Mon 10 mai
Le 10 mai, la journée s’annonçait belle. J’avais encore en mémoire la dernière soirée de la campagne. A Nantes, François Mitterrand, sous les ovations des milliers de militants rassemblés, avait interrompu son discours juste avant minuit pour respecter les règles électorales. Puis il était sorti avec Danielle et avait salué tous ceux qui n’avaient pas pu entrer dans l’enceinte sous de nouvelles et chaleureuses acclamations. Il souriait, visiblement ému. A-t-il senti, à cet instant précis, que cette fois la victoire ne pouvait lui échapper ? Lui seul le sait. Lors du retour, il s’arrêta pour échanger quelques mots avec chacun de nous. Depuis deux mois, nous contribuions à la préparation de ses interventions et nous lui fournissions nos analyses sur les campagnes de ses adversaires.
Je passai ce dimanche en famille après être allé voter rue Robert Etienne, près des Champs Elysées dans l’école communale où j’étais resté quelques mois en classe élémentaire. Vers 17:30, je regagnai la rue de Solferino, quand même un peu angoissé. Après tout, rien n’était jamais sûr. Je retrouvai Charles Salzmann, qui suivait les sondages. A 18:35, les premiers coups de fil des instituts arrivèrent. Ils concordaient autour de 52%. A 18:50, l’affaire était pliée. François Mitterrand serait élu. Nous devions tenir cette information secrète jusqu’à 20 heures. Mais je ne pus m’empêcher d’appeler mes parents. En cas de défaite, je devais partir aux Etats-Unis avec femme et enfants où Jean Riboud, qui présidait Schlumberger, m’avait proposé une belle situation. J’expliquai à ma mère, au bout du fil, qu’elle pouvait être rassurée. Je sentis une grande émotion dans sa voix. Elle avait compris le message mais elle était surtout ravie que nous restions en France.
Les militants commençaient à se regrouper autour du siège du Parti et mon bureau, au 1er étage, donnait sur la rue. Vers 19:30, j’ouvris la fenêtre et je brandis mon bras avec le pouce levé. Le message fut vite compris et suivi d’une clameur. Paul Quilès, qui dirigeait la campagne, pénétra dans la pièce et me réprimanda en me disant que je risquais de faire annuler l’élection. Rien que cela. L’incident fut vite clos. A 20 heures, le visage de François Mitterrand apparut sur les écrans de télévision. Bénédicte, mon épouse, me rejoignit et nous descendîmes dans la grande salle de réunion où un buffet avait été dressé.
Là, André Rousselet nous proposa avec quelques autres d’aller diner chez Lipp. Nous étions une quinzaine. Le maître d’hôtel nous accueillit. Nous n’avions pas de réservation mais il comprit vite à qui il avait affaire. Il déplaça plusieurs clients et il nous dressa une belle table. Insensiblement la discussion dériva. L’heure de l’émotion laissait la place au moment de l’ambition et on devinait, dans le regard de chacun, une question : quelle sera ma fonction demain ?
Puis chacun s’organisa pour aller à la Bastille. Plusieurs d’entre nous s’étaient donné rendez-vous chez Bofinger. Ensemble, ensuite, nous traversâmes la place, noire de monde, où la foule laissait libre court à sa joie. Nous réussîmes, non sans mal à atteindre l’estrade et le service d’ordre nous laissa nous installer. Les discours se succédèrent. Une jeunesse enthousiaste reprenait en chœur les slogans de la campagne et des personnes bien plus âgées étaient très émues : elles se rappelaient les moments forts du passé, le Front populaire pour certains, la Libération pour d’autres. Chacun eût alors conscience de vivre un moment historique.
Alain Boublil