contours de la nouvelle Europe et du futur Traité de Maastricht, malgré l’opposition britannique. Alors que le marché unique est achevé, la CEE se donne de nouveaux objectifs. Elle change d’abord de nom pour devenir Union européenne. Il est décidé que cette Union aura une monnaie. François Mitterrand a en effet convaincu Helmut Kohl d’abandonner le deutschmark pour l’euro. Cette nouvelle Union aura un espace intérieur sans frontières où les marchandises, les services, les capitaux mais surtout les citoyens circuleront librement. Ces derniers acquerront une citoyenneté européenne avec droit de vote. Les compétences de l’Union seront élargies. On prévoit une politique étrangère commune et une défense commune dont la définition doit beaucoup aux efforts de François Mitterrand et Helmut Kohl et de leurs projets préalables de Brigade franco-allemande puis d’Eurocorps.
L’Union s’intéressera – fait nouveau – à la coopération entre les polices et les justices nationales. Enfin, malgré l’opposition, une fois de plus, de la Grande-Bretagne, une Charte des droits sociaux est adoptée. François Mitterrand y attachait une grande importance.
Sur le plan institutionnel, le Parlement européen obtient un droit de codécision, le vote à la majorité au Conseil est étendu et le principe de subsidiarité fait son apparition, clarifiant les rapports entre États et Union. Le Conseil européen, c’est-à-dire la réunion des chefs d’état et de gouvernement, se voit confirmé au sommet de cet édifice. Disposition essentielle pour le Président français. Le Traité de Maastricht est signé en février 1992. Ses évolutions sont telles que François Mitterrand décide de le présenter aux Français par voie référendaire. L’affaire se présente mal. Le désastre électoral de mars 1993 se profile. Surtout, les milieux souverainistes français donnent de la voix. François Mitterrand, très affaibli par la maladie, se jette corps et âme dans ce qu’il faut considérer comme son dernier grand combat électoral. Lors d’une magistrale émission de télévision, il plaide pendant près de trois heures pour cette nouvelle étape de la construction européenne. Finalement, avec un peu plus de 51 % des suffrages pour le « oui », le peuple français lui donne raison. Par cette décision, une page de l’histoire nationale est tournée.